Missak Manouchian et l’Affiche rouge : « La propagande nazie s’est retournée contre ses initiateurs »

L’historien du communisme et du régime de Vichy Denis Peschanski et le documentariste Hugues Nancy cosignent « Manouchian et ceux de l’Affiche rouge », un film-événement « tout archives ». Ce remarquable travail vient combler les zones d’ombre qui subsistent autour de la lutte, la traque et la fin de ces mythiques combattants FTP-MOI.

L’histoire est connue. Mais elle révèle encore des détails que seul le travail minutieux des historiens peut mettre en lumière. Aux nazis, il fallait une tête d’affiche pour dénoncer les « terroristes » qui voulaient libérer leur pays : ce sera Missak Manouchian, requalifié en « chef de bande » de « l’armée du crime ». Mais grâce à cette affiche rouge dont Aragon et Ferré feront un signe de ralliement, lui et ses 22 camarades combattants des FTP-MOI entreront à jamais dans la lumière.

Ils le méritent, comme cette entrée prochaine au Panthéon, par leur amour immense pour leur patrie d’adoption : on apprend ainsi, dans le film coécrit par l’historien Denis Peschanski et le documentariste Hugues Nancy, que Manouchian avait déposé deux demandes de naturalisation, pour pouvoir s’enrôler dans l’armée. Il trouvera finalement un autre moyen de défendre son pays. Comme lui, les communistes étrangers, pour les Allemands coupables à double, parfois triple titre (nombre d’entre eux étaient juifs, il y avait même des femmes) du délit d’altérité, ont clamé cet amour en versant leur sang. Ce rappel pour mémoire (collective) n’était pas inutile.

L’histoire des Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI), c’est celle de l’engagement communiste, mais c’est aussi une histoire d’amour avec la France…

Denis Peschanski, historien.

Chez les FTP-MOI, il y a une convergence identitaire. Manouchian est évidemment extrêmement marqué par le génocide des Arméniens de 1915, qui l’a rendu orphelin. Son père est mort, les armes à la main, ce qui n’est pas sans expliquer son propre engagement. Sa mère est morte de faim. Et lui va se retrouver dans un orphelinat du Liban, alors sous mandat français. Il va y développer un amour pour la langue de Molière, un attachement à la France des droits de l’homme, de la Révolution française.

Il va venir en France en 1924. Arménien, réfugié, communiste à partir du début des années 1930 et donc internationaliste, il est aussi chrétien : avant d’être exécuté, il a communié. Donc, il a cette pluralité d’identités. Et il a demandé deux fois sa naturalisation, pour pouvoir s’engager dans l’armée. Cet attachement, il le partage avec beaucoup de Juifs d’Europe centrale et orientale, qui forment le contingent le plus important des FTP-MOI de la région parisienne avec les Italiens.

Hugues Nancy, documentariste.

Ce qui m’a frappé, c’est la prépondérance de la Révolution française dans leur imaginaire. On a retrouvé un album de photos prises par les prisonniers du camp de rétention de Gurs, dans les Pyrénées-Atlantiques, à la frontière espagnole : en 1939, les anciens brigadistes fêtaient les 150 ans de la Révolution. Ils sont tous étrangers et pourtant ! Cette idée de la France comme pays de la Révolution, c’est un élément crucial.

La particularité des FTP-MOI, c’est la lutte armée. Mais leurs derniers mots sont toujours des mots d’espoir. Ce sont leur parcours, leurs aspirations qui les font se projeter vers l’avenir, alors que leur vie va s’achever ?

Hugues Nancy, documentariste.

Je dirais que c’est la conviction d’avoir eu un combat juste. Quand on a des convictions politiques fortes, qui vous conduisent à mourir en leur nom, on les défend jusqu’au bout. Et puis l’espérance, c’est la fin de la guerre, et elle est proche. Ils le savent, ils l’espèrent et plus la victoire alliée s’annonce, plus leur combat va paraître juste aux yeux des autres et aux leurs.

Denis Peschanski, historien.

J’avais demandé à Guy Krivopissko (conservateur du musée de la Résistance nationale, décédé en 2023 – NDLR) de publier ces dernières lettres de fusillés, entre autres parce que j’avais lu celle du chef du réseau de mes parents. C’était d’une force extraordinaire. On trouve ça dans toutes les lettres de fusillés. C’est à pleurer à toutes les lignes et avec le même espoir, quel que soit le positionnement politique de celui qui écrit.

Vous utilisez des images d’archives. Où les avez-vous trouvées ?

Hugues Nancy, documentariste.

Notre documentaliste, Hélène Zinck, a fait un travail remarquable. C’est une période beaucoup traitée à la télévision, alors certaines images pouvaient être un peu connues. Mais la manière de les monter donne le sentiment de les redécouvrir. On voulait rendre compte de ce qu’ont pu ressentir nos personnages sur le moment, plonger le téléspectateur dans leur réalité. Mais on doit beaucoup aussi aux recherches précieuses de Denis, par exemple pour la demande de naturalisation de Missak Manouchian.

C’est important symboliquement, quand on parle de l’entrée au Panthéon d’un étranger, communiste et amoureux de la France. Hélène, de son côté, a trouvé un album qui était dans les archives de la préfecture de police. C’est absolument incroyable : les Allemands y recensent à la fois les attentats réels et des reconstitutions qu’ils avaient faites eux-mêmes pour en garder la trace.

Denis Peschanski, historien.

En quarante ans, j’ai ouvert des centaines de cartons. Et là, boum ! Je tombe sur les deux demandes de naturalisation de Manouchian, une pièce absolument essentielle. La numérisation nous aide aussi beaucoup : grâce à elle, on peut voir en série des documents qu’on abordait de façon éparpillée, sans en mesurer l’ampleur. Par exemple, les agendas de la brigade spéciale numéro 2 des renseignements généraux, qui permettent une vision complète de l’importance politique et militaire de l’action des FTP-MOI : en les feuilletant, on voit trois, quatre actions par jour… C’était totalement insupportable pour les Allemands.

Une partie de cette documentation est issue de la propagande allemande. Avec les photos, les fascicules, et surtout cette Affiche rouge, devenue une icône politique, peut-on dire que la propagande des nazis s’est retournée contre eux ?

Hugues Nancy, documentariste.

Avec le recul, on peut le dire. Les Allemands, à ce moment-là, n’ont pas perçu le basculement de l’opinion à l’œuvre depuis des semaines et des mois. Il y a cette espérance que la guerre va prendre fin et qu’ils vont être chassés du pays. Cet acte de propagande des Allemands suffit à déclencher de la sympathie chez les Parisiens et les Français qui n’en peuvent plus de cette occupation. Donc oui. Ils sont rentrés dans l’histoire grâce à cette affiche, puis grâce à Louis Aragon. Mélinée la première a dit que s’il n’y avait pas eu l’affiche, sans doute aurait-on oublié Missak et ses camarades. Elle avait raison : cette affiche a symbolisé le combat des FTP-MOI. Ils sont devenus des héros grâce à elle.

Denis Peschanski, historien.

Elle s’inscrivait dans une opération de propagande destinée à montrer que la résistance est le fait des juifs, des métèques, des communistes, dans une thématique classique dénonçant le judéo-bolchévisme. La Propagandastaffel voulait montrer que ce sont ces étrangers qui conduisent cette résistance. Cette opération, d’ailleurs mise en œuvre par le Centre d’études antibolcheviques, une officine collaborationniste, se retourne contre ses initiateurs. D’habitude ils maîtrisaient mieux la communication : quelques semaines plus tôt, ils avaient caché l’exécution de Julius Ritter par l’équipe spéciale de Marcel Rayman, Celestino Alfonso et Leo Kneler pour ne pas alerter l’opinion.

Les MOI ne savaient même pas qui il était : ils ont appris par la presse qu’il était l’organisateur du Service du travail obligatoire. Mais il ne fallait pas mettre en évidence une exécution dont les Français auraient été ravis. Dans le même ordre d’idées, il n’y a pas d’image du procès, juste quelques pièces d’archives dont une trouvée au service historique de la Défense par Jean Vigreux, qui donne les décisions du tribunal et sa composition. Le montrer aurait été catastrophique : les seules images qu’on présente sont prises dans la cour de Fresnes, ces visages blêmes et hirsutes sur fond de murs gris, pour faire peur aux « bons Français ».

Manouchian entre au Panthéon au moment où on durcit les lois sur l’immigration. Cela dit quelque chose de la place de l’étranger en France ?

Hugues Nancy, documentariste.

Il faut faire attention de ne pas comparer les époques. Ce que ça raconte, c’est surtout l’engagement communiste de ces jeunes gens qui voulaient changer le monde. Étaient-ils communistes juifs ou juifs communistes, ou communistes parce que juifs et que leur famille a subi des déportations ? Si on doit tirer une leçon de cette époque, c’est la façon dont le Parti communiste les a accueillis dans des structures dédiées, qui permettaient l’intégration. Bien sûr que ça interroge la place des étrangers. L’histoire de Manouchian et de ses 22 camarades, c’est l’histoire de l’immigration en France, mais aussi celle des partis politiques de gauche qui tentent d’intégrer ces travailleurs étrangers.

Denis Peschanski, historien.

La force du PCF à ce moment-là, c’est d’être à la fois vecteur d’intégration et en même temps de créer des structures qui permettent à ces gens venus d’ailleurs de se retrouver entre eux, comme Missak et Mélinée dans le journal de la section française du Secours pour l’Arménie, « Zangou ». L’entrée de Manouchian au Panthéon, elle est liée d’abord à ses responsabilités, mais plus encore, à la rencontre d’un poète, Missak lui-même, avec deux autres poètes, Louis Aragon et plus tard Léo Ferré.

Mais il ne faut pas oublier qu’il y entre accompagné, avec Mélinée, de ses 22 camarades, plus Joseph Epstein, le chef des FTP, puisque leurs noms seront inscrits en lettres d’or à côté du caveau. Avec lui, ce sont tous les résistants étrangers qui sont honorés. On a attendu 2024 pour que rentre au Panthéon le premier résistant étranger et le premier résistant communiste !

Hugues Nancy, documentariste.

Cette histoire raconte aussi la chance que sont les réfugiés politiques : une richesse pour le pays d’accueil. Ils sont la démonstration qu’on peut être réfugié et le premier à se battre pour la France et à mourir pour elle.

Manouchian et ceux de l’Affiche rouge, de Denis Peschanski et Hugues Nancy, France 2, mardi 20 février 2024 à 21 h 10.

 


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