Violences sexuelles Résolument avant-gardiste, le projet de loi espagnol « Solo si es si » (seul un oui est un oui) place la parole de la femme au cœur du système juridique. Malgré des déclarations de façade, la France rechigne à lui emboîter le pas.
« Seul un oui est un oui. » Un cri plus qu’une phrase. Un cri devenu slogan en Espagne et bientôt loi. Contre les violences sexuelles et machistes, le texte législatif surnommé « Solo si es si » est révolutionnaire. Il veut imposer un changement de paradigme et édicter une nouvelle définition du consentement. Après deux ans de consultations et d’auditions d’expertes, de batailles contre l’opposition, ce projet de loi organique pour « la garantie intégrale de la liberté sexuelle » a été voté en première lecture à l’Assemblée le 26 mai et se trouve actuellement en débat au Sénat.
Cette « loi est désormais basée sur le consentement de la femme », se réjouissait la ministre espagnole en charge de l’égalité qui l’a portée, Irene Montero. Elle « rend clair le fait que le silence ou la passivité ne signifient pas consentement ou que le fait de ne pas manifester son opposition ne peut être une excuse pour agir contre la volonté de l’autre personne », précisait une porte-parole du gouvernement. « Ce texte est révolutionnaire », estime l’avocate française Élodie Tuaillon-Hibon, qui défend les victimes de violences sexuelles. Car si le terme de « consentement » n’est pas présent dans le Code pénal français, il est pourtant souvent invoqué pour déterminer la différence entre une violence sexuelle et une relation sexuelle. « Ce qui a cours en France, c’est une présomption de consentement implicite de la victime, dénonce Me Tuaillon-Hibon . Les accusés disent tous “je l’ai vu dans ses yeux”, “comme elle m’invitait dans son appartement, j’ai pensé que…”. Depuis quinze ans que je défends ces dossiers, je constate que les juges et les policiers ne demandent jamais si l’accusé s’est enquis du consentement de sa partenaire. La France est empreinte de culture du viol. »
Le viol défini par le Code pénal en 1980
Les préjugés sexistes imprègnent la société française depuis longtemps. Autant que notre conception du viol. Dès l’Ancien Régime, il est défini par la violence. La jurisprudence, construite tout au long du XIXe siècle, a été consacrée en 1980 par le Code pénal, qui a défini le viol comme : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte ou surprise. » La notion de « menace » ne sera ajoutée qu’en 1992. Et le crime étendu au rapport bucco-génital en 2021. Mais depuis plus de trois siècles, « un vrai viol est celui qui est commis avec violence parce qu’il vainc la résistance de la victime », explique la juriste Catherine Le Magueresse, ancienne présidente de l’AVFT (l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail). « La victime doit toujours résister, sinon, on la considère consentante. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert estimait le viol caractérisé quand “la résistance a été persévérante jusqu’à la fin”. Les juristes du XIXe siècle comparaient les femmes aux citadelles : “Il y a des attaques bien menées et des citadelles mal défendues” », contextualise la chercheuse associée à l’Institut des sciences juridiques et philosophiques de la Sorbonne Paris-I. Et le corps des femmes est considéré comme à disposition.
Aujourd’hui encore, la victime est toujours supposée consentante, sauf si l’on prouve qu’il y a violence, contrainte, menace ou surprise. « Quand bien même nous aurions la preuve que la femme a dit non, reprend Catherine Le Magueresse, ça ne suffit pas à caractériser le viol. C’est inouï. Le non des femmes en soi n’a pas de valeur, n’est pas efficace pour constituer la culpabilité de l’agresseur. On est bien sur un droit qui n’a jamais été questionné dans sa pesanteur historique. À aucun moment, on ne s’est arrêté pour dire : nous sommes en 2022, il serait temps d’interroger les présupposés sexistes entérinés dans notre droit. »
La France pourrait-elle franchir le fossé qui l’éloigne de l’Espagne ? Car de l’autre côté des Pyrénées, après avoir voté une loi-cadre contre les violences conjugales en 2004, le projet de loi « Solo si es si » étend son texte à toutes les femmes victimes de violences sexuelles et les écoute : ce ne sera plus à la femme de prouver qu’elle n’a pas consenti, mais à l’homme de prouver ce consentement. Toujours prompts à réagir, les adversaires de la loi ont tenté les arguments juridiques pour s’opposer à la révolution en marche : ce texte inverserait la charge de la preuve, ce que réfute Catherine Le Magueresse. « L’Espagne, comme le Canada, la Suède et une vingtaine de pays ayant inscrit le consentement positif ont les mêmes systèmes d’exigence de charge de la preuve reposant sur l’accusation, s’en amuse la docteure en droit. Nous ne sommes pas les seuls à avoir inventé les droits de l’homme ! C’est un principe général du droit : le parquet, le procureur, doit apporter les preuves que, pour lui, la personne qui est mise en cause est coupable. On va analyser les éléments à charge ou à décharge avant de condamner la personne. Et toute personne qui n’est pas jugée coupable est présumée innocente. On va interroger l’agress eur sur quels sont les éléments qui lui ont permis de penser que madame était d’accord. »
Des policiers et des magistrats non formés
Au-delà de cette redéfinition du consentement, la force de la loi organique espagnole repose sur sa prise en charge globale, intégrant prévention, sanction, réparation. Des services publics interdisciplinaires disponibles 24 heures sur 24 sont prévus dans chaque province, ainsi que des centres spécialisés pour mineurs et une éducation sexuelle suivie à plusieurs étapes. Les femmes étrangères sans papiers victimes de violences sexuelles auront droit à une autorisation de séjour et de travail. Le financement est garanti par la loi, sans dépendre de la volonté fluctuante des gouvernements… Depuis la création des tribunaux spécialisés contre les violences de genre en Espagne en 2004, les formations ont aussi accompagné les juges. Elles vont continuer et s’étendre à d’autres secteurs.
« Si demain nous changeons les lois en France, mais en gardant les mêmes juges, les mêmes policiers, ça n’ira pas mieux, souligne Me Marjolaine Vignola. Non formés, les policiers ne vont pas recueillir les preuves nécessaires dès le début d’un dépôt de plainte. De même que les procureurs ne seront pas capables d’analyser et interpréter les preuves à l’aune de nos connaissances en matière de psychotrauma, de sidération. Sans formation, les juges vont être aveugles aux rapports de pouvoir intrinsèques, par exemple dans une relation de travail entre un supérieur hiérarchique et sa subordonnée… »
« Sans volonté politique, rien ne changera »
Pour de nombreuses associations féministes, la volonté politique de notre gouvernement fait défaut pour faire advenir en France une telle loi. C’est ce que proclame l’association #NousToutes quand elle appelle à manifester contre la nomination des ministres Gérald Darmanin et Damien Abad bien qu’ils soient accusés de viol par des femmes, ou que d’autres s’insurgent contre le maintien en fonction, annoncé par la toute nouvelle ministre de la Culture, du président du CNC malgré une mise en examen pour tentative de viol et agression sexuelle sur son filleul. « Il y a une quinzaine d’années, on entendait parler de l’Espagne comme d’un pays où une femme mourrait sous les coups de son conjoint tous les trois jours, rappelle Marjolaine Vignola. Suite à cette prise de conscience, il y a eu une volonté politique, poussée par les associations féministes et par les femmes espagnoles, qui s’est ensuite traduite en changement et modification législative. Sans volonté politique chez nous, rien ne changera. » Catherine Le Magueresse constate également que cette lutte contre les violences sexuelles n’est pas une priorité du gouvernement français. Mais elle est plus optimiste pour la loi. « Progressivement, la France va être entourée de pays qui auront fait ce changement. Nos pénalistes sont encore très résistants à cette modification-là, mais c’est une obligation conventionnelle du Conseil de l’Europe pour tous les pays qui ont ratifié la convention d’Istanbul. Or, la France l’a ratifiée en 2014. Et l’organe qui surveille son application a souligné en 2019 que nous n’étions pas en conformité avec nos obligations. » Parce que le pouvoir de la loi est aussi pédagogique, que 220 000 femmes sont victimes de violences conjugales chaque année, qu’il y a eu au moins 113 féminicides en 2021, il est temps de dire oui à une vraie loi contre les violences sexuelles.
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