Saint laïc idolâtré par les libéraux, le fondateur des Colibris a su mobiliser l’imaginaire du paradis perdu et en faire un produit de consommation de masse. Il est mort à 83 ans.
En se répétant presque mot pour mot d’une apparition médiatique à une autre, Pierre Rabhi a ciselé durant plus d’un demi-siècle un récit autobiographique qui tient lieu à la fois de produit de consommation de masse et de manifeste articulé autour d’un choix personnel effectué en 1960 : celui d’un « retour à la terre ». Il est mort, samedi, à l’âge de 83 ans. Ses ouvrages centrés sur sa personne, ses centaines de discours et d’entretiens qui, tous, racontent sa vie ont abouti à ce résultat singulier : cet homme qui parlait continuellement de lui-même a incarné aux yeux de ses admirateurs et des journalistes la modestie et le sens des limites.
Né en 1938 à Kenadsa (région de Saoura), en Algérie, Rabah Rabhi perd sa mère vers l’âge de 4 ans et se retrouve dans une famille d’adoption, un couple de colons formé d’une institutrice et d’un ingénieur qui lui donne une éducation occidentale et bourgeoise. Fervent catholique, il adopte à 17 ans son nom de baptême, Pierre. Pendant la guerre d’Algérie, raconte-t-il, « (le) voici brandissant (son) petit drapeau par la fenêtre de la voiture qui processionne dans la ville en donnant de l’avertisseur : “Al-gé-rie-fran-çai-se” ».
Il gagne Paris à la fin des années 1950 et travaille chez un constructeur de machines agricoles dans les Hauts-de-Seine. Pierre Rabhi ne supporte ni la violence du monde industriel, ni les discours des syndicalistes de l’époque en faveur de la lutte des classes. Grâce au docteur Pierre Richard, ancien instructeur d’un chantier de la jeunesse près des mines de Villemagne (Gard), Pierre Rabhi rejoint, en Ardèche, une petite communauté de catholiques conservateurs plus âgés que lui et profondément influencés par le ruralisme du régime de Vichy. Il y fait la connaissance déterminante d’un écrivain d’extrême droite : Gustave Thibon. Entre le jeune néorural et le penseur conservateur se noue une relation qui durera jusqu’aux années 1990. Simultanément, Pierre Rabhi adopte les techniques agricoles pseudo-scientifiques de la biodynamie, puis débute une activité de conférencier dans les milieux tiers-mondistes.
Éloge de la pauvreté
Au cours des décennies suivantes, le fondateur du mouvement Colibris publie une trentaine d’ouvrages dont les ventes cumulées s’élèvent à 1,2 million d’exemplaires. Il dénonce les « excès de la finance », la « marchandisation du vivant » et l’opulence des puissants, mais ne prône comme solution qu’un retrait du monde, une ascèse intime, et se garde de mettre en cause les structures de pouvoir. Dans le Recours à la terre (éditions Terre du ciel, 1995), Pierre Rabhi fait l’éloge de la pauvreté, « le contraire de la misère » ; il la présente dans les années 1990 comme une « valeur de bien-être ». Quelques années plus tard, ce parti pris se muera en une exaltation de la « sobriété heureuse », expression bien faite pour cacher un projet où même la protection sociale semble un luxe répréhensible : « Beaucoup de gens bénéficient du secourisme social, a affirmé Pierre Rabhi. Mais, pour pouvoir secourir de plus en plus de gens, il faut produire des richesses. Va-t-on pouvoir l’ assumer longtemps ? »
Au cœur d’une société française en proie à un capitalisme destructeur et sans âme, le discours de Pierre Rabhi parvient à réconcilier grande distribution et sollicitude environnementale, grandes fortunes et spiritualité ascétique. En 2009, Pierre Rabhi participe à l’université d’été du Medef, puis rencontre des dirigeants de grandes entreprises comme Veolia, HSBC, General Electric, ainsi que le milliardaire Jacques-Antoine Granjon, le directeur général puis PDG du groupe Danone de 2014 à 2021 Emmanuel Faber et Jean-Pierre Petit, dirigeant de McDonald’s. « En perdant Pierre Rabhi, la vie perd un de ses plus merveilleux avocats », a écrit Jacques Attali, à l’unisson sur ce point avec des figures politiques issues des rangs de la droite, de LaREM, du PS et d’EELV.
En observant la procession de libéraux bigarrés pressés de rendre un dernier hommage à un auteur conservateur, d’aucuns songeront plutôt que, grâce à Pierre Rabhi, les analyses de Karl Marx à propos du rôle de la religion dans les sociétés industrielles n’ont jamais semblé si perspicaces.
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