Alors que le panorama s’assombrit sur fond d’accélération des difficultés des travailleurs et des familles populaires, la question sociale est évacuée tandis que la France est entraînée dans une inquiétante dérive politique avec la normalisation des discours d’extrême droite.
Je souhaite pouvoir m’arrêter sur la séquence xénophobe de ces derniers jours tant elle mérite d’être méditée, étudiée. Elle doit surtout faire l’objet d’une réplique unitaire de tous les progressistes, de tous les démocrates.
Inquiétante et significative est la dérive politique dans laquelle la France est entraînée, sur fond d’accélération des difficultés des travailleurs et des familles populaires, et alors que le ciel s’assombrit sur le front social. Elle l’est pour tous les progressistes qui assistent effarés à une succession d’outrances sur l’islam et les musulmans. Elle est encore plus pour nos concitoyens de confession musulmane dont la religion fait l’objet de sordides manœuvres orchestrées par le pouvoir qui use de subterfuges pour détourner l’attention de la profondeur de la crise. L’extrême droite n’a plus à parler, à provoquer. Seul compte désormais pour elle de travailler sa respectabilité dans la perspective d’une prise de pouvoir.
Qu’on en juge : en quelques jours nous avons eu droit au débat interminable sur un séparatisme indéfinissable. Une fois celui-ci installé, une polémique sur la ville de Trappes et sa population musulmane, tandis que M. Darmanin et la cheffe de l’extrême droite s’échangeaient des mots d’amour sur le dos des musulmans sur une chaine de télévision de service public. A peine la loi « séparatisme » était-elle votée qu’une enquête était diligentée à grands bruits par la ministre de l’enseignement supérieur, gonflée à bloc par les discussions des cénacles gouvernementaux, sur « l’islamo-gauchisme » dans le monde universitaire.
Du débat sur le prétendu séparatisme, il résulte un monstre juridique qui signe la transformation de la République démocratique, laïque et sociale en république autoritaire à tendance concordataire. Le contraire de la loi de 1905. Mais il aura surtout parfaitement préparé le terrain à de nouvelles outrances.
La polémique sur la ville de Trappes a ainsi surgi sans qu’aucun évènement particulier ne l’ait suscitée. Un professeur de philosophie (M. Lemaire), dont on apprend qu’il émarge dans des revues proches de la droite extrême obnubilées par l’islam et les musulmans, aurait fait l’objet, selon ses dires, de menaces pour l’heure invérifiables. Dans la foulée, le voilà accueilli par de nombreux médias pour tenir des propos définitifs, outranciers et contestés, jusqu’aux autorités préfectorales, sur la population de la ville où il enseigne.
Il va sans dire que ce professeur doit bénéficier d’une entière protection et qu’une enquête doit être diligentée pour mettre au clair la menace dont il dit être l’objet. Le maire de Trappes, qui conteste les propos pour le moins stigmatisants du professeur à l’égard de sa ville et qui défend ses administrés, est à son tour victime de menaces de mort. Il va également sans dire qu’il a droit à une entière protection et qu’une enquête doit tout autant élucider les origines de ces menaces clairement avérées.
Il n’est ici nulle question de cacher la gravité de l’emprise de l’islamisme politique dans certains quartiers, dont ceux de Trappes qui a vu 67 de ses enfants partir faire le djihad en Syrie. Le combat pour la démocratie, les libertés, le féminisme, pour le progrès social est aussi un combat contre l’islamisme politique, bon allié du capital et de l’impérialisme.
Ceci ne doit pas être confondu avec la religion musulmane.
Un travailleur de confession musulmane subit la même exploitation que ses collègues. Ils et elles sont ensemble relégués dans les quartiers ou les politiques d’austérité les privent de services publics et des moyens pour la culture, le sport ou les loisirs. De ce point de vue, la loi séparatisme n’est que le miroir inversé de l’islamisme qui portera préjudice à tous les musulmans, et bien au delà d’eux.
Le refus de cette loi n’est donc absolument pas incompatible avec la lutte contre l’islamisme politique, bien au contraire ! Du reste, rappelons que les premières victimes du djihadisme et de l’islamisme politique sont les musulmans partout dans le monde.
Mais quelle spirale a pu, en quelques jours, déployer un tel acharnement contre la ville de Trappes et ses élus ?
Le cas de cette ville est significatif sur la manière dont s’organise le débat en France. Les plateaux de télévision rivalisent de mensonges et d’omissions, sur la réalité de cette ville populaire de lointaine banlieue. On ne saura pas qu’elle fut la ville refuge d’une immigration de travail organisée par l’industrie capitaliste, essentiellement automobile, au début des années 70 dans les provinces les plus reculées du Maghreb. Une immigration voulue temporaire par le pouvoir giscardien tant il est vrai que, pour les capitalistes, le prolétaire immigré doit être réduit à son unique force de travail, sans trop en demander sur sa dignité et ses droits fondamentaux qui risqueraient, une fois acquis, de hausser le « coût » global de production.
Ces immigrés ont eu l’idée « saugrenue » de fonder des familles, clouées à résidence par une République vampirisée par le capital dès 1983, et qui refusait alors de considérer ses nouveaux enfants, nés sur son sol et issus de familles ouvrières et paysannes venues pour ses besoins et à la demande des puissances industrielles capitaliste. La ville multipliait alors sa population par six, atteignant 35 000 habitants ! La municipalité à direction communiste de Trappes érige des logements neufs et confortables, ces grands ensembles qui ont bien mal vieilli mais qui tranchaient à l’époque avec les horribles taudis qui enserraient la région parisienne. Elle avait tout autant investi dans la culture, dotant la ville d’équipements de très haute tenue, au nom du principe « qu’il n’y a rien de trop beau pour la classe ouvrière ».
D’ici nait le paradoxe de Trappes : une ville peuplée d’une immigration de travail pauvre et surexploitée à large dominante maghrébine et musulmane, pour laquelle la municipalité communiste créa des équipements culturels et sportifs « élitaires pour tous », selon les mots d’Antoine Vitez. C’est ainsi que des Omar Sy, Jamel Debbouze, Sofia Aram ou Nicolas Anelka ont pu se hisser malgré leurs conditions modestes au sommet de leurs arts respectifs.
Mais pour autant, les conditions sociales objectives se dégradaient à très grande vitesse : l’industrie licenciait, au premier rang les travailleurs immigrés, et les nouvelles générations – leurs enfants – trouvaient face à elles le mur du chômage, de la précarité, de la relégation urbaine et sociale. Le terreau devenait ainsi propice à l’enfermement identitaire et aux dérives sectaires que quelques illuminés n’ont pas manqué d’entretenir auprès d’une jeunesse déboussolée et méprisée. D’autant que cette période fut celle d’un anticommunisme virulent, alliant souvent la droite et les islamistes, visant à détruire les organisations communistes et à faire battre les maires qui en étaient issus. Rien ne leur aura été épargné.
Trappes est désormais la deuxième ville la plus pauvre des Yvelines, entourée de villes relativement plus aisées. Et pourtant, des choses remarquables s’y déroulent, loin, très loin des caricatures qu’en renvoie le professeur Lemaire. Le préfet des Yveline lui-même a salué le travail du maire Ali Rabeh dans la lutte contre l’islam radical, tout en critiquant vertement les propos du professeur de philosophie. Des intervenants extérieurs travaillent en toute entente avec les équipes municipales pour ouvrir les horizons de la jeunesse trappiste, comme en a témoigné l’essayiste et romancier Rachid Benzine.
Les propos de Mme Pécresse demandant la révocation du maire de Trappes sont parfaitement scandaleux.
Ils suintent l’opportunisme politicien à plein nez dans la perspective de la prochaine élection municipale partielle où elle présente « son » candidat, et des prochaines élections régionales où elle reconduit une liste de droite. Voilà encore l’islam et les musulmans devenus les variables d’ajustement de stratégies politiciennes qui déportent le débat public vers l’extrême droite. Assez !
Quand un média national se penchera-t-il sur les craintes et les espoirs de la jeunesse de Trappes, des autres villes de banlieue comme des territoires ruraux ou péri-urbains laissés à l’abandon ? Quand nous racontera-t-on l’histoire de cette ville et les conditions de vie de ses habitants ? Quand seront pointées du doigt et combattues les politiques publiques de relégation sociale, le chômage de masse, les contrôles au faciès, les discriminations à l’embauche, toutes ces causes chéries par ceux qui font mine d’en déplorer les effets, avec leurs cuillères en or dans la bouche, depuis les beaux quartiers des ministères.
Comme si cela ne suffisait pas, voici que la ministre en charge de l’enseignement supérieur, alors que le monde étudiant agonise de son inaction coupable, souhaite diligenter une enquête contre « l’islamo-gauchisme » dans l’université ! Un mot de plus balancé comme une grenade dans le débat public. Un mot forgé par la réaction et façonné par l’extrême droite qui ne vise qu’à discréditer toute velléité de solidarité à l’égard des travailleurs et populations musulmanes de France ; un mot qui tue dans l’œuf tout débat; un stigmate infamant que les pouvoirs utilisent désormais sans vergogne. Quelle régression ! Le feu que Mme Vidal a allumé dans la plaine de la mauvaise controverse provoque en haut lieu un rétropédalage. Mais la ministre n’a fait que répéter ce que rumine M. Blanquer depuis des semaines et dit tout haut ce qui se chuchote dans les cabinets gouvernementaux.
La réaction par communiqué de presse de la Conférence des présidents d’universités, appelant leur ministre de tutelle à « stopper la confusion et les polémiques stériles » est une claque bienvenue adressée au gouvernement. « Si le gouvernement a besoin d’analyses, de contradictions, de discours scientifiques étayés pour l’aider à sortir des représentations caricaturales, les universités se tiennent à sa disposition » a ironiquement précisé la CPU, pourtant réputé pour sa prudence…
Et le CNRS de renchérir en condamnant « les tentatives de délégitimation de différents champs de la recherche » par l’utilisation « d’un terme sans réalité scientifique » et « aux contours mal définis ».
Ces attaques contre les libertés académiques en lieu et place du nécessaire débat contradictoire signent une nouvelle et énième dérive autoritaire du pouvoir macroniste, en parfaite cohérence avec la loi séparatisme qui semble avoir ouvert une redoutable boîte de Pandore. Ces résistances n’en sont que plus importantes.
Le moment doit être pris au sérieux. Le pouvoir a manifestement tenu à imposer une semaine de délire névrotique collectif autour de l’Islam, sans qu’aucun évènement ne l’y pousse. Ceci alors que le ministre de l’intérieur et la représentante de l’extrême droite s’échangent amabilités et sourires. Le verrouillage du débat public s’opère sur la base des thèses de l’extrême droite qui travaille sa respectabilité avec l’aide du pouvoir dans la perspective d’un second tour des élections présidentielles annoncé sur tous les toits.
La question sociale, écrasante pour la majorité de nos concitoyens et pour la jeunesse, est ainsi passée sous le tapis. Ceci alors que la pandémie est l’occasion d’un accroissement colossal des inégalités, d’une accentuation terrible de la pression de classes des possédants contre celles et ceux qui terminent le mois avec moins de 10€ en poche. Les milliards débloqués par la Banque centrale européenne ne font l’objet d’aucun débat, le scandale révélé de l’optimisation fiscale couverte par l’Union européenne au Luxembourg non plus. Pas plus que le fiasco des vaccins et le scandale Sanofi couvert par le pouvoir. L’enjeu de la dette publique est aux mains du capital qui s’en sert d’ores et déjà pour imposer ses « réformes structurelles » contre les retraites, la Sécurité sociale, les cotisations, la fonction et les services publics (voir mon éditorial de L’Humanité Dimanche).
Le débat sur le séparatisme n’en apparaît que plus grotesque. Et les « valeurs républicaines » non pas confortées mais bel et bien abimées. En plus d’attenter aux libertés, dont celle d’association, et de contrevenir aux principes laïques arrachés en 1905 en offrant une place nouvelle aux cultes « républicanisés » à la sauce Darmanin, ce texte divise encore plus la société et sème les mauvaises graines de la défiance envers les autorités publiques.
Le moment est grave, très grave.
La France est touchée par une lame de fond qui vient de frapper l’Italie. Un gouvernement réunissant la Ligue du Nord, ouvertement raciste et xénophobe, le Mouvement cinq étoiles, populiste « de gauche » et le Parti démocrate, panachage des restes de la démocratie chrétienne et du Parti communiste italien, s’est constitué sous la tutelle de Mario Draghi, pur produit de la technocratie banquière et européenne.
La Ligue du nord, hier conspuée pour son populisme est aujourd’hui saluée pour son respect des dogmes libéraux. Son caractère postfasciste ne fait pourtant plus débat. Le réalignement politique des forces d’extrême droite s’opère sous les auspices du « dieu marché ». N’y aurait-il pas quelques ressemblances avec la situation française ? Quelques échos avec les reproches de « mollesse » envers l’Islam adressés par M. Darmanin à la cheffe de l’extrême droite ? Cette extrême droite française qui vient d’adresser des gages de respectabilité à Bruxelles en reconnaissant, pour la première fois, les accords de Schengen ?
Les tentatives de normalisation du paysage politique européen, dont a expressément besoin le capital alors que la crise redouble d’intensité, s’opèrent à la fois par une normalisation des discours d’extrême droite et par la validation des politiques ultralibérales.
L’actualité italienne démontre en outre l’extrême fragilité, pour ne pas dire vacuité, des postures populistes. De l’abandon de la lutte de classes comme grille d’analyse et force motrice de d’action, le capital fait toujours son miel, fut-ce en se servant du brouillage des idées entretenues sous couvert de ce mot valise de « populismes » et recourant au nationalisme le plus rance.
Nul ne sait ce qu’il peut advenir de la multiplication de ces séquences délétères. Déjouer les pièges diviseurs et proposer un horizon émancipateur commun doit être l’affaire urgente de chacune et chacun. L’immense peuple du travail et la jeunesse le méritent et l’attend. Car le réalignement politique à l’œuvre fait l’impasse sur les classes populaires qui se détournent d’une vie politique et médiatique dominée par les intérêts et obsessions de la bourgeoisie.
A la faveur de la crise sanitaire, le capital redouble d’ardeur pour tisser sa toile mais, dans le même mouvement et à son corps défendant, montre ses aspects les plus hideux. La financiarisation de l’industrie pharmaceutique et de la santé, l’exploitation redoublée du travail humain et de la nature, la privatisation galopante de l’ensemble des sphères de l’activité humaine montrent leurs tragiques limites. Il convient de réhabiliter le débat sur les « premiers de corvée » que le pouvoir a totalement enseveli tant il révèle « l’envers » du capitalisme en papier glacé.
Les luttes sociales en cours et celles qui ne manqueront pas surgir peuvent être le vecteur d’un chamboulement du scénario noir qui se profile. A nous d’entendre et d’agir avec les premiers et les premières concernés ? A nous de porter en avant le combat contre l’extrême droite comme les communistes l’ont fait tout au long de leur histoire. A nous de porter des débats fondamentaux sur la construction de la France progressiste, internationaliste et démocratique de demain, sur les moyens de protéger les travailleurs et les citoyens, d’inventer une sécurité de vie pour toutes et tous pour éradiquer la pauvreté, garantir le travail, faire vivre un droit réel à la santé comme priorité recoupant une multitude de projets structurels transformateurs sociaux, environnementaux, comprenant une nationalisation des grands laboratoires pharmaceutiques.
Bref, porter la question du changement politique et de société.
(Extrait de la Lettre du 19/02/2021 : http://r.lettre.patrick-le-hyaric.fr/ae47pmqfzpt7e.html)
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