80 ans du 8 mai 1945 #2. Nicolas Patin : « Les extrêmes droites sont revenues comme si de rien n’était »

NDLR de MAC: Jeudi 8 mai, commémorations de la victoire sur le Nazisme à 10H00, au monument aux morts de Castelsarrasin, place Flamens

Cet article fait partie de la série: 80 ans du 8 mai 1945 (2 épisodes) Découvrir toute la série

Nicolas Patin, historien, spécialiste du nazisme, souligne une continuité idéologique, quatre-vingts ans après la défaite de l’Allemagne. Les extrêmes droites se sont recomposées dès la fin de la guerre, et leur logiciel s’est adapté aux contextes historiques, de la décolonisation au 11 septembre 2001.

 

Historien, spécialiste de l’Allemagne contemporaine, Nicolas Patin revient sur les origines du fascisme et du nazisme1, leur ancrage historique et les continuités idéologiques à l’œuvre dans les extrêmes droites d’aujourd’hui. Il relève des logiques anciennes – purification, haine de l’autre, bouc émissaire – qui ont ressurgi derrière de nouveaux langages et de nouvelles cibles.

Vu d’aujourd’hui, comment peut-on définir le fascisme et le nazisme ?

Nicolas Pantin, Historien spécialiste du nazisme

En tant qu’historien, je les définis d’abord comme des phénomènes historiques inscrits dans leur temps. Le fascisme, c’est l’Italie de 1919 à 1945 ; le nazisme, l’Allemagne de 1920 à 1945. On distingue les régimes fascistes – rares, comme en Italie ou en Allemagne – des nombreux mouvements fascistes, souvent oubliés, comme la Garde de fer roumaine. À l’époque, il existait une véritable Europe des fascismes : ces mouvements se connaissaient, s’imitaient, se finançaient. Avant d’être une idéologie théorisée, ce sont des formes radicales d’extrême droite, marquées par la violence, l’uniforme, les rituels et la militarisation du politique.

Quel est leur socle idéologique commun à l’époque ? Certains disent aujourd’hui que la gauche aurait engendré les mouvements fascistes…

C’est malheureusement un débat récurrent et polémique. Le fascisme et le nazisme ne viennent évidemment pas de la gauche. Mussolini, certes, a été socialiste, influencé par Sorel et le syndicalisme révolutionnaire. Mais il rompt vite avec ces idées : dès 1920, il tourne le dos à la gauche, met ses troupes au service du patronat et écrase les syndicats. Le nazisme, lui, est encore plus clairement enraciné dans l’extrême droite.

Hitler vient du mouvement Völkisch, raciste et ultranationaliste. Il ne connaît rien au marxisme et confond les socialistes et les communistes. Les quelques mesures soi-disant sociales du programme nazi de 1920, comme la nationalisation des grands magasins, sont en réalité des codes antisémites. Leur cible, dès le départ, c’est la gauche. Leur révolution, enfin, n’a rien d’émancipateur : c’est un putsch. Ils veulent effacer 1789, pas prolonger son héritage. Et pour ceux qui en douteraient, en 1930, les nazis sont installés à l’extrême droite du Reichstag. Personne ne les considère à gauche.

Est-ce qu’à l’époque on parle déjà d’extrême droite ? Ou est-ce que c’est une analyse rétrospective ?

Le terme « extrême droite » n’est quasiment pas utilisé à l’époque. C’est une lecture contemporaine, surtout française, fondée sur notre opposition gauche-droite. En Allemagne, on parle plutôt de conservateurs, de nationaux, de droites radicales. Dans les années 1920, on parle de « fascisme italien » ou de « fascisme allemand » en référence aux nazis, à cause des similitudes visuelles et idéologiques. Mais le concept d’extrême droite n’existe pas encore.

Certains mouvements, comme les nationaux-conservateurs allemands, partagent pourtant nombre de valeurs avec les nazis, tout en rejetant leur violence et leur mise en scène révolutionnaire. Le terme « extrême droite » est donc un outil d’analyse a posteriori.

Le nazisme est-il une simple copie du fascisme italien ?

Oui. Le nazisme reprend l’esthétique fasciste – uniformes, salut romain, culte viril, hérités de Mussolini et D’Annunzio –, mais il est profondément enraciné dans le contexte allemand : la défaite de 1918, les corps francs, le refus du traité de Versailles. C’est ce terreau qui façonne le NSDAP.

L’idéologie raciale nazie s’appuie aussi sur les schémas coloniaux hérités des empires français et britanniques, avec leurs hiérarchies pseudo-scientifiques. Mussolini offre un modèle, une forme politique, mais c’est Hitler qui réussit une percée électorale massive. Le nazisme est donc une création proprement allemande, nourrie d’influences européennes, mais ancrée dans une histoire nationale.

Quel rôle le capitalisme de l’époque a-t-il joué dans la montée en puissance de ces mouvements ?

Ce n’est pas une conspiration, mais il y a bien une convergence d’intérêts. En Italie, durant les « années rouges » (biennio rosso), Mussolini devient l’allié du patronat pour écraser la gauche et les occupations d’usines. Le capital n’organise pas tout, mais il profite clairement du fascisme. En Allemagne, c’est plus long. Le patronat ne soutient pas immédiatement Hitler – son style putschiste fait peur –, mais en 1931-1932, il se rallie.

Des grands industriels écrivent à Hindenburg pour appuyer la nomination du leader nazi à la chancellerie. Cela dit, les élites économiques ne sont pas toutes acquises, et surtout 37 % des électeurs allemands votent pour les nazis. Le grand basculement vient de la droite traditionnelle : conservateurs et libéraux perdent jusqu’à 50 % de leur électorat au profit de Hitler. Et il faut tordre le cou au mythe des « rouges-bruns » : seuls 9 % des électeurs du SPD passent aux nazis. La crise de 1929 joue un rôle clé. La droite allemande choisit Hitler pour éviter la gauche. C’est ce réflexe anti-rouge qui scelle l’alliance avec l’extrême droite.

À cette époque, existe-t-il un fascisme français ?

Le débat reste ouvert. En France, on n’a pas connu de mouvement fasciste de masse comparable à ceux d’Allemagne ou de Hongrie. Cela a nourri l’idée d’une exception française, longtemps défendue par certains historiens. Mais cette lecture est trompeuse. L’idée que les nazis auraient plus tard imposé leur domination à des Européens impuissants est un mythe.

Partout, il existait des mouvements fascistes locaux, souvent ravis de voir arriver les Allemands, parce que cela leur offrait le pouvoir. En Norvège, Vidkun Quisling, avec 2 % aux élections, est propulsé chef d’État par les nazis. En Croatie, le mouvement fasciste organise un génocide. Il y a donc bien eu des fascismes autochtones, y compris en France. Et le récit mémoriel d’une France forcée ou passive, comme celui de l’Autriche en 1938, ne tient pas.

En 1945, c’est la défaite de l’Allemagne nazie, de l’Italie fasciste. Comment peut-on qualifier ce point de bascule pour les extrêmes droites européennes ? Commencent-elles dès ce moment-là à se recomposer ?

La défaite militaire est suivie d’une mise en scène très forte : les procès de Nuremberg, les exécutions publiques, la publication des pendaisons dans Life Magazine. Symboliquement, la page semble tournée. Mais dans les faits, le parti nazi comptait 8 millions de membres en 1945. Impossible de tous les juger. Et très vite, ces anciens nazis – ingénieurs, médecins, avocats – deviennent indispensables à la reconstruction. Ils sont réintégrés, notamment parce que l’ennemi prioritaire devient l’URSS.

C’est là que s’organise la recomposition. Des réseaux comme Odessa exfiltrent les SS. Des figures nazies se retrouvent en Argentine, aux États-Unis, ou restent en place. La défaite est réelle, mais l’épuration reste limitée. Les extrêmes droites ne disparaissent donc pas. Après une phase de silence, elles se recomposent, souvent en lien direct avec les nouveaux contextes : la guerre d’Algérie, la guerre froide… Et elles reviennent, comme si de rien n’était.

Leurs idéologies aussi ?

Je pense – en tant que citoyen plus qu’historien – qu’il existe une vraie continuité entre les extrêmes droites d’hier et d’aujourd’hui. Cependant, dire que le Front national est dangereux parce qu’il a été fondé par d’anciens collabos est exact historiquement, mais politiquement inefficace. Quatre-vingts ans ont passé, et beaucoup ne savent même plus ce qu’a été la collaboration. Il y a une forme de paresse à tout ramener à 1945, comme si les extrêmes droites n’avaient pas évolué. Prenez la Shoah : on a voulu croire que sa découverte avait éradiqué le racisme. C’est un mythe.

Les gens savaient, et cela n’a rien changé. Ce qui a reculé, lentement, c’est le racisme « scientifique », l’idée de races biologiques hiérarchisées. Mais une hiérarchie demeure, désormais culturalisée. On ne parle plus de race, mais de « valeurs » incompatibles, de groupes « inassimilables ». C’est un racisme masqué, mais qui fonctionne selon la même logique de rejet et de désignation d’un ennemi intérieur. Un tournant majeur a lieu après le 11 septembre 2001. Les extrêmes droites européennes changent de logiciel : l’ennemi principal devient l’islam – ou un flou entretenu entre islam, islamisme et djihadisme.

Marine Le Pen s’inscrit dans cette reconfiguration. Des figures comme Fortuyn parlent même de « fascisme islamiste », inversant les rôles pour se poser en défenseurs de la démocratie. Les discours d’exclusion ciblent aujourd’hui les musulmans, les Roms, les Maghrébins… L’antisémitisme est souvent codé ou indirect. Mais le mécanisme est le même. Comme le dit Ugo Palheta dans la Possibilité du fascisme (la Découverte, 2018 – NDLR), il n’y a pas eu de rupture : ce que propose l’extrême droite actuelle, c’est toujours une « réparation » du peuple national par l’exclusion et le rejet d’un ennemi intérieur. Seule la cible a changé, pas la logique. Le terme de « remigration » en est un exemple parlant : derrière ce mot, il s’agit pour partie de renvoyer des citoyens nés ici. Ce brouillage ne masque pas la continuité idéologique avec les années 1930, où l’on disait déjà « éloigner » au lieu de dire « déporter ».

Aujourd’hui, faut-il parler de « post-fascisme », comme c’est le cas pour l’extrême droite italienne ?

On a vu émerger plusieurs termes – « populisme », « démocrature », « post-fascisme » –, mais ils brouillent plus qu’ils n’éclairent. Par exemple, « populisme » met sur le même plan extrême droite et extrême gauche, alors que leurs projets sont radicalement opposés. Quant à « post-fascisme », c’est une notion historiquement bancale. Le fascisme est né d’un contexte très spécifique : l’après 1914-1918, une société militarisée, des vétérans, un imaginaire de guerre.

Rien de tout cela ne subsiste. Et l’environnement médiatique a profondément changé. Ce que je propose, c’est de rester clair : parlons d’extrême droite. C’est peut-être le terme le moins mauvais. Le mot nazi, lui, est devenu un réflexe émotionnel, un slogan qui empêche de penser le réel. Ce qu’il faut, c’est analyser qui soutient ces mouvements aujourd’hui, et pourquoi. Pas dans les années 1930, mais ici et maintenant.

Justement, quatre-vingts ans après, comment s’y prendre pour déconstruire ces extrêmes droites revenues en puissance ?

Les idées pour combattre l’extrême droite existent déjà. Il faut par exemple lutter contre les inégalités. Prenez la taxe Tobin sur les transactions financières : elle a été proposée il y a plus de vingt-cinq ans, et on ne l’a toujours pas appliquée. Ce n’est pas un problème de solutions, mais de courage. Il faut bosser, militer, créer du lien, construire des regroupements solides. Sur les idées, on est d’accord. Les programmes existent.

On sait ce qu’on veut pour ce pays. On sait aussi que la Constitution de la Ve République est mauvaise. Ce qu’il manque, c’est la volonté de bâtir autre chose. Nous avons besoin de structures puissantes, collectives, capables de porter un projet. Ça ne se fera pas en regardant dans le rétroviseur. C’est un travail politique à mener ici et maintenant.

  1. Coauteur, avec Johann Chapoutot et Christian Ingrao, du Monde nazi, Taillandier, 2024. ↩︎

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