Laurence De Cock revient sur l’assassinat de Dominique Bertrand mais aussi sur les précédents, ceux de Samuel Paty et d’Agnès Lassale. « Quand l’un.e d’entre nous tombe, il contraint ceux qui restent à tenir debout » écrit l’historienne, par ailleurs professeure d’Histoire-Géographie en lycée. «Nous devons refuser tout discours qui transformerait certains de nos élèves en potentiels ennemis. Laisser s’installer cette petite musique du danger c’est donner raison aux criminels qui nous détestent pour ce que nous sommes : des passeurs de savoirs, des passeurs de valeurs, des passeurs d’humanité ».

Samuel Paty et Dominique Bernard sont morts assassinés par un terroriste islamiste. Un autre collègue et deux agents techniques du collège-lycée Gambetta d’Arras luttent contre la mort, victimes du même assaillant. Agnès Lassale est décédée sous les coups portés par un de ses élèves. Tous ces visages, ces noms, nous les connaissons même sans jamais les avoir croisés : ce sont nos collègues, nos camarades, ceux dont nous partageons le quotidien.

On les aurait spontanément tutoyés devant la machine à café, on aurait lâché quelques banalités : tu as quelle classe ? Ils sont fatigués en ce moment je trouve. On aurait souri devant les ados qu’on côtoie quotidiennement même si parfois ils nous épuisent. On aurait dit « Agnès, Samuel et Dominique » et sans doute commenté l’actualité à leur côté avec un air navré.

Avant de mourir, ils étaient n’importe qui d’entre nous, des profs. Un métier que peu connaissent réellement, à commencer par ceux qui légifèrent dessus.

Ce métier, c’est le nôtre. Et c’est bien pour cela que leur mort vient percuter notre être le plus intime, faisant jaillir Immanquablement cette question : et si c’était moi ?

C’est bien-sûr la peur qui s’immisce en premier lieu dans nos pensées confuses. Parce que les scènes de crimes sont épouvantables et que même en s’interdisant de visionner les images, celles-ci nous hantent. Une peur indicible, pas celle qui fait trembler, qui paralyse, pas la panique, du moins pas exactement. C’est une autre peur, insondable, qui nous murmure que quelque chose de notre quotidien, de notre routine vient de basculer vers l’inconnu, et que notre raison d’être risque de se dissoudre dans la catastrophe.

Cette raison d’être est ce qui a fait dire à notre collègue d’EPS : « Mohamed, je ne te reconnais pas, qu’est-ce qui t’arrive ? ».

Car l’école est aussi ceci : la maison de tous les élèves qui y sont encore et de ceux qui y sont passés. Ce pourquoi le geste de s’interposer est à la fois héroïque et naturel. Se demander : « si c’était moi », c’est ainsi se projeter dans une situation similaire : un visage que l’on connaît, un enfant devenu adulte qu’on se souvient avoir grondé, récompensé, consolé. C’est à cet ancien élève, le leur, que se sont adressé nos collègues en faisant barrage à celui qu’ils ne reconnaissaient plus. Aussi se dit-on qu’on aurait sans doute fait comme eux. Du moins l’espère-t-on car c’est bien cela que cherchent à briser les terroristes en instillant la peur : notre part d’humanité.

Nous font-ils payer d’avoir perdu la leur ? Peut-être.

Mais quand l’un.e d’entre nous tombe, il contraint ceux qui restent à tenir debout. La réponse purement sécuritaire n’est pas la bonne. Cette confiance, ce lien qui se tisse entre tous les élèves et la communauté éducative doit être au contraire renforcé, notre raison d’être, toujours. Nous devons refuser tout discours qui transformerait certains de nos élèves en potentiels ennemis. Laisser s’installer cette petite musique du danger c’est donner raison aux criminels qui nous détestent pour ce que nous sommes : des passeurs de savoirs, des passeurs de valeurs, des passeurs d’humanité. Et ce quelles que soient les disciplines enseignées.

C’est pourquoi notre résistance a désormais des visages, ceux de Anne, Samuel, Dominique et que ces visages nous obligent. L’école doit rester un lieu de célébration de la vie et de la joie d’apprendre. Protégeons-la de la part de nous-mêmes qui nous pousserait à la craindre.

Ce défi nous engage en première ligne mais n’est pas seulement le nôtre. La société entière doit œuvrer à ce sursaut pour la survie d’une école qu’elle méprise trop souvent. Les responsables politiques doivent reconnaître que l’école se serait déjà écroulée depuis longtemps sans le travail des communautés éducatives parfois jusqu’à épuisement, a fortiori l’école publique lentement dépecée. Les formules incantatoires évoquant le « plus beau métier du monde » ne suffisent plus. Nous avons besoin de gestes concrets de respect et de reconnaissance. C’est à cette condition que nous trouverons comment dépasser la peur et le moment le deuil et comment poursuivre dignement la mission dans laquelle nous, Dominique, Samuel, Agnès et les autres nous sommes engagés : instruire et éduquer.

Laurence De Cock