Sophie Binet : « Pour le capital, la démocratie est un problème »

La secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, était l’invitée, samedi, de l’Agora de l’Humanité. La dirigeante estime que les syndicats ont « semé des graines », alors que la centrale cégétiste a réalisé 40 000 nouvelles adhésions.

Durant une heure, la secrétaire générale de la CGT Sophie Binet a fait le tour des questions qui animera la rentrée sociale, devant une Agora pleine à craquer.
© Albert Facelly

La foule des grands jours pour Sophie Binet. Samedi, en début d’après-midi, la secrétaire générale de la CGT avait carte blanche à l’Agora de l’Humanité. Alors que la rentrée prend à la gorge une majorité de salariés et de familles qui n’arrivent plus à faire face à la cherté de la vie, la dirigeante cégétiste a avancé des propositions alternatives. Avec pour ligne de mire la mobilisation du 13 octobre pour les salaires et contre l’austérité, elle a aussi indiqué de nouveaux enjeux où se cristallise l’affrontement de classe.

Vous avez été élue en mars au congrès de Clermont-Ferrand, votre profil se différencie de ceux de vos prédécesseurs : vous êtes une femme, cadre, qui n’a pas fait ses armes au PCF. Que signifie votre élection à la tête de la CGT ?

La CGT est souvent caricaturée, mais les femmes ont toujours été présentes dans nos rangs. Notre congrès fondateur de 1895 a été présidé par une femme, Marie Saderne, une corsetière, à la tête d’une grève de quatre-vingt-dix jours. Le fait d’avoir une femme secrétaire générale n’est pas arrivé naturellement, mais concrétise l’aboutissement des combats féministes pour mettre des femmes à tous les postes de responsabilité dans la CGT.

Nous avons passé une étape importante, mais je ne dois pas être l’arbre qui cache la forêt : amplifions notre développement féministe et la syndicalisation des femmes.

L’année 2023 restera comme celle des grèves et manifestations intersyndicales contre la réforme des retraites. Que retenez-vous de cette lutte ?

Nous avons écrit, ensemble, une page de l’histoire sociale. Soyons fiers de ce que nous avons réalisé. Au regard du rapport de force, dans les autres pays européens qui ne sont pas sous le régime de la Ve République nous aurions gagné. Nous sommes à un point de bascule : pour le capital, la démocratie est un problème, alors que les populations sont de plus en plus lucides et refusent les réformes libérales.

Cela va de pair avec l’autoritarisme patronal dans les entreprises. Les banlieues ont été matées à coups de comparution immédiate. Oui, les vols et saccages sont inacceptables, mais ce sont des enfants. C’est une victoire à la Pyrrhus pour Macron.

Il n’a pas de majorité à l’Assemblée. Il ne peut pas inaugurer le Mondial de rugby sans se faire huer par 80 000 supporteurs. Et le match est ouvert au sein même de son gouvernement pour sa succession. Le pouvoir est affaibli par ce passage en force.

Peut-on parler d’un tournant dans l’histoire du mouvement syndical, en dépit de l’application du texte ? La CGT en sort-elle renforcée ?

Nous avons semé des graines. Les organisations syndicales sont revenues au centre du jeu. La CGT compte 40 000 nouvelles adhésions. C’est plus de 100 000 pour l’ensemble des centrales syndicales. Nous avons gagné la bataille de l’opinion. Mais cela n’a pas suffi. Nous devons gagner la bataille de la grève.

Elle ne se décrète pas, mais se construit. La CGT a réussi des grèves reconductibles, notamment dans l’énergie, les transports, le traitement des déchets, etc. Dans certains secteurs, la CGT est implantée, forte de ses nombreuses adhésions. Pour inverser le rapport de force, nous devons faire reculer les déserts syndicaux : 40 % des salariés du privé n’ont pas de syndicats dans leurs entreprises.

« Avec le 13 octobre, nous donnons ensemble le cap : mobilisons-nous pour les salaires. »

Le droit de grève y est théorique ; il n’y a pas d’action collective. Comme en 1936, en 1945, en 1968, enclenchons un grand mouvement de syndicalisation. Les conquêtes sociales ont été obtenues lorsque les organisations syndicales, et singulièrement la CGT, étaient au plus fort de leurs effectifs. L’unité syndicale est un grand acquis de ce mouvement, mais elle ne gomme pas les différences.

La CGT et la CFDT sont deux grandes centrales et nous pouvons débattre des jours durant de nos désaccords. Mais l’unité syndicale donne le cap et permet de rassembler largement le monde du travail. En face, la stratégie du capital est d’abord la répression, mais aussi la multiplication des débats identitaires pour empêcher la classe du travail de s’organiser. Avec le 13 octobre, nous donnons ensemble le cap : mobilisons-nous pour les salaires.

De nombreux cégétistes sont inquiétés pour leurs actions de grève. Le secrétaire général de la fédération des mines et énergie CGT, Sébastien Menesplier, a été convoqué par la gendarmerie. Peut-on parler de menaces sur les libertés syndicales en France ?

Je tire un signal d’alarme démocratique, non seulement sur les libertés syndicales, mais sur les libertés en général. On croit rêver quand le ministre de l’Intérieur ambitionne de ne plus subventionner la Ligue des droits de l’homme ou qualifie les lanceurs d’alerte environnementaux d’écoterroristes.

Sébastien Menesplier a été convoqué parce qu’il est le secrétaire général de la fédération fer de lance de la mobilisation contre la réforme des retraites. Nous sommes dans un ruissellement de la répression : taper sur les directions syndicales pour envoyer un message aux chefs d’entreprise afin d’encourager les licenciements dans les entreprises. Si l’extrême droite arrive au pouvoir, elle aura tous les outils constitutionnels et législatifs pour mettre à bas les conquis sociaux.

Une question de méthode : faut-il discuter avec le gouvernement ?

La CGT ne discute pas avec l’exécutif ou les patrons. La CGT négocie, sur la base d’un rapport de force et sur nos revendications. Grâce à l’unité syndicale, cette méthode est retenue par les autres organisations syndicales. Le patronat change un peu de ton. Et le gouvernement a découvert un nouveau mot : les salaires. Pourtant, il ne voulait pas d’une conférence sociale sur les salaires.

Les patrons ne supportent pas que le législatif dicte les hausses de salaire et déplorent même l’existence d’un Smic fixé par l’exécutif. La boucle prix-salaire n’existe pas, contrairement à la boucle prix-profit. La conditionnalité des aides publiques, 200 milliards chaque année, soit le tiers du budget de l’État, est une nécessité. Tout comme l’égalité femmes-hommes. La force du capitalisme est de récupérer des dynamiques dans la société à son avantage.

C’est le cas de l’index inégalité salariale. Il occulte les inégalités entre les femmes et les hommes et, avec des biais grossiers, permet à 95 % des entreprises d’avoir une bonne note. La CGT lie la lutte entre les rapports de domination du capital et celle contre le patriarcat.

Six saisonniers sont morts ces derniers jours durant les vendanges. Le patronat se plaint d’un problème de recrutement. Mais le problème n’est-il pas celui des conditions sociales et des salaires ?

D’abord, relativisons le problème du recrutement : 5 millions de personnes sont toujours privées d’emploi. Les métiers concernés sont ceux les moins bien payés avec les conditions sociales les plus difficiles. Dans ces secteurs, pour embaucher, il faut modifier les conditions de travail.

Mais la solution du patronat est de couper dans les allocations-chômage et contraindre les gens à accepter ces métiers difficiles. Dans le dossier de l’assurance-chômage, les organisations syndicales sont pour la première fois unies. Toutes refusent la lettre de cadrage du gouvernement. Le patronat se nie en parlant du non-recours aux droits sociaux, alors que ce phénomène concerne une majorité de chômeurs.

Dans les services publics, les besoins en personnel sont criants. Le discours de l’exécutif sur la réduction de la dette publique est-il audible ?

Les services publics se trouvent à un stade critique de paupérisation, alors que le budget de l’armement n’a jamais été aussi élevé. Cet été, parmi les 400 décès supplémentaires en raison des fortes chaleurs, combien sont liés à la fermeture des services d’urgence ? 50 % des établissements scolaires manquent d’au moins un enseignant. Les métiers de la fonction publique ont un problème d’attractivité.

Le recul des services publics s’accompagne d’une explosion du privé lucratif. Nous assistons à une offensive du privé contre la protection sociale. C’est le cas pour les retraites, mais aussi pour le secteur du soin et du lien, nouveau lieu d’affrontement avec le capital. Pas de subventions au privé lucratif ! Si l’on cherche des pistes économiques, elles sont de ce côté-là.

Après un été caniculaire, la question environnementale ne doit-elle pas devenir prioritaire dans les modes de production ?

La question environnementale est au cœur de l’affrontement de classe, comme à Sainte-Soline. L’eau est un nouveau lieu d’affrontement avec le capital. La chaleur tue des travailleurs en France, dans l’agriculture, dans le bâtiment, dans les métiers pénibles et d’extérieur. La CGT revendique l’interdiction du travail au-delà d’une certaine température. Nous devons évidemment rétablir les CHSCT.

Pour répondre au défi environnemental, nous ne pouvons pas nous limiter à la culpabilisation des pratiques individuelles. Nous devons transformer en profondeur l’outil productif. Le cas de STMicroelectronics en est l’illustration. Emmanuel Macron a annoncé le doublement de la production des puces électroniques sur le site, comme l’exigeait la CGT. Mais leur fabrication demande énormément d’eau. Et les aides gouvernementales ne sont pas conditionnées à des critères environnementaux.

La CGT formule une proposition : plutôt que d’utiliser de l’eau propre, recyclons la même eau pour éviter de consommer les ressources de la région. Mais cela coûte plus cher. À Thales, les camarades ont monté un projet d’imagerie médicale avec les technologies utilisées pour fabriquer des engins de guerre. Je pourrais multiplier les exemples. Mais, malheureusement, les militants CGT se retrouvent comme des passagers clandestins, sans pouvoir exposer leur projet. C’est pourquoi de nouveaux droits des salariés dans les entreprises sont à conquérir.

 


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