Le 29 mai 2005, consultés par référendum, les Français rejettent le Traité constitutionnel européen. Le « non » l’emporte avec près de 55 % des voix, à la stupeur de la plupart des forces politiques. Le « non » de gauche a joué un rôle essentiel dans cet événement, dont les suites continuent d’influer sur le paysage politique français.

« La perspective du référendum a déclenché en France un débat vertueux dont la qualité impressionne (…). Le peuple français investit les lieux de débat, fait savoir que c’est de lui qu’émane tout pouvoir, que c’est lui qui décide et qu’il n’est pas près de se dessaisir d’un sujet qui, désormais, le passionne. Si toutes les opinions publiques avaient la même envie de débattre de l’Europe que les Français, nous assisterions enfin à la naissance d’une opinion publique européenne qui nous fait aussi cruellement défaut aujourd’hui. Une fois de plus, le peuple français donne un exemple à suivre ; une fois de plus, il prouve sa maturité démocratique, il ne faut pas s’en plaindre. » 1
Jean-Claude Juncker, éminent représentant de l’establishment européen et peu suspect de sympathie pour le « non de gauche » au Traité constitutionnel européen (TCE), n’en revenait pas de l’ampleur comme de la qualité, totalement inédite, de l’engagement citoyen dans la campagne référendaire de 2005 en France. Or tout le mérite de cette fantastique expérience démocratique ne revenait ni au gouvernement ni aux grands médias, qui tablaient sur une consultation formelle sans véritable enjeu, mais aux partisans d’une « Europe sociale » à l’opposé de « l’Europe libérale » qu’on les appelait à plébisciter. Trois jours plus tard, l’épilogue de ce « débat vertueux » fut le rejet clair et net (54,68 %) de ladite « Constitution ». Cet hommage involontaire au « peuple de gauche », véritable ferment de cette confrontation d’idées exemplaire, en dit long sur la portée politique de l’événement du 29 mai 2005.
La souveraineté populaire en acte
Un retour sur cette page d’histoire, apparemment lointaine, n’est pas sans intérêt pour les réflexions à mener aujourd’hui sur ce qui fait précisément défaut à la vie démocratique de notre pays comme à celle de nos voisins : la souveraineté populaire, autrement dit l’implication des citoyennes et des citoyens, dûment informés des enjeux, dans un débat authentiquement pluraliste aboutissant à des choix fondamentaux clairement assumés.
Mais rappelons tout d’abord dans quel but les cercles dirigeants de l’Union européenne (UE), avaient cru utile de se lancer dans l’aventure de ce traité dit « constitutionnel », qui ne faisait pourtant que reprendre trait pour trait le substrat du traité de Maastricht, agrémenté de quelques ajustements, largement symboliques. Cette présentation nouvelle du projet néolibéral européen, et tout le cérémonial qui devait accompagner cette pseudo-refondation, était censée permettre de regagner la confiance des citoyens dans l’Europe.
Toutes les enquêtes d’opinion européennes révélaient, en effet, dès la fin des années 1990, une érosion régulière de la légitimité démocratique de « l’Union », en particulier en raison du sentiment, largement partagé, que l’Europe se construisait en dehors des citoyens. Au nécessaire changement de politique on préféra le changement d’image de l’Europe.
Fin décembre 2001, les chefs d’État et de gouvernement européens décidèrent donc de préparer une initiative politique marquante destinée à « vendre » aux citoyens une Europe réputée nouvelle à maints égards : elle « réunira le continent » grâce à l’élargissement à l’est ; elle sera dotée d’un « président du Conseil européen », d’un « ministre des Affaires étrangères », d’une politique de défense, d’un hymne et d’un drapeau ; elle s’attaquera au « déficit démocratique » en permettant aux citoyens de contribuer à l’élaboration de directives au moyen d’une pétition recueillant 1 million de signatures ; et, par-dessus tout, sa loi fondamentale, destinée à durer « trente à cinquante ans », sera élaborée au grand jour par des parlementaires de tous bords politiques, censés représenter les citoyens.
Le cadre choisi fut – en référence à la convention de Philadelphie qui adopta en 1787 la Constitution des États-Unis ! – une « convention pour l’avenir de l’Europe », présidée par « une grande personnalité » à la stature internationale : Valéry Giscard d’Estaing…
La « face cachée du projet Giscard »
Chassez le naturel, il revient au galop : les initiateurs de ce raout prirent toutes les précautions nécessaires pour maîtriser tout ce qui en sortirait : non seulement l’assemblée fut purement consultative, mais il revenait au président et à un « groupe de sages » d’encadrer strictement les débats et d’en tirer les conclusions. Et, surtout, il fut convenu que les 340 articles relatifs à l’explicitation détaillée du modèle néolibéral ne feraient l’objet d’aucune discussion durant les quelque dix-huit mois de travaux.
De la même façon, début septembre 2003, quand Valéry Giscard d’Estaing présenta le projet issu de la convention devant un Parlement européen largement conquis – à la notable exception du groupe de la Gauche unitaire européenne –, il fit totalement l’impasse sur l’essentiel du texte : à savoir tout le noyau dur du traité de Maastricht. Il fallait, dès lors, démystifier cette opération d’escamotage en révélant cette « face cachée du projet Giscard » et créer les conditions d’un débat de fond sur le véritable contenu du projet de traité et sur les enjeux politiques sous-jacents. Le PCF en prit aussitôt l’initiative tout en lançant une pétition demandant l’organisation d’un référendum.
De son côté, l’Humanité publia dans la foulée un « tiré à part », diffusé à plusieurs millions d’exemplaires, citant les articles clés « oubliés » dans l’édition officielle du TCE (!) et décryptant le contenu de chacun d’eux. Dans un deuxième temps, c’est le texte complet du projet de traité, annoté pour être plus compréhensible, qui fut vendu par les communistes et servit de support aux innombrables débats qui jalonnèrent les quelque… vingt mois que dura cette campagne sans équivalent : lancée en septembre 2003, elle ne cessera de gagner en intensité pour culminer le 29 mai par le succès retentissant du non.
Les communistes firent le choix d’une campagne à l’opposé des pratiques politiciennes. Nulle facilité racoleuse, mais un appel à l’intelligence ; nulle étroitesse partisane, mais le souci permanent d’élargir le mouvement ; nulle dérive souverainiste voire xénophobe, mais la volonté d’associer à nos initiatives d’autres progressistes européens ou extra-européens. Le succès du slogan « Non à l’Europe libérale, oui à l’Europe sociale » facilita les échanges avec les milieux syndicaux. L’effet « Bolkestein » – du nom du commissaire européen à l’initiative de la directive ultralibérale sur la libre circulation des services érigeant le dumping social en règle incontournable –, illustra pour les hésitants l’urgence qu’il y avait à stopper la fuite en avant du principe de la « concurrence libre et non faussée ».
À l’été 2004, lors de sa traditionnelle intervention du 14 juillet, Jacques Chirac annonce sa décision de faire ratifier le TCE par référendum. Le 9 mars 2005, il signe le décret qui fixe la question et la date au 29 mai, rassuré qu’il était par les sondages, qui attribuaient encore 60 % au oui et par le ralliement à ce positionnement du PS, des Verts et naturellement de l’UMP et de l’UDF ainsi que de la quasi-totalité des commentateurs. Nicolas Sarkozy et François Hollande firent même ensemble la couverture de Paris Match pour soutenir le oui.
Mais l’enjeu du vote devenant désormais concret, le vent tourna rapidement : le 17 mars parut le premier sondage accréditant une légère avance du non. La campagne prit aussitôt un nouveau cours. Au sein du PS et des Verts, l’aile gauche s’enhardit, bientôt rejointe par des ex-figures du oui, comme Laurent Fabius et ses amis.
D’un camp à l’autre
L’argument préféré des promoteurs du oui pour tenter de freiner la montée du « non de gauche » fut de l’accoler au non de la droite souverainiste ou de l’extrême droite nationaliste (voir le thème du risque d’adhésion de la Turquie à l’UE ou celui du rejet du « plombier polonais » ). Peine perdue : au vu de la campagne, pour l’essentiel sans ambiguïté, des partisans du non de gauche, la mauvaise foi des « ouistes » fit long feu. Plus les jours passèrent, plus les salles ou les amphis se remplirent et les échanges s’enrichirent. Nul n’imaginait une telle appétence pour des sujets apparemment aussi peu « sexy » que les institutions de l’UE ou le droit européen.
C’est que toutes et tous avaient compris que ces paravents abscons cachaient des enjeux très concrets du quotidien, de la vie en société et de l’avenir de l’Europe et du monde. Certains fervents partisans du oui avaient accepté un débat contradictoire avec l’un ou l’une d’entre nous, sûrs qu’ils ou elles étaient de pouvoir retourner une partie du public grâce à leur rhétorique bien huilée. Plus d’un ou d’une d’entre eux semblaient découvrir qu’une réunion politique pluraliste pouvait être autre chose qu’un ring de boxe où fusent les slogans sommaires d’un « camp » à l’autre.
Voilà qu’ils ou elles avaient affaire à des citoyennes et des citoyens adultes, avertis, réfléchis, responsables, venus là non pour compter les points, mais pour apprendre à mieux maîtriser les enjeux complexes de notre époque et pouvoir intervenir en connaissance de cause sur des territoires nouveaux du combat de classe. Une véritable leçon de choses. Le 29 mai, le non l’emporte avec 54,68 % des voix.
Ce retour sur une expérience inédite de démocratie citoyenne ne peut malheureusement se conclure sans évoquer les sombres lendemains de la victoire du 29 mai 2005. Sidéré, consterné, paniqué, le petit monde des décideurs, à Paris comme à Bruxelles et dans les autres capitales européennes, a fiévreusement cherché la parade à ce séisme stratégique : que faire ? Accepter le verdict (confirmé, quelques jours après la France, par les Pays-Bas, même si les deux expériences ne sont pas superposables) en enterrant non seulement le TCE (comme le droit l’exige), mais le projet qu’il sous-tendait ?
Impensable pour cette « classe » politique sauf à y être contrainte par un rapport de force inarrêtable. D’ailleurs, Tony Blair l’a assuré devant les parlementaires européens : « À entendre certains, les Français auraient voté non sur la base d’une lecture du projet de Traité ! Qui peut le croire ? Le problème réside dans le leadership, non dans le traité ! » Certaines voix s’élevèrent pour suggérer… de faire revoter les Français. Nicolas Sarkozy, alors en campagne pour la présidentielle de 2007, fit comprendre à ses amis européens que ce n’était guère réaliste… Il proposa, pour gagner du temps, de négocier dans l’immédiat un « mini-traité » ne portant que sur des points peu controversés.
De leur côté, les dirigeants finlandais, italiens et allemands proposèrent de créer un « groupe de Sages » (triés sur le volet) pour aider les gouvernements européens à sortir de l’impasse. Toute cette foire aux fausses solutions aboutira à une réécriture du TCE sous une forme totalement impossible à déchiffrer, mais reprenant la quasi-totalité du texte rejeté : « des changements cosmétiques », commentera Giscard d’Estaing.
Ce « traité de Lisbonne » sera ratifié par l’Assemblée nationale le 7 février 2008 par 366 voix contre 52 et 22 abstentions, puis par le Sénat le lendemain, par 265 voix contre 42. Cette trahison des attentes populaires n’est pas pour peu dans la vague d’extrême droite qui défigure la France sous nos yeux. Puissent les forces de progrès tirer de cette (nouvelle) révélation des potentialités démocratiques de notre peuple – scandaleusement gâchées il y a vingt ans –, la conviction qu’il est grand temps de se ressaisir.
- Jean-Claude Juncker, alors président de l’Eurogroupe (qui réunit les ministres des Finances de la zone euro) avant de prendre la présidence de la Commission européenne (le Figaro, 26 mai 2005). ↩︎
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