Liquidation de Fret SNCF : le gouvernement avait-il tout prévu dès 2019 ?
Le gouvernement a présenté un désossage de l’opérateur public, prétextant l’ouverture d’une enquête de Bruxelles sur des aides potentiellement indues. À l’Assemblée nationale, les auditions d’une commission d’enquête laissent présager que cette liquidation était anticipée dès 2019.
Fret SNCF pris dans une tourmente fatidique ? À la suite de l’ouverture d’une enquête de la Commission européenne le 18 janvier, Bruxelles veut savoir si les aides publiques perçues par Fret SNCF entre 2007 et 2019, d’un montant de 5,3 milliards d’euros, constituent une entrave au droit à la concurrence. Mais plutôt que de défendre l’opérateur public, Clément Beaune a choisi la liquidation. Le ministre délégué chargé des transports a présenté, le 23 mai, un plan de « discontinuité ».
Dans un marché ouvert libéralisé dès 2005, l’entreprise publique devra céder à ses concurrents 23 flux de « trains dédiés », affrétés par des clients uniques. L’équivalent de 20 % de son chiffre d’affaires. Fret SNCF sera scindée en deux entités, une pour le transport de trains mutualisés (SNCF New-EF) et une autre pour la maintenance du matériel roulant (SNCF New-M). À cela s’ajoute, selon le document transmis au comité social et économique (CSE) de Fret SNCF, le délestage de 40 % de ses actifs immobiliers et la suppression de près de 10 % de ses effectifs.
Ce plan serait passé comme une lettre à la poste. C’était sans compter sur les députés communistes qui ont obtenu une commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire. En attendant ses conclusions à la mi-décembre, ses auditions, désormais achevées, font état de changements de stratégie et d’une opacité de l’exécutif dans ce dossier.
Fret SNCF condamné dès sa bascule en société anonyme en 2019 ?
Réforme phare pour le rail sous la présidence d’Emmanuel Macron, la loi pour un « nouveau pacte ferroviaire », actait dès 2018 le désossage de la SNCF. Jusque-là intégrée au sein de l’établissement public à caractère industriel et commercial en France (Epic) SNCF Mobilités, Fret SNCF est devenue une société d’actions simplifiée (SAS), avec un transfert de la dette.
Mais, contrairement à un Epic, une SAS est soumise aux procédures d’insolvabilité et de faillite de droit commun. Une réforme validée par l’Union européenne, dont le dispositif pour Fret SNCF n’aurait pas suscité d’observation de la Commission, selon la CFDT, lors de l’audition des syndicats représentatifs.
Or, dès 2016, Fret SNCF a fait l’objet de plaintes de ses concurrents européens – depuis retirées – amenant tout de même l’ouverture d’une enquête le 18 janvier dernier. « Ces aides sont les conséquences de la restructuration du fret. Avant 2003, le transport de marchandises ferroviaires est totalement intégré dans la production de la SNCF. Cette dernière était centralisée, planifiée, sans avoir de bilan financier propre », précise Laurent Brun.
L’ex-secrétaire général de la CGT cheminots poursuit : « Considérer que passer d’une situation monopolistique à une entité autonome et concurrentielle en quatre ans, avec 1,5 milliard de recapitalisation, est un problème, c’est une vaste plaisanterie. » Pour le rapporteur de la commission d’enquête, Hubert Wulfranc (PCF), « en préparant la loi de 2018, le gouvernement savait que Fret SNCF était une société mort-née ».
D’ailleurs, lors de son audition, Sylvie Charles révélait qu’un plan de discontinuité de Fret SNCF avait été commandé au cabinet McKinsey, dès 2019, lors de la filialisation, par les services du ministère des Transports. « L’étude de McKinsey ne garantissait ni la viabilité ni le report modal », mesure l’ex-directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics, entre 2010 et 2020.
Une volte-face de Paris avec l’arrivée de Clément Beaune aux Transports ?
Clément Beaune a pourtant opté pour le choix de la discontinuité. Symboliquement, les futures entités du fret ferroviaire public ne pourront reprendre la marque Fret SNCF. Devant les députés, le ministre rappelle avoir « discuté avec la Commission européenne pour déterminer nos lignes rouges » : pas de licenciements, pas de privatisation et pas de report modal.
« Le but est d’éviter une procédure qui aboutirait à un remboursement et de préserver des conditions favorables pour le fret ferroviaire », poursuit Clément Beaune. Ce qu’a confirmé Olivier Guersent : « Cette épée de Damoclès peut être mortelle. » Lors de son audition, le patron de la Direction générale de la concurrence à Bruxelles assure que le plan garantit une stabilité du secteur : « Proposer une solution en fin de course, c’est prendre le risque que la substance économique soit partie, que les clients s’organisent différemment et que le Fret ferroviaire perde du terrain. »
L’avenir de l’opérateur public s’est joué lors de six rencontres entre le ministre des Transports et la commissaire européenne chargée de la concurrence, Margrethe Vestager, dès septembre 2022, malgré le retrait des plaintes. Une précipitation qui peut interroger, d’autant qu’elle traduit un changement de stratégie de l’exécutif dans ce dossier.
Le prédécesseur de Clément Beaune, Jean-Baptiste Djebbari, estimait, lui, avoir « tenu un discours de vérité et de rapport de force, avec la commissaire européenne et les différents services, notamment la Direction générale de la concurrence. Nous n’étions pas d’accord et j’estimais à ce moment-là qu’il était souhaitable de maintenir un rapport de force pour faire valoir nos arguments ». Laurent Brun conclut : « La commissaire nous a fait part de son étonnement face à la précipitation du gouvernement français, alors que la procédure dure dix-huit mois. »
Le plan de discontinuité est-il viable ?
Dans l’étude produite par McKinsey pour un plan de discontinuité en 2019, la part du fret dans le transport des marchandises devait tomber à 7 % (contre 10,7 % en 2021), soit le plus bas taux des pays industrialisés. Mais qu’en est-il du plan présenté par Clément Beaune, qui réduit l’activité de la nouvelle filiale à 80 % de la précédente ? Aucune étude d’impact n’a été rendue publique, à l’exception du rapport de Secafi Alpha commandé par le CSE de Fret SNCF, que l’Humanité a pu consulter.
S’agissant du transfert des 23 flux à ses concurrents, le rapport conclut que « le risque de report modal inversé (des trains aux camions – NDLR) est faible puisque d’autres entreprises ont la capacité de reprendre ce type de flux. De plus, Fret SNCF sera dans l’obligation de proposer des mesures d’accompagnement destinées à faciliter leurs reprises ».
Secafi Alpha s’interroge cependant sur la pérennité de la future entité de transport de trains mutualisés (SNCF New-EF) : « L’entreprise ne saurait trouver son point d’équilibre sans le soutien financier de l’État. La remise en question de ces dispositifs de soutien après 2027 nous paraîtrait prématurée et fortement préjudiciable à la viabilité de l’entreprise. »
Le rapport s’inquiète par ailleurs que la « liquidation de Fret SNCF se traduise par une déstabilisation du secteur à travers les risques de report modal ». Comprendre : plus de camions sur les routes alors que l’exécutif se fixe pour objectif de doubler la part modale de fret ferroviaire d’ici à 2030.
Quid des agents de Fret SNCF ?
Avec ce plan de discontinuité, le nouvel opérateur ferroviaire public devra se séparer de près de 10 % des emplois de Fret SNCF. « S’ils ne trouvent pas de solution, j’ai pris l’engagement social qu’ils puissent rester dans le groupe SNCF et revenir à l’activité de fret, à laquelle nous espérons que nos investissements permettront de se développer à nouveau, notamment en termes de gestion capacitaire », rappelle, devant les députés, Clément Beaune. Sans plus de garanties.
Reste la question des agents qui seront transférés dans les futures entités. Dans son rapport, Secafi Alpha écrit qu’« en séparant l’activité́ d’exploitation de celle de maintenance, ces évolutions posent fortement le double enjeu : celui de l’efficacité́ industrielle dans un groupe éclaté et celui du socle social et des mobilités dans un groupe de plus en plus cloisonné ».
Le rapport appelle à « anticiper et mesurer les risques psychosociaux » ainsi qu’à « agir sur les potentiels et/ou avérés troubles psychosociaux ». Dans un questionnaire réalisé pour les soins de l’étude, 81 % des salariés se disent « très inquiets » pour leur avenir professionnel dans le cadre de ce plan de démantèlement.
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