Il y a plusieurs explications au silence réservé à Lénine chez les communistes français. Il ne serait plus source d’inspiration, voire serait devenu source d’inspiration à rebours. Pourtant, une relecture s’amorce timidement.
Par Guillaume Roubaud-Quashie, historien et directeur de la revue Cause commune
De retour de la Russie révolutionnaire aux côtés de Ludovic Oscar Frossard (secrétaire général de la SFIO), Marcel Cachin harangue la foule réunie à Paris pour écouter les deux dirigeants socialistes le 13 août 1920 : « Quelle joie pour un vieux socialiste qui rêva trente ans de voir une société où le travail ne serait pas exploité, d’aborder cette Russie où le travail seul a le pouvoir et tout le pouvoir. » Et l’assistance de s’exclamer : « Vive Lénine ! Vivent les soviets ! »
Lénine, des décennies durant, c’est d’abord cela pour un révolutionnaire : celui qui a réussi là où tous (de la Commune aux révolutionnaires allemands) avaient jusqu’alors échoué. Aussi fier de son passé soit-il, le mouvement ouvrier français ne peut y rester longtemps insensible. De fait, à Tours, en décembre 1920, les partisans victorieux de l’adhésion à l’Internationale communiste le crient bien volontiers : « Vive Jaurès et Lénine ! » Paradoxalement, la place occupée par le dirigeant russe croît plus encore après sa mort.
Les « Cahiers du bolchevisme » dénoncent alors la situation idéologique du Parti communiste français : « 20 % de jauressisme, 10 % de marxisme, 20 % de léninisme, 20 % de trotskisme et 30 % de confusionnisme. » Avec la « bolchevisation », qui vise à faire advenir un parti de type nouveau, inspiré des expériences bolcheviques victorieuses, sonne pour longtemps parmi les communistes français l’heure de Lénine ou, plus exactement, d’un « marxisme-léninisme » – auquel Staline est de moins en moins étranger.
Traduire et faire lire Lénine
Cela se traduit par un fort volontarisme en matière éditoriale : il faut traduire et faire lire Lénine le plus largement possible. De 1921 à 1924, La Librairie de l’Humanité avait publié six ouvrages de Lénine (derrière Trotsky, Jaurès et Zinoviev) et un sur Lénine – puis trois dans les mois qui suivent sa mort. Il s’agit de monter sérieusement en puissance. C’est une des missions bientôt confiées aux Éditions sociales internationales. Le but visé ne relève pas de l’érudition. C’est une question politique. Marie-Cécile Bouju (à qui j’emprunte ces éléments) cite en ce sens un appel à lire la Maladie infantile du communisme, paru dans l’Humanité en 1925 : « Les autres livres de Lénine apprennent le communisme ; celui-ci donne quelque chose d’infiniment précieux et d’indispensable : la manière de le mettre en pratique. »
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Dans les années 1930, quand se développe la politique des cadres du Parti communiste français (PCF) et, notamment, la pratique des questionnaires autobiographiques, une question s’impose à celles et ceux qui pourraient être amenés à prendre des responsabilités au sein du PCF : « Qu’avez-vous lu de Marx, Engels et Lénine et dans quelle mesure avez-vous étudié ces ouvrages ? » Certes, en cette matière comme en d’autres, le volontarisme du temps trouve bien vite ses limites : malgré les circulaires et consignes, en 1931, on ne comptait que 137 militants engagés dans l’achat par souscription des Œuvres complètes de Lénine… Pour autant, à travers les textes courts (Que faire ?, l’État et la révolution, la Maladie infantile…) ou les anthologies proposées par les maisons d’édition communistes, Lénine devient à ce moment un classique durable, fréquenté par des milliers et des milliers de militants.
Avec le 20e congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) et ses suites, Lénine perd un concurrent de taille : Staline. On appelle même à un « retour à Lénine » et, cette fois, la nouvelle édition des Œuvres complètes connaît un vif succès – même si la lecture reste massivement concentrée sur les textes brefs déjà cités. Cela tient à l’enjeu proprement politique associé à la lecture et à l’étude de Lénine. Cela tient aussi à l’évolution de la société française et du Parti communiste, notamment la place croissante occupée par les étudiants ou les enseignants – même si une des spécificités du PCF est de ne pas avoir cantonné la lecture à ces sphères traditionnelles… Reste que, notamment dans les villes universitaires, les communistes lisent et annotent Lénine avec un appétit croissant, d’autant qu’ils doivent faire face à de petites mais énergiques cohortes vite qualifiées de « gauchistes », qui leur disputent leur statut révolutionnaire, citations du dirigeant bolchevique à l’appui.
Un silence tactique
Pour autant, à partir des années 1970, on entre dans une phase de décentration vis-à-vis de Lénine. Paradoxalement, dans la mesure où la place de Lénine n’est pas attaquée par le PCF. Au contraire, en 1970, à l’occasion du centenaire de la naissance de Lénine, paraît un ouvrage signé de l’intellectuel et sénateur communiste Georges Cogniot (1901-1978), Présence de Lénine, préfacé par le secrétaire général lui-même, Waldeck Rochet. Celui-ci écrit : « Il est indispensable à tout esprit attentif aux problèmes de notre temps de lire cette étude et de la méditer. » En 1979, si le 23e congrès du PCF abandonne dans ses statuts le marxisme-léninisme, il garde une place au dirigeant bolchevique, le PCF s’appuyant sur « le socialisme scientifique, fondé par Marx et Engels, puis développé par Lénine et d’autres dirigeants et théoriciens du mouvement ouvrier ». Lénine descend sans doute d’une marche – « Lénine et d’autres » –, mais reste au panthéon symbolique, seul nommé avec Marx et Engels.
Mais, par-delà les déclarations, regardons le travail. Prenons la revue marxiste la Pensée, qui n’est pas sans liens avec le communisme français : le dernier article consacré à Lénine y paraît en 1972. Plus le temps passe et plus s’approfondit, en France, le silence des communistes autour de Lénine. Comment le comprendre ? Ce fut peut-être un silence tactique : Lénine a été érigé en symbole de l’URSS et des démocraties populaires. Quand la popularité de celles-ci s’effondre durablement, le PCF met peut-être de côté un symbole devenu encombrant pour la conquête des masses. Sans renoncer à Lénine sur le fond, les communistes français auraient privilégié le silence dans la « phrase ». Silence léniniste en quelque sorte.
Le retour à Marx
Ou serait-ce un silence stratégique ? On ne parlerait plus de Lénine au PCF, car il n’y serait plus source d’inspiration, voire serait devenu source d’inspiration à rebours : Lénine n’y serait-il pas pour quelque chose dans cette caricature irréformable de socialisme dont l’échec est chaque jour plus patent dans les années 1980 avant de disparaître sans gloire en deux années (de novembre 1989 à décembre 1991) ? Cette interrogation – très légitime au demeurant – hante sans doute plus d’un communiste désireux d’échapper au tragique échec. N’est-elle pas au principe du lancinant « retour à Marx » ? Traduction tentante : après avoir effacé Staline du quatuor Marx-Engels-Lénine-Staline, il conviendrait de réserver le même sort à Lénine voire, sous réserve, à Engels, afin de revenir à Marx. Il s’agirait alors d’un silence volontaire sur Lénine pour expurger le communisme du bolchevisme et repartir à nouveaux frais, en évitant d’emprunter derechef une voie ayant trait à Lénine. Silence antiléniniste si l’on veut.
Troisième piste enfin : le silence anémique. On ne peut nier le majeur affaiblissement du PCF à partir des années 1980. Le PCF a-t-il alors les forces théoriques pour faire face, élaborer et articuler l’ample discours révolutionnaire pour ce monde qui s’ouvre sur les décombres du géant soviétique ? Les élaborations individuelles existent – du philosophe Lucien Sève à l’économiste Paul Boccara, théoriciens qui entretiennent d’ailleurs avec Lénine un rapport riche, continu et complexe (postléniniste ?) – mais ne semblent pas faire force collective durable. Et puis la biologie s’impose pour ce qui est du rapport à Lénine : les fins connaisseurs de V. I. Oulianov se raréfient promptement au sein du PCF, au rythme des hospitalisations et des décès. Peut-être aussi un silence faute de combattants, générant quelque chose comme un silence a-léniniste.
Une relecture timide
Quoi qu’il en ait été, cette période semble se clore depuis quelques années et les curiosités commencer à revenir. La Revue du projet, revue politique du PCF (2011-2017), ne consacrait-elle pas en 2016 une rubrique mensuelle à la pensée de Lénine, sans pâmoison mystique ni déconsidération de principe ? Cette relecture de Lénine qui s’amorce timidement ne relève-t-elle pas de la digestion de la complexe et indigeste expérience soviétique ? « Saurons-nous en finir avec les maîtres et les dogmes sans pourtant sombrer dans la phraséologie et pour tout dire le piège de l’antimodèle ? » demandait le poète Jean Ristat dans la Perruque du vieux Lénine.
Ne s’inscrit-elle pas, face à un monde capitaliste dont le dépassement paraît aussi nécessaire que difficile à un nombre substantiel d’esprits, dans une aspiration à conjuguer à nouveaux frais politique et théorie ? Une victoire a posteriori de cette interpellation de Lucien Sève ? « La politique, comme la langue, peut être la meilleure ou la pire des choses. La meilleure se reconnaît notamment aux rapports étroits qu’elle entretient avec la culture théorique, ce dont on peut donner de forts exemples, de Platon à Marx, à Lénine, à Gramsci. Que dans l’ensemble ces rapports se soient beaucoup distendus au cours du dernier demi-siècle dit combien la politique elle aussi est en crise. État de fait dont il importe de ne pas s’accommoder. »
À suivre…
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Omniprésence de Sève dans ce texte. Jusqu’ à reprendre une de ses formules cultes (le prétentieux « à nouveaux frais » qui présente l’ avantage de mettre {involontairement} en évidence deux des tares de la pensée Sèvienne : pas très nouvelle , pas très fraîche car, comme bien d’ autres avant elle, terrorisée à l’ idée de la violence révolutionnaire { » montrons notre supériorité morale en refusant de faire le moindre bobo aux ennemis de la révolution »}).
Un commentaire des plus pertinent sur un article qui mériterait de plus grands approfondissements.. Merci à toi et faisons de 2024 une année riche en rêve-lutions!