Au Parlement européen, l’extrême droite, perméable aux lobbies, reste, malgré les grands discours, en défense du marché et des grandes entreprises. Et fait ainsi barrage à toute velléité de taxations du capital.

L’extrême droite a lancé son opération séduction des patrons. Pour rassurer le capital, Jordan Bardella écume, pendant sa campagne des européennes, les raouts patronaux où il développe son projet économique. Soit quelques phrases creuses sans propositions concrètes mais qui ont au moins le mérite de dessiner le sous-texte idéologique.
« Le décideur ne sait pas mieux que le chef d’entreprise », lance par exemple, le 19 mars, la tête de liste du Rassemblement national devant la conférence des PME. « Au parlement européen, l’extrême droite a systématiquement la position la plus libérale qu’on puisse trouver, plus que la droite du PPE », résume le parlementaire écologiste Claude Gruffat.
Une doctrine particulièrement visible lorsqu’on se penche sur les votes des eurodéputés RN contre les droits des travailleurs et sur la fiscalité. Devant les patrons de PME, Jordan Bardella assume : « Il n’y aura pas de montée en gamme de notre économie et il n’y aura pas de rehaussement général des salaires sans une politique ambitieuse de soutien aux entreprises : celle-ci passe par la confiance, par la paix fiscale, par la simplification, par le soutien à l’innovation. »
Un double discours devenu marque de fabrique
Une « paix fiscale » qui n’est ici pas explicitée. Sur ce plan, le RN joue la démagogie et la confusion en mettant sur le même plan les hausses d’impôts pour le capital ou les ultra-riches et celles sur l’ensemble de la population. « Les ménages français comme nos entreprises n’en peuvent plus du matraquage fiscal », clame France Jamet, qui représente le parti à la commission économie.
Leurs prises de parole sur le sujets sont rares. « France Jamet et le reste du RN sont sur une ligne populiste de “ras-le-bol fiscal” pour tenter de convaincre ceux qui, parfois à juste titre, ont le sentiment de payer trop d’impôts, commente Aurore Lalucq, élue du groupe Socialistes et démocrates. Mais, en réalité, jamais le RN ne s’attaque aux différences de taux d’imposition entre les classes moyennes et les ultra-riches. Jamais il ne dit que le travail est plus taxé que le capital, que le taux d’imposition est inégal. Jamais il ne s’oppose aux puissants, à ceux qui mettent en difficulté les classes populaires et moyennes qu’ils prétendent défendre. »
Bien au contraire. Leur discours sur le « matraquage fiscal » – et non de « justice fiscale » – leur permet de justifier leurs votes favorables au marché et aux plus riches. Avec un double discours devenu la marque de fabrique du RN. Fin 2022, Jordan Bardella plaide sur France Inter pour une taxe sur les superprofits, quelques semaines après s’être opposé à celle de l’Union européenne sur les recettes excédentaires réalisées par les énergéticiens.
« Nous, nous souhaitons que l’ensemble des grands groupes soient concernés », argue le président du RN. Un mensonge : lui et les 16 autres eurodéputés RN présents au Parlement européen, le 5 octobre 2022, ont voté contre un amendement visant à élargir la taxe sur l’ensemble des superprofits.
À la rescousse du marché et des ultra-riches
Une foule d’amendements venus de la gauche ont aussi été rejetés par les élus RN, qui prétendent « voter dans l’intérêt des Français, quelle que soit la provenance des textes », dixit Jordan Bardella. Quels Français ? Ceux qui possèdent des avions privés sur lesquels l’extrême droite a refusé d’adosser une taxe spécifique ? Ceux qui ont des comptes dans les paradis fiscaux, alors que le RN s’est abstenu sur un plan de lutte contre l’évasion ?
Une petite dizaine de votes similaires sont à souligner : contre un impôt sur les grandes fortunes, une taxe sur les plus-values, la création d’un taux d’imposition minimale sur les dividendes… à trois reprises entre 2020 et 2023, Jordan Bardella, France Jamet et leurs troupes se sont aussi opposés aux rapports pour des « finances propres à l’UE ».
En particulier à l’idée de taxer les grandes entreprises du numérique ainsi que les transactions financières. Depuis 2012, cette fameuse « taxe Tobin » visant les marchés avec une taxe de 0,1 % par transaction a toujours été écartée par les élus d’extrême droite. « Même 80 % de la droite soutient cette taxe mais pas le RN… L’argument est de dire que l’Europe ne doit pas avoir davantage de ressources propres, remarque Pierre Larrouturou, du groupe Socialistes et démocrates. C’est pourtant dans l’intérêt des populations mais leur opposition dogmatique à l’efficacité de l’Europe prend le dessus. »
Il n’y a guère que sur la création d’un taux minimum de 15 % pour des profits logés à l’étranger par les multinationales que, après une abstention, l’extrême droite française a fini par voter favorablement. « Quand il y a des textes visibles, ils se disent “c’est difficile de voter contre”. En revanche, concernant les amendements, leur véritable ligne, marquée à droite, se révèle », analyse Aurore Lalucq.
Une ligne « néolibérale-nationaliste »
Dès lors, est-il possible, à l’aune de leur attitude au Parlement européen, de dégager une doctrine économique au RN ? Le parti met en avant son « protectionnisme ». Ce qui va dans le sens du rejet des accords de libre échange (à la différence de la majorité de leur groupe ID), mais ses eurodéputés ont par ailleurs rejeté des outils protectionnistes, comme la taxe carbone aux frontières.
Les Economistes atterrés préfèrent définir les positions économiques du RN comme « néolibérales-nationalistes », « puisqu’elles servent les intérêts des ménages aisés et des entreprises tout en se réclamant d’un “patriotisme ” économique tourné contre les étrangers. »
Une doctrine censée aider à « réindustrialiser et produire les richesses en France », selon Marine Le Pen. « Mais, on le voit aux niveaux national comme européen, il n’y a pas de ligne directrice, de réel projet industriel, et encore moins de programme de lutte contre la précarité et la pauvreté », analyse Henri Sterdyniak, économiste à l’OFCE.
Sous l’influence des lobbies ?
Navigant au gré de sa volonté de capter à la fois l’électorat populaire et les milieux patronaux, le RN n’est, en outre, pas indifférent aux sirènes des lobbies. « Alors que lors de la précédente mandature de nombreux représentants d’intérêts ne cherchaient pas à approcher les députés du groupe ID, une barrière est tombée depuis 2019. Soraya Lemaire, conseillère politique du groupe, revendique même le fait que des représentants d’entreprises travaillent avec eux », explique la chercheuse Estelle Delaine, autrice du livre à l’extrême droite de l’Hémicycle (Raisons d’agir, 2023).
Avec quelle influence ? L’impact des lobbies est bien sûr impossible à quantifier mais le site JeVoteLobby, lancé par Jordan Allouche, conseiller en affaires publiques, met en avant dix convergences entre les intérêts portés à grand renfort de moyens par des lobbies (Bayer-Monsanto, Liquid Gas, Plastics Europe…) et les votes du RN.
Parmi les dix « histoires » racontées par le site figure par exemple la possible influence de Business Europe (dont le Medef fait partie), qui a milité contre l’obligation pour les grandes entreprises de se doter d’un plan visant à garantir que leur modèle économique est compatible avec l’objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C.
« “Coïncidence” : les députés Gilles Lebreton et Virginie Joron du groupe Rassemblement national ont porté un amendement pour demander…. la suppression de cet article », s’étonne le site JeVoteLobby. Mêmes convergences contre une série d’articles visant à limiter les emballages plastiques, les pesticides, les chaudières à gaz…
Au delà d’une potentielle influence extérieure, ces votes regroupent surtout deux des principaux mantras du Rassemblement national au niveau européen : le soutien quasi inconditionnel aux entreprises et le rejet de toute mesure écologique.

Marine Le Pen tend la main aux économistes libéraux
Comme un bingo du libéralisme. Dans Les Échos, fin février, Marine Le Pen s’offre une tribune économique, pour évoquer le « mur de la dette » et la « dérive des finances publiques ». Elle y revendique un « redressement budgétaire » aux accents d’austérité, comme un appel du pied à l’électorat de droite, ainsi qu’aux patrons et aux économistes orthodoxes. « Ses mots s’inscrivent dans le discours habituel de la droite, de François Bayrou à édouard Philippe », analyse Henri Sterdyniak.
Marine Le Pen assume – contrairement à sa campagne de 2022 – de s’attaquer aux dépenses publiques et veut en outre supprimer des « agences, autorités ou commissions » ou encore sonner la « fin des normes sclérosantes ». « C’est fidèle au discours patronal, qui oublie que ces normes sont faites pour protéger les consommateurs, les travailleurs et entamer la transition écologique », réagit Henri Sterdyniak. Puis, arrive la caricature avec la solution miracle vendue par le RN : réduire « le coût de l’immigration ».
Rien de très sérieux donc, ce dont Marine Le Pen elle-même semble prendre conscience, en concluant son article par cet appel aux opportunistes : « J’invite tous les économistes et experts de bonne volonté à s’emparer de ces propositions, à les chiffrer et à les compléter. »
Cet article fait partie de la série: « Le vrai bilan du RN au Parlement européen (5 épisodes) »
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