NDLR de MAC: Un article avec une analyse pertinente du détricotage de notre modèle d’éducation nationale qui signe le retour à la reproduction des élites mâtiné d’économie sur le dos des couches populaires au service d’un libéralisme, d’un capitalisme qui se frotte les mains… C’est bien un populisme qui préside à cette régression sans précédent!
L’éducation est dans la tourmente. Crise des vocations, augmentation des démissions : les enseignants se sentent malmenés par des orientations qui induisent une profonde démotivation et un mal-être généralisé, liés à la perte de sens de leur métier et au conflit des valeurs que certaines dispositions font naître chez eux. La principale conséquence est une défaillance du service public dans certains établissements scolaires où des postes ne sont pas pourvus et un recul de la réussite des élèves particulièrement marquée chez ceux qui sont les moins favorisés. Cette régression du système éducatif français – une fierté nationale en son temps, citée en exemple dans de nombreux pays étrangers – trouve en grande partie sa source dans la vague de populisme, à l’image de la Hongrie de Viktor Orban. Comme le système scolaire hongrois l’éducation française est en train de basculer vers un modèle éducatif autoritaire qui s’affranchit pleinement des recommandations des organismes internationaux portées par la recherche universitaire. Les évolutions constatées dans les deux pays présentent des similitudes troublantes. Pour certains, la France et la Hongrie apparaissent comme les têtes de pont, en Europe, d’un nouvel ordre éducatif balayant les principes de la décision démocratique et le souci d’égalité. L’histoire récente du système éducatif hongrois est bien connu de tous. Elle se termine par le rattachement des enseignants au ministère de l’intérieur après la suppression de leur statut de fonctionnaire. En France, l’histoire, qui est encore en train de s’écrire, s’est déroulée en cinq actes.
Acte 1 : la réforme du lycée
Tout commence en 2018 avec la réforme du lycée. Celle-ci annonce les prémisses du populisme. Il s’agit de mettre en œuvre les conclusions d’un rapport sur la réforme du baccalauréat qui dénonce « un monstre organisationnel ». Cela suppose une transformation du lycée avec la suppression des filières existantes afin de les remplacer par des enseignements de spécialité qui ouvrent davantage vers les réalités de l’enseignement supérieur.
L’intention est certainement louable mais la mise en œuvre est fortement critiquable. Construire une réforme sur la base d’un unique rapport revient à s’inscrire dans une logique d’intelligence simple là où les recommandations de bonne gouvernance invitent à recourir aux procédés d’intelligence collective afin de mieux appréhender la complexité. Ainsi, dès la réforme du lycée, les procédés habituels de la concertation publique – déjà particulièrement restreints en France au regard des préconisations internationales – ont été mis à mal. Les différentes parties prenantes à l’activité éducative n’ont pas été associées comme il aurait fallu le faire pour construire une réponse à la hauteur des enjeux annoncés. Il en résulte des travers structurels dénoncés dès la phase d’élaboration, sans que les autorités éducatives ne prennent en compte les avertissements. De fait, le « monstre organisationnel » du baccalauréat n’a pas été résorbé, bien au contraire. Il s’est juste immiscé dans la vie des établissements, complexifiant davantage leur fonctionnement déjà très normé en renforçant la pression évaluative sur les élèves qui jouent maintenant leur orientation sur toute la durée de leur scolarité. Les enseignants, quant à eux, sont devenus des variables d’ajustement de besoins dictés par les familles. D’une année à l’autre, les besoins disciplinaires évoluent en fonction des demandes des familles. La réforme du lycée entérine cette variabilité quand les organismes internationaux recommandent la stabilité des équipes enseignantes.
Acte 2 : le Grenelle de l’éducation
Lancé en 2020, le Grenelle de l’éducation est une belle opération de communication. Comme son nom l’évoque, l’idée est de montrer que les différentes parties prenantes à l’éducation – syndicats, chercheurs, parents d’élèves, élus, membres de la société civile – se sont réunis afin de définir collectivement les grandes orientations à venir pour le service public d’éducation et définir un « agenda social ». C’est ainsi qu’il y a eu « une concertation large avec la société civile » grâce à « l’incubateur du Grenelle de l’éducation » ainsi qu’un colloque scientifique intitulé « Quels professeurs aux XXIème siècle ? ». Dans les faits, il n’y a eu aucune procédure de décision collective et pour beaucoup de participants, les conclusions formulées semblent être en décalage avec le contenu des échanges, notamment lorsqu’ils portaient sur les recommandations issues de la recherche.
Avec le Grenelle, les autorités éducatives disposent, à la fois, d’une vision, d’une doctrine et d’une feuille de route pour l’éducation. Pour ce qui est de sa vision de l’éducation, le Grenelle paraît terrible à bien des égards. En opposition totale avec la vision mondiale formalisée au travers de la Stratégie Education 2030 élaborée lors du forum de l’éducation réuni par l’UNESCO en 2015 à Inchéon, le Grenelle fait fi des principes humanistes et de la volonté transformatrice reconnue à l’éducation : il ne s’agit pas d’inventer le futur dans une perspective mondiale selon une logique de coopération et d’intelligence collective. L’éducation est envisagée comme le moyen d’accéder aux emplois existants, dans une logique de compétition. Pour cela, les enseignants sont considérés comme des exécutants qu’il convient de mieux former et de mieux rémunérer. Pas une seule fois il est envisagé de reconnaître que les enseignants sont la source majeure du changement éducatif. Pas une seule fois, il est reconnu leur capacité d’innovation pédagogique, que les organismes internationaux encouragent de développer par des procédés de bonne gouvernance reposant sur la facilitation. En un sens, le Grenelle marque le repli national du système éducatif français et le retrait vis-à-vis des engagements internationaux pris au travers de la déclaration d’Inchéon.
Le Grenelle de l’éducation est aussi une doctrine. En affirmant la volonté de s’affranchir des conclusions de la recherche et des recommandations des organismes internationaux, pourtant évoqués lors des échanges, et en renforçant le caractère centralisé de la décision éducative, les autorités scolaires s’engagent dans la voie délicate de la pensée doctrinaire. La feuille de route élaborée par le Grenelle de l’éducation, constamment donnée en référence pour justifier des orientations prises en académies, relève d’une pensée bien spécifique. Cette pensée n’est pas celle de la communauté scientifique et ne suit pas les recommandations des organismes internationaux. Il convient d’avoir cela à l’esprit lorsqu’il s’agit de décliner les engagements du Grenelle, de façon concrète, pour les élèves et les élèves et les enseignants.
Acte 3 : la gestion du COVID
La pandémie de COVID, en générant une nécessaire adaptation des systèmes éducatifs lors des périodes de confinement, a permis de tester l’agilité des systèmes de décision, c’est-à-dire leur capacité à prendre des décisions opérationnelles, répondant aux besoins immédiats en fonction des éléments de contexte. Cet épisode a révélé les travers de la logique hyper-centralisatrice des autorités éducatives françaises. En l’absence de confiance donnée aux acteurs pour qu’ils décident par eux-mêmes des dispositions à prendre en fonction des contextes spécifiques, les décideurs centraux ont été amené à construire des dispositions nationales applicables de façon uniforme pour tous les établissements scolaires. Cela dénote l’absence de posture stratégique et la volonté d’investir le champ de la décision opérationnelle qui relève normalement d’un niveau inférieur. C’est comme si un amiral se substituait aux différents capitaines pour prendre à distance les commandes des multiples vaisseaux de sa flotte devant affronter la tempête. La démarche a été suivie par les observateurs étrangers avec un sourire en coin. En matière de covid et de confinement, les préconisations nationales françaises sont arrivées bien après que les établissements scolaires aient mis en œuvre leurs propres dispositions. Difficilement applicables à l’ensemble des contextes spécifiques, elles ont été assorties de foires aux questions de longueurs interminables qui attestaient de la difficulté à englober l’ensemble des situations particulières. Par comparaison aux systèmes éducatifs étrangers, la gestion éducative de l’épisode de covid aurait pu nourrir la réflexion sur la nécessaire décentralisation de l’éducation prônée par les organismes internationaux. Il n’en a rien été. Les autorités éducatives ont bien perçu que leurs préconisations, en décalage temporel et opérationnel avec les réalités de terrain, n’étaient pas pleinement appliquées. Peut-être ont-elles alors pris conscience que le système éducatif français appartenait à la catégorie des bureaucraties molles qui, en reposant sur une régulation par la norme écrite sans procédés de contrôle réellement efficients, laissaient le libre champ aux acteurs pour interpréter la norme éducative ? Peut-être ont-elles alors décider de recourir aux indicateurs de mesure pour renforcer les modalités de contrôle ?
Acte 4 : le Pacte et les remplacements de courte durée
Parmi les défaillances de service public, celle des postes non pourvus est la plus criante. Elle touche principalement des établissements situés en zone rurale ou dans des quartiers d’éducation prioritaires. Les élèves les moins favorisés en sont les premières victimes. S’attaquer à la problématique des postes non pourvus suppose de renforcer l’attractivité du métier en augmentant les salaires des enseignants mais surtout en leur accordant davantage de considération. L’enjeu est de les reconnaitre pleinement comme des ingénieurs pédagogiques.
La hausse des salaires a été prévue par le « Grenelle » de l’éducation. Cependant, la moitié de cette hausse est conditionnée par l’engagement dans des missions particulières – dont la plupart existent déjà – nécessitant une forme de contractualisation assortie d’un strict suivi de leur exécution. Cette forme de rémunération conditionnée au respect d’objectifs définis par le niveau central a été nommée « Pacte » par le ministère. Ressentie comme une forme de déni des capacités pédagogiques des enseignants et comme une forme de chantage à la rémunération, elle est contestée par la majorité des enseignants. A ce jour, il n’y aurait que le quart de l’enveloppe utilisée, ce qui fait que pour beaucoup, l’augmentation de la rémunération n’est effective que pour la moitié de ce qui a été annoncé.
Pour contrecarrer la problématique des postes non pourvus, de plus en plus nombreux, les autorités éducatives ont lancé une campagne de communication portant sur le remplacement de courte durée. A grand renfort de statistiques, relayées par une intense couverture médiatique, le remplacement de courte durée est devenu, presque du jour au lendemain, la préoccupation majeure du système éducatif. L’opinion publique a ainsi pu découvrir que les enseignants étaient toujours absents et qu’il existait de réelles marges de manœuvre pour effectuer des remplacements si ceux-ci voulaient bien y mettre de la bonne volonté. C’est alors qu’un nouvel indicateur de mesure s’est imposé aux établissements scolaires. Les personnels de direction ont alors eu injonction de « cocher la case » de leur logiciel Pronote autorisant la remontée des statistiques au ministère, malgré tous les biais de calcul qui avaient pu être signalés. Cette habile séquence populiste a permis de positionner les autorités éducatives dans une dynamique d’action, pointant le peu d’enthousiasme des enseignants, renvoyant l’image de décideurs publics omniscients, capables de poser des diagnostics fins et prenant les choses en main pour régler des problèmes, jusque-là insoupçonnés. Le signal est fort, les autorités éducatives se chargent de mettre les enseignants au travail afin de lutter contre le fléau national des absences non remplacées.
Acte 5 : Le choc des savoirs et les groupes de niveau
Le dernier acte est celui du choc des savoirs et des groupes de niveau. Contrairement aux séquences précédentes, il s’agit d’un populisme débridé, décomplexé et parfaitement assumé. Lancer une campagne de communication sur le choc des savoirs quand l’ensemble de la recherche et des organismes internationaux propose des référentiels contenant les compétences complexes que les élèves doivent acquérir pour affronter les défis du XXIème siècle, suppose de se sentir suffisamment confiant dans sa capacité d’inflexion du système éducatif. Il faut oser, diraient certains. Lancer une campagne de communication sur les groupes de niveau, en bafouant ouvertement les valeurs de la République et en se mettant à dos l’ensemble de la recherche est une forme de revendication populiste qui repose sur le principe « plus c’est gros, plus ça passe », déjà expérimenté dans certains pays.
A ce jour, le dernier acte est une tragédie. Le choc annoncé s’est bien produit. Un mal-être généralisé s’est emparé de la profession. Les enseignants sont dans l’incompréhension la plus totale de ce qui leur arrive. Beaucoup découvrent pleinement les effets de la reprise en main autoritaire jusque-là insidieuse. Face à la perte de sens presque totale de leur métier, certains songent à démissionner. D’autres sont dans la résignation, ce qui suppose une forme d’arrangement personnel avec les valeurs auxquelles ils croient, qui les ont fait s’engager dans la profession. Si l’indignation a été la réaction générale face au choc des savoirs, celle-ci n’a pas généré de refus massif. Pour le moment, les manifestations de rejet, d’ordre symbolique, n’ont pas fait reculer les autorités éducatives. Les semaines à venir vont être déterminantes pour savoir si les enseignants et la société civile sont dans l’acceptation de ce virage populiste qui affectera durablement le système éducatif français.
Stéphane Germain
Lien vers la Déclaration d’Inchéon (Stratégie Education 2030)
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