L’argent est-il en train de tuer le football ? (dossier de l’Humanité en 3 parties)

Spéculation, naming des stades, paris, droits TV, corruption et attribution des compétitions sont une réalité. Mais le sport, ce sont aussi des passionnés qui défendent les valeurs de solidarité.

(Temps de lecture 15 minutes)

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Partie I

Bureau du Spartak Lillois

Le sport business, avec sa « compétition-sandwich », corrompt les valeurs populaires. Pourtant, le ballon rond vit au quotidien grâce à ses acteurs de terrain.

L’argent gangrène le football, c’est un fait. « Ce ne sont que vingt-deux millionnaires qui tapent dans un ballon » : cette simple phrase nous amène à comprendre que l’argent dénature notre perception collective du football.

Dans le football de haut niveau, l’argent est le faiseur de rois. Les victoires dans les grandes compétitions nationales et internationales ont toujours été l’apanage des clubs les plus fortunés, ce qui raréfie les exploits sportifs. Les rachats de clubs par des milliardaires ou des fonds souverains, qui bâtissent artificiellement des mastodontes (inter)nationaux, accentuent cette tendance. Ce système régi par l’argent corrompt les valeurs populaires qui ont émergé au sein du football. L’argent transforme le football en produit, comme l’illustre la récente affaire de la Super Ligue, une tentative de regroupement de clubs tout-puissants, motivés par le seul appât du gain.

L’objectif est ainsi de servir un « spectacle » footballistique sans substance à un public mondial, tous les jours, à toute heure, quitte à léser le « supportérisme » et la vie des stades. La Coupe du monde au Qatar n’en est qu’une illustration de plus : le tournoi suprême du football mondial est considéré comme une « compétition-sandwich » qu’il s’agit de sous-traiter aux États les plus offrants, pour éviter d’en assumer les dommages collatéraux et en engranger les bénéfices à travers l’ouverture de nouveaux marchés. Peu importent les soupçons de corruption.

Peu importe la construction de stades climatisés à l’heure du changement climatique. Peu importent les droits bafoués de la communauté LGBT+. Peu importent les milliers de morts sur les chantiers et l’exploitation de tant d’autres ouvriers. Tant que le football-produit est servi à un public que l’on espère docile, à coups de sponsors, «  the show must go on ».

Cependant, affirmer que l’argent tue le football, c’est oublier que l’arbre malade du foot business cache une immense forêt d’acteurs, de clubs, d’associations qui font vivre ce sport. C’est reconnaître le triomphe d’un football marchandisé où l’attrait de l’argent, du strass et des paillettes serait devenu prioritaire sur la pratique sportive et l’engagement de millions de passionné•e•s. C’est ôter au football son pouvoir en tant que sport vecteur de solidarité.

Chaque mardi, le Spartak Lillois accueille une poignée de ces passionné•e•s de ballon rond. Ils/elles sont une cinquantaine, voire plus, de tous niveaux, de toutes origines, à se réunir sur un synthétique du quartier populaire et anciennement ouvrier de Fives pour un simple euro par mois. S’opposant au foot business, le Spartak Lillois prône une éducation populaire qui tacle la compétition et qui revendique le fair-play et la solidarité. C’est ici et dans tant d’autres structures que vit le football, pas à travers celui que l’on voit à la télévision. Vive le football populaire et solidaire !

PIERRE RONDEAU, économiste du sport

Depuis trois décennies, le marché s’est largement développé, atteignant une démesure. Il faut une régulation afin de revenir à l’esprit du jeu.

Depuis 1995, le football professionnel a connu un rythme de croissance exceptionnel, à faire pâlir de jalousie n’importe quel pays. D’un chiffre d’affaires inférieur à 4 milliards d’euros en 1995, il a atteint les 15 milliards en 2021 pour les seuls clubs des championnats des « Big Five » (Angleterre, Espagne, Allemagne, Italie, France), soit une croissance annuelle moyenne de 5,3 % sur toute la période. Les équipes et les clubs ont beau avoir subi les affres de crises économiques, le Covid ou les confinements successifs, les rémunérations n’ont cessé d’augmenter, les transferts n’ont cessé de croître et les dépenses ont littéralement explosé. Tout est dorénavant dans la démesure.

Le sport le plus populaire du monde, qui a cette prétention d’imposer un idéal universaliste, à toucher toutes les strates de la société et toute la surface du globe, se retrouve totalement déconnecté des réalités économiques et sociales, débranché de ses supporters et de ses fans.

Au risque de briser ce lien fort qui unit et rassemble le peuple du football ? Jusqu’à quel point allons-nous continuer à cautionner ces rémunérations délirantes ? À accepter des compétitions ubuesques dans des stades climatisés, hors-sol, en dehors de toute considération sportive ou environnementale ? À fermer les yeux sur des scandales de corruption, les mensonges et les tromperies ? À force de vouloir aller toujours plus haut, de vouloir atteindre les sommets et toucher le ciel, le football perd petit à petit de sa saveur et de son intérêt. La quête infinie et impossible de l’argent est bel et bien en train de tuer le football. Aujourd’hui, la glorieuse incertitude et le hasard n’existent plus, tout le mérite en revient à qui sera le plus riche. Un club ne réussit plus parce qu’il est le plus fort mais parce qu’il a le plus de moyens. Les affrontements et les duels ne se règlent plus sur le terrain mais dans les centres financiers, là où les dirigeants vont d’abord chercher à capter l’attention des fonds d’investissement ou des fonds souverains avant de satisfaire les supporters.

On ne présente plus un spectacle, on le vend aux plus offrants, à des diffuseurs spéculatifs qui ne cherchent plus que l’intérêt lucratif avant l’intérêt collectif. Les joueurs ne sont plus classés ou jugés en fonction de leur niveau mais en fonction de leur salaire. On n’oppose plus le talent d’un Mbappé à un Haaland, on confronte leurs millions gagnés. Et pour garantir leurs émoluments, on transfère la facture aux fans, aveuglés par leur amour pour le ballon rond. Les abonnements à la télévision ou dans les stades ne cessent d’augmenter, les prix des produits dérivés, du maillot à l’écharpe, ne cessent de croître.

Il faut que cela cesse, il faut rétablir un certain équilibre et une certaine normalité pour un sport suivi par plus de 1 milliard de personnes sur terre. Si nous ne faisons rien, nous serons dégoûtés à tout jamais de notre sport chéri.


Partie II

Cette discipline, source infinie de financements, est devenue une institution au centre d’un système technico-financier politique, le capitalisme.

Patrick Vassort, sociologue du sport

L’argent peut-il tuer le football ou est-il le révélateur de sa véritable nature ? Cette question n’est nullement anodine. Elle peut même nous permettre d’éclairer un rituel régulièrement émergent qui voudrait que le football soit dévié de ses véritables finalités (jeu, distraction, interrelations sociales, etc.). Or, ces finalités désirées ne sont sans doute que fantasmes et stratégies politiques. Il suffit, pour s’en persuader, de se souvenir que, pour Pierre de Coubertin, le sport était une activité corporelle qui pouvait se pratiquer jusqu’au « risque » et qu’il l’avait présenté comme étant le moyen de « rebronzer la race » afin d’aller prendre une revanche militaire face aux Allemands.

Le football, né de la rationalisation du corps durant la première révolution industrielle, a connu, comme de nombreuses autres activités, une transcroissance le menant d’un mode quasi artisanal à l’expansion industrielle mondialisée.

En tant que modèle de développement sportif, le football est également le modèle névrotique de l’extension capitaliste. C’est en tant que tel que cette institution est devenue le centre d’un macrosystème technico-financier politique. En effet, le football permet de faire admettre ce qui ne le serait pas sans cela, à savoir appropriation de biens communs, transformations de la nature et des espaces urbains, enrichissements.

Ainsi, le football est une source infinie de financements pour les entreprises du bâtiment. Vinci et Bouygues ne profitent-elles pas des chantiers meurtriers du Qatar ? De même, combien de terrains, publics ou privés, ont-ils été préemptés dans l’histoire de la Coupe du monde, pour être redistribués à des promoteurs revendant les parcelles, ainsi acquises, avec de juteux bénéfices ? Éloignement des pauvres, appropriations de terres valorisables, c’est aussi de cela que vit le football.

L’artificialisation capitaliste de la planète ne passe-t-elle pas par la construction des stades de football, bien sûr, mais également par celle des lignes de train, de RER ou de métro qui desservent ces espaces de béton ? Les stades ne sont-ils pas entourés des magasins de « marques », souvent « partenaires » de la Fifa et de la consommation mondialisée (McDonald’s par exemple) ?

Si les joueurs de football ont des revenus scandaleusement élevés et que la Fifa est une opaque officine financière, cela est dû au fait que le football est l’un des versants idéologiques les plus efficaces du système capitaliste et que le développement du football est, dans le même temps, l’un des axes du développement capitaliste.

L’argent n’est donc pas en train de tuer le football, il participe de son développement logique au sein d’une société déterminée. Si l’argent devait signifier la fin du football en tant qu’institution capitaliste, il signifierait, alors, la fin d’un capitalisme disparaissant de ne pouvoir survivre de ses contradictions internes.

Face à la logique de rentabilité et d’évasion fiscale, le football a besoin de régulation, de féminin et de local pour redevenir outil d’émancipation populaire.

Nicolas Bonnet-Oulaldj, président du groupe PCF au Conseil de Paris, commission sports

Salaires mirobolants, corruption, argent sale, évasion fiscale : le capitalisme financier n’a pas attendu la Coupe du monde au Qatar pour étendre son emprise au monde du football. Ce sport, qui a été un puissant outil d’émancipation pour les plus pauvres, est devenu en quelques années un business florissant. Comment lui rendre sa dimension populaire ? Que ce soit dans les prix exorbitants des transferts ou dans les commissions que perçoivent des agents souvent véreux, l’argent est partout, tout le temps. Une économie à part entière, dont il est urgent de limiter les rémunérations.

Pour faire partie des « grands clubs », il est désormais nécessaire d’avoir recours à des acteurs richissimes, qu’ils soient oligarques russes, investisseurs américains ou magnats du pétrole comme les Qataris, au risque de tremper dans des affaires qui se multiplient ces dernières années, tels les « football leaks », regroupant fraude et évasion fiscales à une échelle encore jamais vue dans ce milieu. Ce même argent efface notre patrimoine avec la pratique du naming, renommant nos stades en l’honneur de marques plus ou moins prestigieuses. De l’argent toujours, quitte à faire une Coupe du monde au Qatar sur les cadavres des travailleurs, dans des cimetières climatisés, en automne, chose inédite depuis 1930. Une Coupe du monde au prix du respect des droits sociaux, de l’urgence climatique et du respect des droits des travailleurs.

Vers la fin du foot populaire ? Cette économie fructueuse pour quelques-uns n’est pas sans conséquences sur les supporters. Dans une logique de rentabilité, tous les prix explosent : ceux des droits et des abonnements TV qu’il faut désormais additionner pour avoir accès aux matchs. C’est aussi le cas des abonnements au stade avec une question : comment supporter le club local quand celui-ci est racheté et change de politique tarifaire ? Cette inflation remet en cause l’aspect populaire et local du football.

Pour sauver un foot populaire, la régulation est urgente. Cela passe par plus de matchs en clair à la TV dont la diffusion serait imposée par décret, et profiter du même coup pour donner de la visibilité au foot féminin. Il faut aussi revenir sur les statuts des clubs professionnels : ils ne doivent pas être gérés comme des entreprises, mais comme des organismes relevant d’une mission de service public répondant à des critères d’efficacité sociale. Il est urgent de créer une agence mondiale de lutte contre la corruption avec les moyens nécessaires sur le plan mondial pour démasquer les réseaux qui participent à la fraude fiscale. Enfin, nous ne pouvons nous passer de la mise en place d’un plafond des salaires et d’une échelle de rémuné­rations pour les joueurs, mais surtout pour les agents et les cadres dirigeants ainsi que de l’égalité salariale entre les femmes et les hommes. Une nouvelle loi est donc plus que nécessaire sur ces sujets.

Pour un football populaire, il est temps de renverser le match.


Partie III

Il ne faut pas rejeter un système à forte croissance qui redistribue aux sportifs issus des quartiers populaires. Contre les inégalités, une régulation est nécessaire.

Luc Arrondel, directeur de recherche CNRS-PSE et Richard  Duhautois, économiste, chercheur au Cnam

Le football n’est pourtant pas une « grosse affaire » : aujourd’hui, le budget des cinq plus gros championnats européens (le « big five ») représente environ 17 milliards d’euros, soit en fait très peu par rapport à celui d’une multinationale. Le football ne génère finalement que très peu d’argent par rapport à la passion qu’il suscite. De plus, si l’argent tue le football, il le tue avant tout dans ces cinq pays qui cumulent les deux tiers du budget de l’ensemble des associations de l’UEFA et une grosse partie de celui de celles de la Fifa.

Le « beau jeu » aurait-il également disparu avec l’argent ? La pauvreté du spectacle supposée par Jean-Claude Michéa dans son livre Le plus beau but était une passe est, selon lui, due aux enjeux financiers. Opposer simplement au nom de la beauté du jeu un football « pur », populaire, authentique, au « spectacle » mondialisé des grandes compétitions n’est-il pas caricatural et manichéen ? Si le business tue le « beau jeu », comment expliquer que, en Europe, ce sont les clubs les plus riches qui produisent le meilleur football ? Que les équipes nationales favorites – celles qui produisent le meilleur jeu – sont les équipes « les plus chères » ? La Ligue des champions et la Premier League, les compétitions les plus lucratives, sont aussi celles où les équipes sont les plus belles à voir jouer avec des gestes techniques qui n’ont rien à envier à ceux d’antan. Aujourd’hui, les joueurs sont mieux formés qu’en 1970 ou 1980 et les critiques devraient aller au-delà du simple constat que le football, « c’était mieux avant ».

D’autant plus que la grosse partie de l’argent généré par le football va dans les poches des joueurs, souvent issus de milieux populaires : ce sont les footballeurs, les « travailleurs » du football, les « créateurs du beau jeu », qui captent la rente. La revendication de 1968, « le football au footballeur », est aujourd’hui une réalité : on devrait, chez certains, se réjouir que la « plus-value » profite aux joueurs.

Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait rien à changer dans le football. Mais les « dérives du foot business » et leurs conséquences se situent ailleurs. Ainsi, comme dans la société, la croissance du football s’est accompagnée d’une augmentation des inégalités de revenus à plusieurs niveaux : ligues, clubs et joueurs. Les inégalités entre clubs, que ce soit au sein des ligues nationales ou entre les plus grosses écuries européennes, ont effectivement déséquilibré sportivement les compétitions puisque les équipes les plus riches engagent les meilleurs joueurs (les trois quarts des joueurs internationaux sélectionnés pour la Coupe du monde jouent dans des clubs européens). Ces inégalités se répercutent aussi sur les rémunérations des joueurs, la durée de leur carrière, leur formation et leur reconversion.

Compte tenu de son évolution économique, le football européen ne fera sans doute pas l’économie d’une réforme de ses compétitions. Plutôt que de tout rejeter en bloc, essayons d’en penser plutôt la régulation !

Sport devenu professionnel en 1932, la financiarisation du football fait maintenant d’énormes dégâts. Les outils législatifs de régulation existent pourtant…

Stéphane Floccari, philosophe et auteur

De l’argent dans le football, il y a longtemps qu’il y en a. Sans que cela soit une spécificité de ce sport devenu le roi des divertissements. Dans la boxe et le cyclisme, la question de la place de l’argent s’est posée. Sur fond de résurgence de l’olympisme contemporain, on a vite soupçonné son introduction massive de faire primer les valeurs de rentabilité et de productivité économique sur celles de compétitivité purement sportive et de dénaturer la pratique en la professionnalisant. On lui adressait une série de griefs dont certains n’ont pas pris une ride. Si on laisse de côté la morale aristocratique drapée dans le désintéressement, on lui a surtout reproché de rompre l’égalité entre les rivaux, de briser la belle incertitude de la joute sportive, d’accentuer l’aliénation en diffusant un nouvel opium des masses et en faisant du spectateur un captif des exploits de son onze de cœur.

Professionnel en France depuis 1932, le football a suivi une trajectoire singulière. Très tôt, il a attiré les foules dans les stades et généré de grasses recettes. Mais il fut d’abord développé sur un modèle artisanal plutôt qu’industriel, paternaliste et non mercenaire : ceux qui y investissaient étaient des grands capitalistes aussi soucieux de leur portefeuille que de leur passion, achetant la paix sociale ou le prestige. Dominant jusqu’à l’orée des années 1970-1980, ce modèle ne prévaut plus. Il s’est brisé sur la récente mondialisation financière du football, à la fin du siècle dernier.

Le football est devenu un spectacle télévisuel à haute plus-value, dont on s’arrache les droits de retransmission à coups de milliards sur la planète divertissement. Ce ne sont pas seulement de nouveaux capitaux, mais de nouveaux capitalistes qui se sont invités sur un terrain tout autre que sportif. L’enjeu n’est plus de jouer, ni même de gagner, mais d’être visible. Il ne s’agit plus de faire triompher une marque sur un marché. Depuis peu, il faut faire rayonner des États loin de leurs frontières et pérenniser des fonds d’investissement internationaux.

Le football sort-il vainqueur de ces transformations récentes, quand moins de 20 % des joueurs concentrent plus de 80 % de la masse salariale d’un sport dans lequel 40 % des joueurs professionnels dans le monde gagnent moins de 1 000 dollars mensuels, 25 % de ceux qui exercent leur métier en France commencent la saison sans contrat et 20 % restent au chômage toute l’année ? On ne s’étonnera pas que près de 38 % des joueurs traversent une période de dépression sévère au cours de leur carrière.

Ce qui est plus surprenant, en revanche, c’est que nous disposions d’outils législatifs de régulation financière encore trop peu exploités. Ils sont pourtant le seul rempart contre les démons et les dérives du football actuel : la déshumanisation et la marchandisation de ses acteurs, sources d’inégalités et donc de conflits à venir.

 

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