Hier marginalisés, les journaux identitaires gagnent en visibilité dans les kiosques et sur les plateaux télé. Deux ans après la reprise du « JDD » par Bolloré, l’Humanité Magazine a enquêté sur une presse qui a trouvé dans le nouvel écosystème médiatique un tremplin pour se hisser aux avant-postes de la bataille culturelle.
La « convention de la droite » en 2019, organisée par le magazine « L’incorrect » accueillait Marion Maréchal, Éric Zemmour ou encore Robert Ménard.© CYRIL BITTON / DIVERGENCE
Le racisme en 4 par 3. À la sortie d’une bouche de métro, la une du « Journal du dimanche » du 8 juin et son sous-entendu xénophobe – « Violences : que faire face aux « barbares » ? » – est placardée sur le dos d’un kiosque. Un mois plus tôt, c’est le dessin de la couverture de « La Furia », un bourreau à la hache ensanglantée accompagné du titre « Justice. C’était mieux avant » qui prenait cette place. En avril, c’était celle de « Frontières », avec Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise qualifiée de « parti de l’étranger », reprenant les mots de l’antisémite Charles Maurras.
Le « JDNews », « Omerta », « l’Incorrect » ou « Causeur » s’arrachent aussi ces encarts publicitaires. La presse d’extrême droite ne se cache plus. Elle part à l’assaut du débat public. « On en a de plus en plus de cet acabit, déplore Adel, marchand de journaux de la porte de la Chapelle, Paris 18e. Ils achètent l’emplacement auprès de la maison mère, MediaKiosk, qui est obligée d’accepter tant que l’affiche n’est pas illégale. »
Adel n’a la main que sur la mise en rayon des magazines, qu’il est obligé de proposer à ses clients tant qu’ils sont des « titres de presse d’information politique et générale » – un label que l’historique revue antisémite « Rivarol » a perdu en 2022.
« Notre manager n’a pas de consignes mais, disons, des recommandations… »
Le « JDD » a rejoint la case « extrême droite » il y a tout juste deux ans, avec la prise de contrôle du titre par Vincent Bolloré, propulsant à la tête de la rédaction l’ancien de « Valeurs actuelles » (« VA ») Geoffroy Lejeune, pour imposer sa ligne identitaire. Idem avec leur nouvel hebdomadaire lancé en septembre 2024, le « JDNews », et son directeur de la rédaction Louis de Ragenel. Un autre ex de « VA », magazine qui, depuis, s’est rapproché du Rassemblement national et a polissé son propos outrancier. À leurs côtés, on trouve les nouveaux venus, « Frontières » (qui a succédé à « Livre noir » site web créé en 2021 puis relancé en trimestriel papier en 2023), « Omerta » (2022), le magazine satirique « La Furia » (2022), mais des plus anciens comme « l’Incorrect » (2017) ou « Causeur » (2007).
Il faut fouiller pour les trouver dans l’étal d’Adel. Tout le contraire de celui de Pierre1, vendeur dans une boutique Relay, propriété du groupe Lagardère et donc de Bolloré. « Les titres comme « Frontières », « Omerta », le « JDD », sont clairement mis en avant, explique le trentenaire, contredisant la version officielle de son employeur. D’abord parce qu’ils achètent plus que les autres certains espaces payants, près des caisses par exemple. Et dans les autres espaces, ça n’a rien d’un fait du hasard. Notre manager n’a pas de consignes mais, disons, des recommandations… »
Il est quasiment devenu impossible de ne pas être exposé à cette presse qui diffuse ses obsessions : immigration, islam, insécurité et haine de la gauche. « C’est peut-être la partie la plus efficace de la bataille culturelle : imposer dans l’espace public les images et les discours chers à leur idéologie », constate l’historien des médias Alexis Lévrier.
Cette abondance de titres a automatiquement fait augmenter le lectorat de cette presse extrémiste. Frontières revendique ainsi « plus de 28 000 exemplaires par numéro » contre 15 000 du temps de « Livre Noir ». Le « JDD » n’a pas retrouvé les chiffres de l’avant-Bolloré (entre 120 000 et 140 000 exemplaires) mais, en glissant un contenu d’extrême droite dans un support inchangé (hormis la disparition des pages Enquête…), il expose sa ligne à 107 000 lecteurs (décembre 2024). Quant à « Valeurs actuelles », la concurrence les a nettement fait reculer depuis quatre ans, passant de 114 000 exemplaires par numéro en 2021 à 72 848 au premier trimestre 2025.
Être vu semble d’ailleurs plus important qu’être lu
Cela reste conséquent : il y a dix ans, les tirages cumulés de « Rivarol », « Minute » (disparu en 2020), « Présent » (disparu en 2022), « Éléments » (toujours en vente), « Valeurs actuelles » ou « Causeur » ne dépassaient pas les 100 000 exemplaires. Jadis marginalisée, cette presse qui n’assume pas l’étiquette « extrême droite » – comme le RN – s’est normalisée.
Elle s’est aussi diversifiée pour toucher des publics variés : « La Furia » joue la carte de l’humour, « l’Incorrect » possède des pages « lifestyle », « Valeurs actuelles » et « Frontières » multiplient les formats vidéo… « Les nouveaux s’inspirent beaucoup des réseaux sociaux et des codes télévisuels avec peu de faits mais beaucoup de mise en scène », constate le sociologue Samuel Bouron, auteur de « Politiser la haine » (La Dispute, 2025).
Être vu semble d’ailleurs plus important qu’être lu. Pour imposer leur agenda dans l’espace public, l’affichage publicitaire est une arme, tout comme l’exposition sur les plateaux de télévision.
Erik Tegnér (« Frontières »), Geoffroy Lejeune (« JDD »), Tugdual Denis (« Valeurs actuelles »), Juliette Briens (« l’Incorrect »), Elisabeth Lévy (« Causeur ») – pour ne citer qu’eux –, ont leur rond de serviette sur CNews mais parfois au-delà, comme sur BFMTV, Sud Radio ou RMC… « Ces titres servent de rampes de lancement à un bataillon de penseurs identitaires qui vont avoir la parole dans d’autres médias, explique Samuel Bouron. C’est un élément déterminant de la bataille de l’extrême droite qui consiste à imposer l’idée que tout problème dans la société est lié au triptyque immigration-islam-insécurité. »
Avec le « JDD », Relay, Europe 1 et CNews, Vincent Bolloré s’est construit un écosystème, avec des titres préexistants perçus comme sérieux, qu’il ouvre aux autres médias, leur offrant une légitimation et une notoriété qu’ils n’auraient jamais pu atteindre sans cette bienveillance.
La presse d’extrême droite devient mainstream
Une boucle tellement puissante qu’elle finit par contaminer au-delà de la sphère d’extrême droite en imposant leurs thèmes dans le débat public. Exemple éclatant, pendant les législatives de 2024, Marc-Olivier Fogiel, le patron de BFMTV, dépassé par CNews dans l’audimat, a sommé ses programmateurs d’inviter davantage « d’éditorialistes droite et droite + ». « Ils réussissent à diffuser leurs infos, même tronquées ou fausses, s’inquiète Alexis Lévrier. Et surtout à imposer de fausses évidences auprès du grand public, par exemple en érigeant comme faits de civilisation tout fait divers impliquant une victime blanche. »
Un journalisme charognard qui ne s’embarrasse pas toujours de la déontologie et de la rigueur nécessaire. En février dernier, le reporter de « Frontières » Jordan Florentin, en recherche permanente de coups médiatiques, s’est empressé d’exhumer avec délectation les tweets « anti-RN » et « d’extrême gauche » de la sœur d’une jeune victime de 11 ans, Louise : « Sa petite sœur vient d’être tuée dans un bois par un homme de type nord-africain. » Une mise en danger de la famille d’une victime couplée d’une fausse information, puisque le profil du meurtrier était tout autre.
Ces affaires ne les ont pourtant pas discrédités, pas plus que les condamnations de « Valeurs actuelles » pour incitation à la haine ou « Causeur » et « l’Incorrect » pour diffamations. Dans le « JDD », semaine après semaine, les ministres en poste se succèdent pour faire leurs annonces sur l’air du « il faut parler à tous les Français ». La presse d’extrême droite devient mainstream, tout en dénonçant en chœur le « système » sans jamais remettre en cause le système économique.

Et pour cause : la plupart des magazines d’extrême droite sont financés, au moins partiellement, par de riches mécènes aux positions libérales affirmées. Vincent Bolloré au « JDD » ; la famille Safa, milliardaire actionnaire de « Valeurs actuelles » ; l’héritier et ex-candidat Reconquête Laurent Meeschaert à « l’Incorrect » ; l’homme d’affaires Charles d’Anjou qui a imprimé sa patte pro-Russe et identitaire dans « Omerta » ; le financier Charles Gave qui en 2023 a renfloué « Causeur », dont le principal actionnaire est Gérald Penciolelli, ancien propriétaire de « Minute »…
En octobre 2012, Yves de Kerdrel est nommé directeur de la rédaction de « Valeurs actuelles », alors classé comme hebdomadaire de droite conservatrice. Il entreprend aussitôt une étude de marché afin de mesurer quel lectorat il est susceptible d’attirer en changeant sa ligne. Le profil type qui en ressort « est un Français bourgeois, rural (…) contre le politiquement correct et contre le parisianisme ». Il en conclut qu’une radicalisation de son titre attirerait de nouveaux lecteurs. Ce qui fonctionne : six mois après, « Valeurs actuelles » augmentait son audience de 50 %.
Où sont les annonceurs ?
Reste qu’aujourd’hui, il ne fait pas gagner d’argent à ses actionnaires. D’autant que l’hebdomadaire, comme les autres titres d’extrême droite, est confronté à un boycott des grands annonceurs. C’est le constat réalisé par le collectif des Sleeping Giants, qui scrute les publicités diffusées par les médias d’extrême droite et alerte les marques qui s’y trouvent : « Dans « Valeurs actuelles », il n’y a absolument aucune marque « connue ». Pour le « JDD », quasiment tous les grands noms sont partis avec l’arrivée de Geoffroy Lejeune », détaille Rachel, porte-parole. Économiquement, il reste donc coûteux en termes d’image de s’afficher dans ces pages. Pour combien de temps ?
En attendant, des marques « identitaires » remplissent les encarts. Comme Terre de France, boutique en ligne proposant des produits aussi variés que des chaussettes patriotes, des bustes de Jeanne-d’Arc ou des drapeaux royalistes, qui a aussi sponsorisé, le mois dernier, l’émission « l’Heure des Pros » (CNews) de Pascal Praud.
Sur Internet, une agence, Helium, joue même les intermédiaires. Elle fournit à des sites d’extrême droite pestiférés, comme Breizh-Info ou le nouveau venu Occidentis, des « annonceurs principalement chrétiens » selon un mail de démarchage débusqué par les Sleeping Giants.
Dans le « JDD », outre la nouvelle chaîne T18 qui s’est offert une page dans le dernier numéro, un annonceur de poids est revenu en force : LVMH. Comme un symbole du rapprochement entre Vincent Bolloré et Bernard Arnault, le second ayant récemment cédé ses parts du groupe Lagardère au premier. Accompagnés d’autres investisseurs, ils ont racheté fin 2024 l’École supérieure de journalisme de Paris. Nouvel étage de cette fusée visant à imposer l’extrême droite dans le champ médiatique, et au-delà. « Ils sont persuadés que les écoles de journalisme sont « woke », de gauche, ce qui n’est pas le cas, analyse l’historien des médias Alexis Lévrier. En réalité, au nom du pluralisme et de la liberté d’expression, ils veulent dans leurs rédactions des entités interchangeables auxquels on peut imposer une idéologie. »
C’est aussi avec le même argument fallacieux d’une prétendue « emprise de la gauche » sur la presse qu’il conviendrait de combattre que les nouveaux titres d’extrême droite justifient leur existence. Ils cherchent à faire croire qu’ils sont des chemins de la liberté. En les lisant, Desproges aurait toujours la nausée et les mains sales.
En savoir plus sur MAC
Subscribe to get the latest posts sent to your email.