La plupart des entreprises françaises qui réalisent des plans « sociaux » ont été généreusement arrosées d’aides publiques. La gauche réclame des comptes, le gouvernement temporise.
Ce 5 novembre, à l’Assemblée nationale, Michel Barnier passe un sale quart d’heure. Plusieurs entreprises, comme Michelin et Auchan, viennent d’annoncer des plans de suppressions de postes en rafale et les députés entendent mettre le premier ministre sur le gril. À la suite d’une série de salves venant de la gauche, le député André Chassaigne (PCF) plante la dernière banderille : « Monsieur le premier ministre, en cette journée noire pour l’emploi, allez-vous encore dire aux milliers de familles touchées que vous êtes fier de cette politique qui distribue des aides aux entreprises sans jamais protéger les salariés ? »
« Je ne suis pas fier d’une politique qui détruirait des emplois, jamais ! » rétorque Barnier d’une voix blanche, avant d’ajouter : « Je me préoccupe de savoir ce qu’on a fait, dans ces groupes, de l’argent public qui leur a été donné ; je veux le savoir. Nous poserons des questions, nous verrons si cet argent a été bien ou mal utilisé. »
135,6 millions d’euros de CICE pour Michelin
Embarrassé par la polémique naissante, le locataire de Matignon comprend en sortant de l’Hémicycle qu’il sera bien obligé de se jeter à l’eau… mais sans trop se mouiller. Il promet la réalisation d’un audit sur les aides perçues, notamment par Michelin, mais ne veut pas se mettre les groupes à dos. « Un audit, ce n’est pas une condamnation », démine-t-il dans Ouest France. Les multinationales ont-elles pu toucher à mauvais escient des subventions ? « Je pense qu’elles les ont globalement bien utilisées », esquive-t-il prudemment. Avant de lever toute ambiguïté : il ne demandera jamais leur remboursement.
Entre-temps, les multinationales prises pour cible ont lâché quelques informations parcellaires sur l’utilisation des aides publiques. Et Matignon a semblé s’en contenter. Pourtant, Michelin 1 n’a pas été fort loin dans l’opération transparence, se bornant à donner le chiffre du crédit d’impôt recherche (CIR) perçu pour la seule année 2023.
Il y aurait pourtant matière à développer. Selon nos informations, le groupe a touché cette année-là 30,8 millions d’euros de CIR ; 4,3 millions d’euros en mécénat et autres crédits d’impôts ; 5,5 millions d’euros de subvention d’exploitation ; 4 millions d’euros de chômage partiel (allocation versée par l’État au groupe + pertes de cotisations salariales et patronales correspondant à l’activité réduite) ; sans compter 5,8 millions d’euros en réduction d’impôts de production. Soit un total de 50,4 millions d’euros en allègements et réductions d’impôts divers. Par ailleurs, entre 2013 et 2018, le groupe a perçu en moyenne 22,6 millions d’euros de crédit d’impôt compétitivité emploi (Cice), soit environ 135,6 millions d’euros au total.
Chez Auchan, les millions du contribuable n’ont pas empêché la casse sociale
Auchan, quant à lui, s’est concentré sur le seul Cice (500 millions d’euros entre 2013 et 2018), mais s’est bien gardé d’indiquer le montant des allègements de cotisations perçues depuis cette date – le Cice a été transformé en baisse de cotisations à partir de 2019.
Contactée par l’Humanité, une source proche de la direction ne nous a pas répondu sur le sujet, mais elle nous apprend que le groupe a touché 8,2 millions d’euros en 2020-2022, au titre du chômage partiel. Seule certitude, les millions du contribuable n’auront pas empêché la casse sociale : selon des données internes, les effectifs d’Auchan Retail France ont fondu entre 2019 et 2023, passant d’environ 64 700 à moins de 55 000, soit 9 700 postes détruits.
« Vous pensez sérieusement que les aides publiques ont été utilisées pour embaucher et augmenter les salaires ? » enrage Sophie Serra, déléguée syndicale centrale CGT chez Auchan. « Quand je suis rentrée chez Auchan, il y a trente-quatre ans, je touchais l’équivalent de 17 mois de salaires avec intéressement et participation, se souvient-elle. Et il y a vingt-sept ans, j’ai pu payer les frais de notaire de ma maison rien qu’avec l’intéressement ! Cela a bien changé : l’année dernière, j’ai touché 60 euros d’intéressement. Et pour ce qui est de l’emploi, nous avons eu au moins quatre plans de départs depuis 2013. »
Auchan n’est pas le seul concerné. Entre 2013 et 2019, des milliards d’euros ont été déversés en Cice, assortis de promesses de transparence restées lettre morte. « Au début, les entreprises avaient pour obligation d’informer les comités d’entreprise du montant du Cice et de l’utilisation qui en était faite, rappelle Arnaud Choisy, expert au cabinet Syndex. La règle était que ça devait financer des hausses de salaire, des créations d’emploi, des investissements… Mais, en pratique, les déclarations étaient un peu fictives et, surtout, totalement intraçables. »
Valeo a perçu 76 millions d’argent public en 2023
« Traçabilité. » Le terme revient en boucle à chaque polémique sur l’utilisation des aides publiques. Les élus du personnel ont toutes les peines du monde à obtenir des informations, d’où un sentiment de frustration ravivé en cas de restructuration. En annonçant son intention de fermer trois sites en France (1 200 salariés concernés), l’équipementier automobile Valeo2 a suscité en interne des réactions courroucées.
Il faut dire que, selon nos informations, il a perçu au moins 76 millions d’euros d’argent public l’année dernière : 51,5 millions sous forme de CIR, 21,7 millions sous forme de subventions diverses et 2,8 millions de chômage partiel. Sans compter les allègements de cotisations.
C’est pour tenter d’ouvrir les portes du coffre-fort que les syndicalistes ont décidé de monter au créneau jusqu’au sommet de l’État, quitte, pour l’instant, à se heurter à un mur. « Il y a quelques jours, nous avons été reçus dans un bureau à Bercy par le secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), raconte Gilles Martin, de la CFDT Auchan. Nous avons réclamé des informations concernant le montant de l’ensemble des allègements de cotisations sociales touchées par Auchan. En guise de réponse, les membres du gouvernement nous ont expliqué qu’ils n’étaient pas les mieux placés pour le savoir… mais qu’ils allaient regarder quand même. »
Une commission d’enquête
Dès le 7 novembre, les députés insoumis ont déposé une proposition de résolution visant la création d’une commission d’enquête pour faire la lumière sur l’utilisation des fonds publics par Michelin. « Contrairement à ce que voudraient faire croire ses dirigeants en ne comptant que les aides perçues l’an dernier, les fermetures d’usines n’ont pas commencé en 2024, recadre Clémence Guetté, députée FI. Cholet et Vannes ne sont pas les premières victimes des plans sociaux de l’entreprise. En 2019, les 619 travailleurs de l’usine de La Roche-sur-Yon ont aussi perdu leur emploi. Encore avant, c’étaient les usines de Poitiers, Toul et Joué-lès-Tours qui fermaient ».
« Le montant global des aides publiques aux entreprises est passé de 30 milliards d’euros dans les années 1990 à 200 milliards depuis le Covid, rappelle de son côté André Chassaigne, député PCF. Faire la lumière sur l’utilisation de cet argent est un enjeu à la fois économique, social et démocratique : les citoyens et les législateurs doivent avoir les réponses. »
L’État n’est pas le seul bienfaiteur des entreprises. Les collectivités locales mettent elles aussi la main à la poche, dans un cadre à peine plus transparent. Et avec les mêmes déconvenues. En 2021, l’agglomération du Beauvaisis décide d’accéder aux demandes de la multinationale Agco, leader mondial des équipements agricoles, qui souhaitait que l’on facilite les flux de marchandises entre trois de ses sites, au moyen d’un pont. L’ouvrage sort de terre, pour un montant de 13 millions d’euros, quasi exclusivement financés par l’État et les collectivités.
C’est dire si le récent plan de suppression de 103 emplois annoncé par Agco à Beauvais laisse un goût amer aux élus. « Cela suscite beaucoup d’émotion, confirme Thierry Aury, conseiller municipal d’opposition (PCF) à Beauvais et élu au conseil d’agglomération. La construction de ce pont a été lancée à la demande exclusive de l’entreprise, qui nous avait promis qu’elle créerait 300 emplois. Et ça se termine en réalité par un plan social. » De son côté, la direction assure qu’elle a tenu ses engagements, créant 320 postes dont 256 à Beauvais… sans calmer la colère.
En savoir plus sur Moissac Au Coeur
Subscribe to get the latest posts sent to your email.