Sophie Binet : « Nous avons besoin d’une rupture aussi forte que celle posée par le CNR »

Pour les 80 ans du programme du Conseil national de la Résistance, Sophie Binet signe une préface de la réédition des Jours heureux. La secrétaire générale de la CGT alerte sur le glissement d’un patronat qui refuse de répondre aux défis sociaux et environnementaux pour ne pas remettre en cause l’inégale répartition des richesses.

 

Quatre-vingts ans d’espoirs, toujours intacts. Le 15 mars 1944, était adopté le programme du Conseil national de la Résistance (CNR), les Jours heureux. Au péril de leur vie, les représentants de l’ensemble de la Résistance voulaient instaurer une véritable démocratie économique et sociale, impliquant « l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ».

Depuis, sous le poids du patronat et des néolibéraux, le legs du CNR est de plus en plus attaqué. Dans une préface de la réédition des Jours Heureux, « Il est minuit moins le quart » (Grasset, 9 euros), la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, présente une relecture personnelle des Jours heureux, dont les postulats sont toujours d’actualité.

En quoi les Jours heureux sont-ils une source d’inspiration ?

Ce programme a donné lieu au plus grand cycle de réformes économiques et sociales depuis la Révolution française. Si on ne m’avait pas sollicitée, je n’aurais jamais osé écrire la préface des Jours heureux, ne me sentant pas légitime face à un texte d’une telle force. J’ai accepté en considérant que cela permettait la reconnaissance de la place et du rôle du syndicalisme, singulièrement celle de la CGT, dans la Résistance et dans la reconstruction de la France.

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Le dernier président du CNR, Louis Saillant, était un dirigeant de la CGT. Près du tiers de ses membres étaient des syndicalistes. L’entrée de Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon est une reconnaissance du rôle du mouvement ouvrier dans la Résistance. L’objectif des Jours heureux n’était pas seulement la libération nationale, mais bien d’analyser et de rompre avec ce qui a conduit la France à collaborer. D’où ce programme, en rupture complète avec le régime de Vichy et les forces de l’argent.

Ses auteurs se sont interrogés sur la corruption des élites. Des Jours heureux, je retiens deux fils rouges : l’humanisme radical, ciment de ce rassemblement de différentes forces de Résistance, mais aussi, la volonté de reprendre le pouvoir sur l’économie.

Ces deux postulats sont-ils valables de nos jours ?

Oui. Cependant, ne tombons pas dans la nostalgie d’un passé mythifié. Les Jours heureux ont des lacunes, notamment sur la place des femmes et la question coloniale. Les massacres de Sétif interviennent dès le 8 mai 1945. Les Algériens voulaient bénéficier des principes portés par les résistants. Le monde a changé et de nouvelles questions se posent aujourd’hui, concernant notamment le défi environnemental et la globalisation de l’économie.

La force de la Résistance était sa jeunesse. On ne mobilise pas les jeunes sur de la nostalgie. Le programme du CNR comporte deux parties, une sur l’intensification de la lutte armée, et la deuxième sur le programme de réformes. Ces deux parties permettent de donner un contenu offensif à la notion de résistance : se battre et se défendre, mais, en même temps, porter un projet de conquête. Il ne s’agit donc pas de faire un copier-coller du programme du CNR, mais bien de s’inspirer de ses principes.

Pourquoi écrire que « pour le néolibéralisme, la démocratie est désormais un problème » ?

Nous faisons face à un grand hold-up démocratique. Les multinationales ont accaparé le pouvoir, au point d’être plus puissantes que des États. L’exécutif n’a qu’une seule obsession : que la France soit bien classée par les agences de notation. D’où les annonces sur les tours de vis austéritaires de Bercy.

Dans le même temps, les populations et les travailleurs prennent conscience de l’impasse sociale et environnementale du néolibéralisme. La question posée est démocratique : comment allons-nous reprendre la main ? Nous avons besoin d’une rupture aussi forte que celle posée par le CNR.

En détricotant méthodiquement son héritage, les néolibéraux ne sont-ils pas la cause de la résurgence de l’extrême droite ?

Dès la Libération, le capital a déclaré la guerre au programme du CNR. Mais la dynamique populaire autour des Jours heureux a donné la force nécessaire pour son application, dans les grandes lignes. Il a fallu attendre le mandat de Nicolas Sarkozy pour que l’offensive soit clairement assumée par l’assureur Denis Kessler. L’ancien numéro 2 du Medef appelait à « défaire méthodiquement » le programme du CNR.

En 2007, nous étions à un moment de bascule. Les résistants s’éteignaient à petit feu, et la droite rompait avec son héritage gaulliste. C’est une rupture sociale et morale, ayant pour conséquence la remise en cause du barrage républicain. Cette frontière étanche était une particularité française, issue de la Résistance. L’extrême droite prospère sur les cendres laissées par les politiques néolibérales.

Nous assistons actuellement à la tombée des digues entre l’extrême droite et les partis républicains. La loi immigration en est le symbole. Comble du cynisme, Emmanuel Macron récupère le sigle du CNR, en lançant un Conseil national de la refondation, tout en détricotant son héritage. Mais cela démontre que, quatre-vingts ans après, le CNR est encore très parlant.

Par quels aspects ?

D’abord, la notion même de résistance. Il revient à nos organisations d’entretenir la mémoire avec les résistants et d’opérer une forme de passation. Les Français sont largement attachés à la Sécurité sociale. Lors de sa création, le patronat n’était pas en mesure de s’y opposer.

Le mouvement social de 2023 démontre que les Français sont fortement liés au système de retraite par répartition. C’est d’ailleurs pour cela qu’aucun gouvernement n’a osé privatiser frontalement les retraites. À défaut, les gouvernements ont baissé progressivement les niveaux de droits et de garanties pour laisser un espace à la capitalisation.

Diriez-vous que, pour maintenir la captation des richesses au détriment du travail, le capital financiarisé a tout intérêt à s’appuyer sur les forces réactionnaires ?

Oui. Une partie du capital bascule à l’extrême droite. Le tournant se fonde sur des alliances entre la droite et l’extrême droite, sous le patronage d’une partie du capital. Le Brexit a été financé par un courant de la City qui y avait intérêt pour faire de la Grande-Bretagne un paradis fiscal. L’extrême droite tire profit de l’intégrisme religieux.

En France, Vincent Bolloré finance les catholiques intégristes qui combattent l’IVG ou l’homoparentalité. Le courant wahhabite est subventionné par les pétromonarchies. En Israël, les ultrareligieux participent à une coalition gouvernementale. Les intégrismes, d’ailleurs, s’auto-alimentent : Netanyahou est le meilleur allié du Hamas et inversement.

D’où le titre de votre préface, « Il est minuit moins le quart » ?

Exactement. Partout, l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir développe des logiques guerrières. Nous replongeons dans des situations semblables à celles d’avant le programme du CNR et le grand sursaut collectif d’après la Seconde Guerre mondiale.

Vous expliquez que l’extrême droite pourrait tirer profit de la crise climatique. Comment ?

Les crises se nourrissent entre elles. Les migrations climatiques vont se multiplier. Les forces de l’argent, cupides, refusent de répondre aux défis environnementaux pour ne pas remettre en cause l’inégale répartition des richesses. De fait, les travailleurs sont la seule variable d’ajustement. Un exemple : le diesel va être taxé mais pas le kérosène, utilisé par les jets privés.

L’extrême droite peut ainsi dérouler un discours climatosceptique. C’est un signal d’alarme pour la gauche et le syndicalisme sur l’impérieuse nécessité de dépasser les contradictions entre le social et l’environnemental. C’est pour cela que la CGT est en train de bâtir un plan d’action syndical pour l’environnement : quelle croissance soutenable dans un monde où les limites environnementales sont claires ?

Un des atouts du CNR n’est-il pas l’introduction de la notion de la planification de l’économie ?

Même des économistes libéraux l’admettent. Dans son rapport sur les incidences économiques de l’action pour le climat, Jean Pisani-Ferry, un proche d’Emmanuel Macron, pointe trois leviers : la planification, l’investissement, la taxation des plus riches.

En 1944, les questions environnementales n’existaient pas, l’enjeu était la reconstruction d’une France ruinée. La CGT était partie prenante de la bataille de la production. Aujourd’hui, la planification est indispensable pour répondre aux défis sociaux et environnementaux.

Le programme du CNR ne tire-t-il pas aussi sa force de son acceptation par un large spectre de forces sociales et politiques ?

Ce compromis est fort, parce qu’il s’est fait sur la base des intérêts du monde du travail. Le capital, collaborationniste, était en dehors du CNR. Les Jours heureux sont un compromis politique, pas économique. À la Libération, nous avons obtenu de nombreuses avancées : les comités d’entreprise, le statut de délégué du personnel ou encore, bien sûr, les nationalisations… Il a fallu l’ordonnance de février 1945 et la loi de mai 1946 pour imposer, avec des compromis, les comités d’entreprise au patronat farouchement opposé.

Aujourd’hui, comme il y a quatre-vingts ans, l’enjeu est bien la place des travailleurs dans la prise de décisions stratégiques des entreprises. Les patrons considèrent toujours qu’il est de leur ressort de définir les grandes orientations de l’économie. C’est une question centrale dans l’affrontement de classe avec le capital. Dégager toujours plus d’argent pour les actionnaires est une impasse sociale et environnementale.

Une des leçons que vous tirez du CNR est celle d’une « construction par le bas ». Que voulez-vous dire ?

Nous sommes dans un temps autoritaire. C’est vrai dans l’usage du pouvoir par Emmanuel Macron, mais aussi dans l’entreprise, avec un management toujours plus dur et une ligne directrice : décider d’en haut ce qui est bien pour les gens. A contrario, le programme des Jours heureux a été voté à l’unanimité de ses membres, en pleine clandestinité.

Cette dernière n’a pas été un prétexte pour couper court au débat, qui a duré près de neuf mois, donnant lieu à trois versions du programme, largement amendées. Je veux retenir cette pratique démocratique poussée. L’essentiel du programme a été mis en œuvre, sous l’impulsion de Louis Saillant, autour d’une grande dynamique populaire. Le général de Gaulle avait besoin du CNR pour peser sur les Anglo-Américains, mais refusait de se voir imposer son programme.

La Libération a donné lieu à un bras de fer avec le gouvernement provisoire. Louis Saillant a pris de nombreuses initiatives, comme celle du grand rassemblement au Vél’d’Hiv, le 7 octobre 1944, ou les états généraux de la renaissance française, permettant la victoire des partis du CNR, en 1946, et l’application des Jours heureux.

Vous appelez à « reconstruire le rapport des organisations syndicales au politique (…) ni courroie de transmission ni organisation corporatiste ». Quelle place la CGT doit-elle prendre ?

Marcel Paul et Ambroise Croizat, deux cégétistes, sont entrés au gouvernement et ont joué un rôle central pour mettre en place les grandes conquêtes ouvrières. Louis Saillant a, lui, refusé, pour jouer son rôle de contre-pouvoir. Bien qu’ayant plusieurs ministres et députés, la CGT est restée dans son rôle de contre-pouvoir et la bataille menée par Louis Saillant avec le CNR a permis de renforcer les marges de manœuvre de Marcel Paul et d’Ambroise Croizat.

La CGT est un syndicat qui a vocation à intervenir sur le terrain politique, non pas comme un parti, mais pour défendre les travailleurs. Le syndicalisme a une capacité unitaire, nous l’avons démontré lors de la mobilisation de 2023. En 1934, la réunification de la CGT est déterminante pour la dynamique du Front populaire. En 1943, les accords du Perreux (reconstitution de la CGT – NDLR) aident à la constitution du CNR.

Vous avez été à l’initiative d’une large mobilisation politique, associative, syndicale, contre la loi immigration, le 21 janvier. Ce mode de rassemblement doit-il revoir le jour ?

Oui. L’appel du 21 janvier rassemblait des gens très différents, autour d’un humanisme radical. La loi immigration fait partie des moments de clarification, de refus de céder sur des valeurs essentielles. Nous avons rassemblé des acteurs syndicaux et associatifs qui, par habitude, ne signent jamais d’appel avec les politiques.

J’ai moi-même sollicité des responsables religieux, ce qui n’est pas dans les habitudes d’une secrétaire générale de la CGT. Nous avons rassemblé des gens de gauche et de droite. La gravité du moment l’exigeait. Nous avons semé des graines. La rose et le réséda.

 


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