« Le principe de non-contradiction ne semble décidément pas être un principe effectif de nos politiques scolaires…Ou bien la loi de 2004 n’est pas jugée nécessaire pour assurer la « liberté de conscience » dans les établissements privés sous contrat, et alors cette loi ne doit pas logiquement être jugée nécessaire pour les établissements d’enseignement publics. Ou bien la loi de 2004 est jugée nécessaire pour assurer au mieux la liberté de conscience dans les établissements d’enseignement publics, et il faut qu’elle soit aussi d’application obligatoire dans les établissements d’enseignement privés sous contrat » écrit Claude Lelièvre. Revenant sur la proposition du sénateur communiste Pierre Ouzoulias d’étendre l’application de la loi de 2004 aux établissements privés sous contrat, l’historien Claude Lelièvre rappelle qu’ « à vrai dire, la possibilité de l’existence d’établissements d’enseignement privé est certes garantie par la Constitution, mais ce n’est pas évident pour ce qui concerne « le caractère propre » (une formule qui n’est apparue que lors de la loi dite « Debré » de décembre 1959) ».

Jeudi dernier, lors de la discussion au sein de la « Commission de la culture et de l’éducation du Sénat » de la proposition de loi visant à « protéger l’école de la République et les personnels qui y travaillent », le sénateur des Hauts de Seine (PCF) Pierre Ouzoulias a proposé d’étendre l’application de la loi de 2004 sur l’interdiction dans les établissements scolaires publics du « port de tenues ou signes manifestant une appartenance religieuse » aux établissements privés sous contrat.

Il a notamment argué que la sénatrice « LR » (« Les Républicains ») Jacqueline Eustache-Brino avait mis en avant que « le port de l’abaya par les filles contribue à un véritable apartheid sexuel » et accusé : « pourquoi alors acceptez-vous un apartheid dans les établissements privés sous contrat ? ».

Un amendement rejeté

Face à cette accusation, Jacqueline Eustache-Brino s’est prononcée pour l’amendement déposé par le sénateur Pierre Ouzoulias en déclarant qu’« il y a des questions qui se posent sur le respect de la laïcité dans les écoles privées sous contrat qui ne se posaient pas il y dix ans ».

Mais ses collègues de la majorité sénatoriale ne l’ont pas suivie pour autant, avec des arguments qui méritent d’être questionnés. Et l’amendement n’a pas été adopté. Max Brisson (LR, vice-président de la Commission) a déplacé le problème en s’en prenant aux « attaques systématiques de Pierre Ouzoulias contre l’enseignement privé catholique ». Annick Billon, la rapporteuse centriste de la loi et la ministre de l’Éducation nationale Elisabeth Borne ont émis un avis défavorable en arguant que « la sauvegarde du caractère propre des établissements privés sous contrat était un principe constitutionnel ».

« Le caractère propre » de l’enseignement privé sous contrat

A vrai dire, la possibilité de l’existence d’établissements d’enseignement privé est certes garantie par la Constitution, mais ce n’est pas évident pour ce qui concerne « le caractère propre » (une formule qui n’est apparue que lors de la loi dite « Debré » de décembre 1959)

Il convient de rappeler que l’accouchement de l’article 1 de cette loi (qui fait référence au « caractère propre ») a été difficile. Les ministres démocrates-chrétiens issus du MRP veulent (contrairement au ministre socialiste de l’Éducation nationale André Boulloche) que l’obligation faite à l’enseignement privé conventionné d’un « respect total de la liberté de conscience » soit précédée, dans la même phrase, d’une confirmation de son « caractère propre ». Le président de la République Charles de Gaulle tranche et écrit de sa main cet article premier :« l’établissement, tout en conservant son caractère propre, doit donner cet enseignement dans le respect de la liberté de conscience ; tous les enfants, sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyance y ont accès ». André Boulloche démissionne, et c’est le Premier ministre Michel Debré qui porte la loi devant le Parlement.

Charles de Gaulle y est allé au forceps, au cours du Conseil des ministres du 22 décembre 1959, très tendu (plusieurs membres du gouvernement soutiennent la position du ministre de l’Education nationale socialiste André Boulloche, d’autres s’y opposant farouchement). » Si le gouvernement ne peut se mettre d’accord, il faut en changer ; si le Parlement n’accepte pas une solution de bon sens, il faudra le dissoudre ; si la Constitution ne permet pas d’aboutir, il faudra la modifier » dit le Général de Gaulle (qui n’a pas été jusqu’à déclarer qu’il faudrait « dissoudre le peuple »)

Une circulaire du Ministre Bayrou en 1994 : « Neutralité de l’enseignement public : port de signes ostentatoires dans les établissements scolaires »

Dix ans avant la loi du 15 mars 2004 « sur le port des signes ou des tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics », le ministre de l’Éducation nationale François Bayrou a adressé le 20 septembre 1994 aux recteurs, inspecteurs d’académie, directeurs des services départementaux de l’EN et aux chefs d’établissement une circulaire intitulée « Neutralité de l’enseignement public : port de signes ostentatoires dans les établissements scolaires »

Les attendus de cette circulaire signée par François Bayrou valent d’être mis en valeur en nos temps incertains et confus : « L’idée française de la nation et de la République est, par nature, respectueuse de toutes les convictions, en particulier des convictions religieuses, politiques et des traditions culturelles. Mais elle exclut l’éclatement de la nation en communautés séparées, indifférentes les unes aux autres, ne considérant que leurs propres règles et leurs propres lois, engagées dans une simple coexistence […]. Cet idéal se construit d’abord à l’école. L’école est par excellence le lieu d’éducation et d’intégration où tous les enfants et tous les jeunes se retrouvent, apprennent à vivre ensemble et à se respecter. La présence, dans cette école, de signes et de comportements qui montreraient qu’ils ne pourraient pas se conformer aux mêmes obligations, ni recevoir les mêmes cours et suivre les mêmes programmes, serait une négation de cette mission. A la porte de l’école doivent s’arrêter toutes les discriminations, qu’elles soient de sexe, de culture ou de religion »

Le principe de non-contradiction ne semble décidément pas être un principe effectif de nos politiques scolaires… Ou bien la loi de 2004 n’est pas jugée nécessaire pour assurer la « liberté de conscience » dans les établissements privés sous contrat, et alors cette loi ne doit pas logiquement être jugée nécessaire pour les établissements d’enseignement publics. Ou bien la loi de 2004 est jugée nécessaire pour assurer au mieux la liberté de conscience dans les établissements d’enseignement publics, et il faut qu’elle soit aussi d’application obligatoire dans les établissements d’enseignement privés sous contrat.

Claude Lelièvre