En débat: Le féminisme peut-il se passer des hommes ?

L’engagement des hommes dans le féminisme apparaît à plusieurs niveaux comme une nécessité. Reste la question de la place qu’ils doivent occuper dans l’action collective, des pratiques et des outils de lutte à adopter pour parvenir à l’égalité hommes-femmes.

 

Les femmes peuvent-elles faire confiance aux hommes pour livrer la bataille de l’égalité ? Ensemble, ils pourraient porter un autre projet de société. Faut-il encore que les hommes le désirent. La question reste primordiale, notamment à l’heure où des enquêtes sociologiques menées en Amérique du Nord et en Europe révèlent que seulement 40 % des hommes soutiennent les féministes. Le dernier rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes affirme encore une recrudescence du sexisme.

Au lendemain des accusations de viol contre Gérard Miller, Sandrine Rousseau réagissait : « On ne peut compter sur aucun homme. » Comment analysez-vous cette déclaration ?

Shirley Wirden

Maire-adjointe PCF à Paris en charge de l’égalité femmes-hommes

Si « on ne peut compter sur aucun homme », cela voudrait dire qu’il n’y aurait aucune perspective de transformation de nos politiques publiques, alors autant arrêter de militer ! Ce type de formule renforce certains clichés envers les féministes qui sont contre-productifs, surtout dans cette période où nous observons une recrudescence des idées réactionnaires et des mouvements masculinistes.

Par ailleurs, à chaque fois que les femmes sont à l’œuvre de conquêtes sociales, elles le font pour l’ensemble de la société et, dans ce cadre, la place des hommes est évidemment nécessaire. Donc, je crois profondément à la mixité quand il s’agit de prendre des décisions politiques.

Francis Dupuis-Déri

Enseignant-chercheur à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’université du Québec à Montréal

Si Sandrine Rousseau voulait dire qu’il y a des prédateurs dans toutes les catégories sociales, c’est vrai. Il y en a parmi les politiques, les universitaires, les artistes, les sportifs, les ouvriers… et même parmi des hommes qui se disent « féministes » mais qui se révèlent être des harceleurs ou des agresseurs, parfois multirécidivistes.

À gauche et à l’extrême gauche, il y a aussi une longue histoire de violence, même meurtrière. Les femmes des partis progressistes ne sont pas épargnées par les violences sexistes et sexuelles. Depuis des décennies, des militantes quittent leurs organisations à cause de cela, pour former leur propre collectif. Le féminisme « radical » des années 1960-1970 et la non-mixité féminine viennent en partie de là.

Delphine Dulong

Professeure de science politique à l’Université Paris 1

Pour revenir et appuyer l’idée que, sans les hommes, le développement des politiques publiques en direction des femmes échoue, on peut prendre l’exemple des projets d’« empowerment » menés dans des pays à faibles revenus. Ces politiques en direction des femmes montrent qu’ils ont pour conséquence une très forte recrudescence des violences conjugales.

Donc, de ce point de vue, ne serait-ce que pour éviter ces phénomènes de backlash (retour de bâton – NDLR), je suis pour associer les hommes aux mouvements féministes. Toute la question, c’est évidemment comment.

Justement, quelle place doivent occuper les hommes dans le mouvement féministe ?

Delphine Dulong : Cette question des formes les plus appropriées de l’engagement des hommes dans la cause des femmes est compliquée. Certaines ont déjà montré leurs limites. En France, l’expérience de l’association Mix-Cité étudiée par Alban Jacquemart est révélatrice. Dans l’association, les hommes étaient présents à hauteur de 30 %. Pourtant, ils étaient surreprésentés dans les postes de direction et surmédiatisés par rapport aux femmes.

Quand Mix-Cité s’en est rendu compte, elle a décidé de changer les règles pour qu’il y ait une représentation à proportion des deux sexes. Conséquence : la plupart des hommes se sont désinvestis. Dans un autre registre, le réseau international MenEngage, qui lutte contre les stéréotypes de sexe et pour la promotion d’une « masculinité positive », ne va pas non plus sans poser problème.

Dans son travail de thèse, Zélie Jobert montre d’une part que le réseau est totalement monopolisé par des hommes des classes supérieures qui imposent leur masculinité comme modèle. D’autre part, ils accaparent les ressources financières au détriment des associations féministes qui perdent le contrôle sur le territoire.

Francis Dupuis-Déri : Il y a des pistes intéressantes dans certains collectifs d’hommes antisexistes et anti-patriarcaux qui se positionnent comme des auxiliaires du mouvement féministe. Ils ne se pensent pas comme des groupes de parole qui viseraient à déconstruire leur masculinité, mais travaillent plutôt dans une perspective militante, se demandant comment aider concrètement les femmes et les féministes.

Cela peut passer par des actions de tractage, de transport ou même par garder des enfants et faire la vaisselle lors d’événements féministes, ou encore par une contribution financière. Ces modèles constituent, selon moi, le moindre risque de dérive, à l’inverse des groupes masculins de parole.

Ce n’est pas inévitable, mais, trop souvent, ces hommes bien intentionnés qui discutent d’abord dans une perspective antisexiste commencent à se plaindre de leur conjointe, de leur ex, de leur mère et de l’absence du père. Finalement, ils deviennent masculinistes.

Delphine Dulong : Je pense en effet que la position d’auxiliaire du mouvement féministe pour les hommes est l’une des principales pistes à suivre. Les hommes doivent être solidaires plus que membres du mouvement féministe. À ce titre, ils peuvent aussi servir d’instruments dans la diffusion de modèles de nouvelles masculinités.

Prenons l’exemple de la campagne du Ruban blanc, lancée en 1989 au Canada après le massacre de plusieurs femmes sur le campus polytechnique de Montréal par un masculiniste. Elle est devenue un mouvement mondial d’hommes mobilisés contre les violences faites aux femmes.

Au Brésil, des footballeurs célèbres ont incarné cette campagne en scandant des slogans de type : « Si tu bats ta femme, c’est que tu n’es pas un homme. » Cette incarnation de la lutte par ces hommes est très importante car ils se sont constitués comme des modèles à suivre pour des personnes qui n’ont pas accès dans leur quotidien à ce type de discours politique.

Shirley Wirden : La diffusion de modèles de masculinité positive est en effet une action primordiale. Les hommes ont une responsabilité à prendre sur le sujet. En ce sens une association comme ZeroMacho, qui s’engage contre la prostitution en refusent ce modèle de domination, est extrêmement intéressante parce que, en refusant d’être des clients potentiels, ces hommes portent un autre modèle de masculinité.

Suffit-il que les hommes s’engagent dans la déconstruction des stéréotypes de la masculinité pour parvenir à l’égalité hommes-femmes ?

Delphine Dulong : C’est un préalable nécessaire mais qui n’est pas suffisant, bien sûr. Car, les stéréotypes de genre ne sont pas seulement intériorisés chez les hommes et chez les femmes, ils le sont aussi dans les institutions, dans les politiques publiques qui les perpétuent au-delà même de l’intentionnalité des acteurs.

De plus, la déconstruction au niveau individuel ne peut pas mener à un mouvement d’ampleur. Une révolution ne se fait pas au niveau des individus mais dans l’action collective, donc c’est un préalable, mais ça suppose aussi des actions collectives.

Francis Dupuis-Déri : J’ai tendance à penser que notre socialisation masculine ou féminine est la plus profondément implantée en nous. Elle commence même avant notre naissance. Quand les parents apprennent le sexe de l’enfant, tout un processus de socialisation prénatale se met en place et il faut être très optimiste pour penser que l’on va s’en émanciper individuellement, une fois adulte.

Je connais des féministes radicales qui se retrouvent, à un moment, prises dans des schémas patriarcaux parce qu’elles n’arrivent pas à se dépêtrer des contraintes : elles sont, par exemple, les seules à s’occuper de leur père mourant, alors que les frères regardent ailleurs. Elles sont capables d’analyser ces situations, mais la société est plus forte que l’individu.

Par ailleurs, on a tendance à croire que l’engagement des hommes dans le mouvement féministe est récent. Pourtant, on trouve dès le XIXe siècle la mention « New Men », les « hommes nouveaux » qui luttent pour les droits des femmes. Cela fait cent cinquante ans que de « nouveaux » hommes essaient de déconstruire la socialisation masculine. Disons que nous ne sommes pas super efficaces…

Justement, est-ce suffisant pour les hommes et les femmes de s’attaquer aux stéréotypes de genre sans s’attaquer au néolibéralisme ?

Shirley Wirden : Étant communiste, je m’inscris dans une perspective matérialiste où je crois fondamentalement que le féminisme doit irriguer l’ensemble des réflexions, à commencer par le monde du travail. Son organisation est en lien direct avec les rapports sociaux entretenus notamment dans le cadre de couples hétérosexuels.

Prenons la double journée, une femme ne peut pas développer librement une carrière, tout en continuant à avoir ce travail à domicile à part entière. De fait, cette situation exige la transformation de notre société, par exemple via le développement du service public de la petite enfance.

Aujourd’hui, ces faiblesses constituent un frein majeur à l’accès des femmes à l’emploi, notamment des plus précaires. De plus, il y a une profonde inégalité sur l’ensemble du territoire qui est due à ce défaut de service public. Ainsi la réalité des femmes n’est pas la même partout.

Francis Dupuis-Déri : En effet, ce que les études montrent bien, c’est que les choses évoluent très lentement au niveau du travail salarié et domestique dans les couples hétérosexuels, surtout avec enfants. Certes, plusieurs de ces couples entretiennent une forte illusion quant à la répartition égalitaire des tâches.

Mais, ce qui a surtout changé, c’est que les nouveaux parents hétérosexuels discutent ouvertement, sortent la calculatrice et décident, finalement, que c’est mieux que l’homme retourne toucher son salaire le plus rapidement possible, ce qui va affecter les tâches domestiques et même la retraite de la femme. À la différence du modèle des années 1960, les couples discutent, ce qui donne l’impression que c’est plus égalitaire et plus rationnel, mais on reproduit les rôles traditionnels sexistes.

Quels intérêts ont les hommes à s’engager dans le mouvement féministe ?

Francis Dupuis-Déri : De nature pessimiste, j’ai tendance à insister sur le fait que les hommes y perdent, ce qui sert aussi à comprendre notre forte résistance – explicite ou non – face aux demandes des féministes. En situation inégalitaire, un des deux groupes est fortement avantagé par rapport à l’autre, à différents niveaux. Établir l’égalité engendre nécessairement une perte, à tout le moins relative, pour le groupe privilégié. Les hommes ont, entre autres, plus de temps libre que les femmes.

On ne veut pas perdre ça pour effectuer plus de tâches domestiques ou parentales. De plus, Virginia Woolf disait : ce qui est génial pour les hommes, c’est qu’ils n’ont rien fait encore en se levant le matin, mais ils se sentent déjà supérieurs à 50 % de la population. Il y a cette impression chez les hommes, même pro-féministes, d’être supérieurs en capacité et en intelligence. Les hommes devraient perdre tout cela, et bien plus, avec une victoire complète du mouvement féministe.

Delphine Dulong : Oui, les hommes vont perdre tout cela, c’est justement sur ce point qu’il faut réfléchir. Qu’est-ce qu’ils vont perdre s’ils partagent davantage de tâches domestiques ? Du temps pour eux, certes, mais ils vont aussi en gagner avec leur famille. Toutefois, encore faut-il pouvoir l’apprécier, se dire : « Oui, je suis plus heureux quand je suis avec ma famille plutôt que de travailler comme un forcené pour gagner un salaire plus ou moins conséquent. »

Cela signifie que l’on ne transformera pas les rapports sociaux de sexe sans transformer la société, donc aussi le rapport au travail, le rapport au temps, le rapport à l’argent, et cetera. C’est sur cela qu’il faut travailler. Par ailleurs, il est faux de croire que les hommes n’ont rien à gagner dans le combat féministe.

La lutte contre l’excision en donne la preuve. L’ONG Tostan, basée au Sénégal, a développé un programme extrêmement efficace qui repose sur l’intégration des maris, des chefs de village et des chefs religieux dans la lutte contre l’excision. Pour une femme excisée, les rapports sexuels sont extrêmement douloureux, donc elle n’a absolument pas envie d’en avoir, ce qui est un problème pour le mari et la relation de couple. Grâce au travail de Tostan, de nombreux hommes ont compris qu’ils avaient intérêt à abandonner la pratique de l’excision et à le faire collectivement.

Shirley Wirden : Pour revenir sur ce que les hommes y perdraient, tout dépend aussi dans quelle société on a envie de vivre. À travers mon prisme politique, je crois à une société libérée de tout rapport d’exploitation et de domination, donc, forcément, pour moi, c’est une logique globale qui mènera à une transformation profonde de la société à l’avantage de tous, hommes et femmes.

Je répète souvent cette phrase de Danielle Casanova, résistante communiste : « La conquête du bonheur est pour la femme liée à son libre épanouissement dans la société, cet épanouissement est une condition nécessaire du développement du progrès social. » C’est une perspective politique de long terme mais certainement que, à court terme, il y aurait quelques désagréments subis par certains ! Mais je me bats pour cette perspective révolutionnaire. Je suis optimiste.



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