Les récents drames, allant jusqu’aux suicides d’enfants liés au harcèlement à l’école, ont montré l’importance de l’éducation à la sexualité dès le plus jeune âge. De ce point de vue, le ministre Pap Ndiaye a raison d’en avoir fait l’une de ses priorités. Cette dernière doit commencer dès le début de la scolarisation parce qu’il s’agit d’un enjeu de santé publique. Elle recoupe de très nombreux aspects : la connaissance de son corps, la réflexion sur l’intimité, le consentement, les émotions ; l’interrogation sur le féminin, le masculin, leur articulation et leur place dans la société. Elle permet de travailler le langage, l’apprentissage du questionnement, et participe ainsi à l’esprit critique. Surtout, elle contribue à dénaturaliser des rapports de domination, notamment entre filles et garçons, et à accueillir toutes les différences entre enfants qui sont encore trop génératrices de violences et de souffrances. L’éducation à la sexualité interroge enfin les normes comme des construits sociaux, ce qui est très apaisant pour des enfants qui ne s’y reconnaissent pas et nourrissent des sentiments d’autodisqualification dangereux pour leur construction identitaire.
Les vertus de la création artistique et littéraire
Depuis longtemps la littérature jeunesse et le spectacle vivant travaillent sur ces sujets. Récemment, l’autrice, compositrice, interprète Marion Rouxin a publié un ouvrage en collaboration avec Hélène Réveillard, praticienne philosophe. Il s’agit d’un livre-disque intitulé « Fille ou garçon ? Des chansons pour se poser des questions ».
Ce sont onze chansons accompagnées d’une petite boîte de questions, « le p’tit coin philo ».
Par exemple « Sur sa tête », l’histoire d’un petit garçon qui a les cheveux longs :
« Sur sa tête
Y a des tresses
Des couleurs
Dans tous les sens
Des départs vers les vacances
Des colliers de coquillages »
Une chanson qui donne lieu à quelques petites questions philosophiques comme
- Est-ce qu’il y a des « cheveux de fille » et des « cheveux de garçon » ?
- Les garçons peuvent-ils mettre des barrettes à paillettes ?
On y trouve également l’histoire de la « princesse Prout-prout » :
Des prouts ricochets, rigolos
Qui pétaradent comme des motos
Des prouts élégants mitraillette
Feu d’artifice dans les toilettes
Des prouts énormes et démentiels
Qui font pousser des arcs-en-ciel
Et ses questions philosophiques :
- Pourquoi « Princesse Prout Prout » nous fait-elle rire ?
- Les règles sont-elles les mêmes pour les filles et les garçons ?
Ou enfin l’histoire de Camille,
Camille
Une fille
Dans un corps de garçon
[…]
Elle se tortille
Pour changer de cocon
Et ses questions :
- Ça veut dire quoi être une fille ? Et être un garçon ?
- Comment sait-on qui l’on est ?
L’ensemble est drôle, tendre, intelligent, sans prétention. Les petits moments de philosophie permettent de discuter en atelier avec les enfants. En pédagogie, on connaît parfaitement les vertus de ces ateliers-philo avec les petits : apprendre à s’écouter, construire des arguments en s’appuyant sur des exemples, réfléchir à une chose puis son contraire, déconstruire des idées reçues etc.
Avec ces chansons, Marion Rouxin et Eric Doria (musicien) tournent en France pour proposer le spectacle aux enfants. Mais voilà, les gardiens du temple de la morale et de la vertu guettent, et ont décidé de remettre au goût du jour l’Inquisition.
L’extrême-droite contre le spectre du « djendeur »
On pensait un peu passée de mode la panique morale autour de la mal nommée « théorie du genre » qui avait embrasé les débats publics en 2013-2014 au moment des débats sur le mariage pour tous. À ce moment-là, l’École avait été alpaguée par les réseaux intégristes et d’extrême-droite, soupçonnée de faire l’apologie de l’homosexualité, ou d’apprendre aux tout-petits à se toucher le zizi. Face à l’expérience des ABC de l’égalité lancée par le gouvernement pour réfléchir aux inégalités filles-garçons dans les écoles, des collectifs malveillants avaient fait circuler ces pathétiques rumeurs et obtenu quelques menus succès en organisant une journée de retrait de l’école pour protester contre la présence du vilain « Djendeur » dans les classes.
On les pensait calmés mais ils sévissent encore. Marion Rouxin et son équipe en font à leur tour les frais. En janvier 2023, à Sotteville-Lès-Rouens, un groupe d’étudiants d’extrême-droite, La cocarde, entame une campagne sur les réseaux sociaux, se fend d’un courrier à la boîte de production et organise une manifestation le jour du spectacle devant la salle. La cocarde évoque des attaques au bien-être psychologique des enfants et va jusqu’à accuser les artistes de pédophilie.
Depuis, il n’y a pas un lieu de tournée ( l’exception notable de la ville de Marseille) sans comité d’accueil de l’extrême-droite. Dans une quinzaine de villes, le spectacle subit tractages devant les écoles, courriers aux écoles et aux mairies, menaces de meurtres sur des directrices d’école (à Rennes), campagnes d’affichage etc.
Les intégristes catholiques de Civitas entrent dans la danse comme ici à Gouesnous dans le Finistère. Ils parlent de « propagande grossière des théories subversives et déconstructrices de la famille naturelle et traditionnelle » et de « folle idéologie contre nature du genre ». Rien que ça.
À Nantes, la campagne de Civitas a donné lieu à un communiqué de soutien au spectacle de la municipalité mais le spectacle a été perturbé par un acte de vandalisme au cours duquel le tableau électrique a été arraché.
À ce jour, le ministère de l’Éducation nationale n’a pris aucune position officielle. Ils sont pourtant informés puisque dans certaines académies, l’information est remontée via les Inspections académiques.
L’extrême-droite et l’école
Cette affaire vient s’ajouter à d’autres. L’année scolaire a été chargée en activisme et entrisme d’une extrême-droite qui s’est aussi sentie pousser des ailes depuis les accusations lancées par Jean-Michel Blanquer d’« islamo-gauchisme » chez les enseignants.
On ne compte plus les cas de dénonciations sur les réseaux sociaux d’enseignants soupçonnés d’endoctriner à gauche puisqu’ils et elles enseignent par exemple l’histoire de l’islam ou de l’esclavage. Des chaînes de délation se créent, boostées et recyclées par l’insatiable propagande des chaînes Bolloré. On se souvient par exemple de l’enseignante de philosophie Sophie Djigo, à Valenciennes, empêchée de faire une sortie scolaire dans le camp de migrants à Calais sur lequel elle avait publié un livre ; mais aussi des réactions de la droite zemmourienne à l’invitation de Cédric Herrou à Luçon, qualifié de « rouage dans le trafic humain ». Ces mêmes Zemmouriens qui proposent de créer des réseaux de « parents vigilants » pour mettre les enseignants sous surveillance. L’initiative rappelle les années 1930 et les ligues fascistes appelant les « pères de famille » à surveiller les velléités « rouges » des instituteurs de leurs enfants. L’instituteur-pédagogue Célestin Freinet avait été victime en 1933 d’une telle campagne de dénigrement public.
L’extrême-droite agit de manière décomplexée ; elle manifeste, vocifère, agresse et s’arroge un droit d’intervention dans les contenus d’enseignement ou les activités proposés aux enfants. À Saint-Senoux, ils sont une trentaine à avoir interrompu un atelier de lecture aux enfants par des drag queens qu’ils accusent de « promouvoir leur sexualité dépravée sous couvert de prestation artistique ».
Face à cette déferlante, c’est aussi à nous, enseignantes et enseignants de résister en soutenant les initiatives comme celle de Marion Rouxin (la tournée n’est pas terminée, réservez vos places !).
Mais tout cela n’interdit pas de poser des questions brûlantes : Jusqu’à quand le gouvernement va-t-il accepter que l’extrême-droite impose l’agenda des débats sur ce qui doit être enseigné à l’école ? Comment expliquer les frilosités d’un ministère incapable de condamner sans ambages la virulence de ces réseaux fascisants à l’égard du corps enseignant ? Il n’en va pas seulement de la protection d’un métier et d’une institution ; il en va aussi de celle des enfants et du temps perdu dans la mise en place de dispositifs visant à construire une société plus juste dans laquelle des enfants ne souhaitent pas se donner la mort.
Laurence De Cock
Sur l’éducation à la sexualité et l’enseignement de l’égalité entre les filles et les garçons, on peut lire cet excellent livre : Naïma Anka Idrissi, Fanny Gallot et Gaël Pasquier, J’enseigne l’égalité filles-garçons, Dunod, 2èmé édition (à paraître, août 2023).
Crédit photo Marion Rouxin
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