En débat
Depuis que la France a libéralisé le marché de l’électricité, Bruxelles somme Paris d’ouvrir les barrages hydrauliques à des opérateurs extérieurs. Au Forum social de la Fête de l’Humanité, quatre intervenants ont débattu de l’avenir de ces équipements.
Il y avait tous les ingrédients pour rendre cette table ronde électrique. Une salle pleine à craquer. Un sujet qui fâche de Paris à Bruxelles : le parc hydroélectrique que l’Union européenne pousse la France à privatiser.
Des débatteurs hors normes : le secrétaire général adjoint de la CGT mines et énergie, Fabrice Coudour ; la secrétaire nationale des Écologistes, Marine Tondelier ; Luc Rémont, président-directeur général d’EDF, et Albane Crespel, cofondatrice du collectif Construire l’écologie. Enfin, le public du Forum social de la Fête de l’Humanité, farouche dès qu’on touche à des biens communs comme l’eau et l’électricité.
Quels problèmes poserait la libéralisation du secteur hydroélectrique ?
Fabrice Coudour, Secrétaire national adjoint de la FNME-CGT
Près de 500 millions de mètres cubes d’eau alimentent la France chaque année, dont 300 millions partent en évaporation. Parmi les 200 millions restants, plus de 80 % sont gérés par les concessions hydrauliques, les barrages et centrales hydroélectriques. Il s’agit de la première énergie renouvelable.
Elle est décarbonée, mais aussi très vertueuse car on la restitue en totalité. Mais elle concerne aussi tous les usages de l’eau : l’irrigation, le tourisme de lac ou en eau vive, la neige de culture, le refroidissement du parc nucléaire, le soutien des nappes phréatiques ou la navigation…
L’injonction de l’Europe à ouvrir les concessions à la concurrence reviendrait à ce que tous ces usages soient indexés sur le prix de l’électricité, car les opérateurs extérieurs ont compris la manne financière que représentent les barrages hydrauliques. La mise en concurrence conduirait à désoptimiser le système et perdre le contrôle des biens communs que sont l’eau, les barrages, l’énergie. Tout cela relève d’un choix politique.
Le gouvernement peut se cacher derrière les injonctions de Bruxelles, c’est bien lui qui a le pouvoir de dire que le parc hydroélectrique répond à des enjeux de sécurité intérieure, qu’il s’agit d’un bien essentiel pour la nation, que nous ne le mettrons pas en concurrence.
Nous attendons des grands groupes comme EDF ou Engie qu’ils aillent dans notre sens, dans celui de l’intérêt général, mais aussi dans votre sens à vous, monsieur Luc Rémont. On vous entend souvent parler d’une filière nucléaire symbole de la souveraineté énergétique. Mais à quand une filière hydraulique synonyme d’indépendance ? Il faut une gestion à 100 % publique. Nous comptons sur le Nouveau Front populaire (NFP), les mouvements écologistes, les collectifs et associations pour avancer ensemble dans une même direction : le service public de l’énergie.
L’ouverture à la concurrence constitue-t-elle un risque ?
Luc Rémont, PDG d’EDF
L’hydroélectricité est la plus ancienne électricité française et, à ce jour, à mes yeux, elle reste la meilleure parce qu’elle est totalement renouvelable et commandable à l’instant où on en a besoin. Il nous faudrait pouvoir en faire plus à l’avenir pour être capables de produire davantage d’électricité et accompagner la décarbonation des usages non électriques.
Nous avons, par ailleurs, un système électrique de plus en plus instable. Il doit accommoder des sources d’énergie commandables, comme le nucléaire et l’hydraulique, et des sources décarbonées intermittentes : le solaire et l’éolien. La combinaison des deux nécessite de plus en plus de pilotage.
Et c’est l’hydroélectricité qui est le meilleur instrument. Nous sommes toutefois bloqués depuis vingt ans par un différend juridique entre les autorités françaises et la Commission européenne. Il n’est pas insurmontable mais il faut avoir la volonté d’en sortir.
Ce que nous recherchons, en tant qu’entreprise détenue à 100 % par l’État, c’est de pouvoir continuer à faire notre métier d’électricien et d’accompagner l’ensemble des missions d’intérêt général que nous assumons dans le domaine de l’eau. Quand on pilote tous les barrages d’un bassin-versant, les équipes d’EDF se préoccupent de la cohérence des lâchers d’eau afin de garantir le tourisme, le biotope, la sécurité au moment des crues… Une gestion incohérente de l’eau peut mener à des catastrophes.
La mise en concurrence poserait des problèmes sur la garantie de la stabilité du système électrique, au risque de la mettre en danger. Notre proposition est de basculer l’ensemble du système hydroélectrique français vers le régime le plus adopté en Europe : les autorisations. C’est-à-dire qu’au lieu d’avoir une concession avec un terme, l’État vous autorise à opérer une activité industrielle à un endroit. C’est ce que nous avons sur le nucléaire, le solaire ou l’éolien. Cela permettrait surtout de relancer l’investissement.
Comment sortir l’hydroélectricité de l’ornière ?
Marine Tondelier, Secrétaire nationale des Écologistes
Pour commencer, qui aurait pu prédire que le PDG d’EDF serait applaudi à la Fête de l’Humanité ? Et qui aurait pu prédire que je serais, moi, secrétaire nationale des Écologistes, invitée par la CGT mines-énergie, à débattre… avec le PDG d’EDF ? C’est inédit. Vu les défis qui nous attendent, il est essentiel que l’on fasse baisser les préjugés.
La Fête de l’Humanité, c’est l’unité et la résistance, c’est ce dont on a besoin pour sauver le secteur énergétique français. Je vous ai entendu dire que l’hydroélectricité était le meilleur système possible pour le secteur énergétique, j’en suis ravie. Je vois que nous convergeons sur l’importance de le garder public, bien que les modalités divergent. L’eau peut être une source d’énergie très vertueuse. Mais les autres, notamment le nucléaire, en ont aussi besoin. Si le débit du Rhône baisse de 40 %, comme c’est attendu pour 2050, comment faire tourner les centrales ? L’énergie est le deuxième consommateur d’eau en France, après l’agriculture.
Quand certains disent aux Français « pour lutter contre la crise environnementale, coupez votre robinet quand vous vous brossez les dents, c’est de votre faute », c’est n’importe quoi ! Culpabiliser les gens sur les comportements individuels est une aberration.
Ce secteur ne bougera pas sans ses travailleurs, ils sont nos alliés. Macron et ses amis, eux, bénéficient d’une présomption de crédibilité. Pourtant, notre programme a été chiffré, validé par des prix Nobel d’économie. On ne baisse jamais la tête, ni les yeux, ni les bras, mais je sais qu’à la CGT, c’est aussi le cas. C’est bien, ça nous fait un point commun.
Quelles conséquences aurait l’ouverture de l’exploitation des barrages à davantage d’opérateurs privés ?
Albane Crespel, Cofondatrice du collectif « Construire l’écologie »
L’hydroélectricité représente actuellement près de 20 000 emplois. Dans les scénarios de transition énergétique dessinés par l’Ademe ou RTE, on estime que ce nombre devrait rester stable. Ce qu’il va falloir anticiper, c’est la question de l’emploi et du désemploi dans cette filière en lien avec les autres énergies renouvelables. Il va déjà falloir maintenir les installations, adapter leur gestion à la raréfaction de l’eau, au changement climatique.
Les agents vont devoir être formés à ce pilotage plus complexe de la ressource, en anticipant les conséquences de ces changements sur les secteurs d’emploi dépendant de l’hydroélectrique comme le tourisme, l’agriculture avec l’irrigation… Il y aura aussi des transferts d’emploi et de compétences dans les autres énergies renouvelables. Tout cela relève de choix politiques. Il faut d’abord arbitrer démocratiquement entre les différentes énergies.
Ensuite, il faut que la puissance publique planifie la gestion des emplois dans les branches, afin de sécuriser les parcours professionnels. Nous pourrons ainsi préserver les emplois et atteindre les objectifs que l’on se fixe collectivement en termes de transition énergétique.
La solution des autorisations avancée par Luc Rémont est-elle la bonne ?
FC : La FNME-CGT n’est pas tout à fait en phase avec la solution portée par le PDG. Mais elle ne s’y oppose pas. Les capitaux de l’entreprise sont certes à 100 % publics, mais elle reste une société anonyme. Livrer un bien commun à une société anonyme revient quand même à le privatiser. Mais cela pourrait aussi être une première étape vers le service public de l’énergie.
Pour cela, il faudrait la garantie que les biens cédés aux opérateurs historiques (EDF, Shem, SNR) ne soient pas vendus dans le futur. C’est l’ensemble du parc hydraulique qui doit être considéré, afin d’éviter les marchandages sur des concessions déjà échues.
Cela fait vingt ans que nous n’avons pas eu une telle opportunité de reconstruire un service public de l’énergie. Le NFP le propose. Il faut faire confiance à l’intelligence des travailleurs, qui portent de nombreux projets, à la centrale de Cordemais ou à celle de Gardanne. Affirmer qu’il faut sortir de telle ou telle énergie n’apportera pas de solution. Par contre, nous pouvons être d’accord sur la cible. Comment y parvenons-nous ? Il faut des politiques courageux, comme Marine Tondelier. Vous comme nous, nous devons être intraitables.
MT : Une telle table ronde offre une prise de contact. Ce qui compte, c’est ce qu’on fera après, avec la CGT et EDF. Sur le sujet de l’hydroélectricité, le soutien existe déjà. Notre président de groupe au Sénat, Guillaume Gontard, a formulé une proposition de loi pour éviter que la gestion des concessions ne soit ouverte à la concurrence du fait de règles européennes.
Nous avons aussi besoin d’une Loi de programmation pluriannuelle de l’énergie. Elle est obligatoire. Le gouvernement démissionnaire est hors la loi. Nous devons nous retrouver sur le terrain pour attirer l’attention médiatique sur ces enjeux techniques et méconnus du grand public. Nous devons y mettre de la force populaire et les inscrire dans l’agenda politique.
Comment sortir l’hydroélectricité de son sous-investissement ?
LR : Nous sommes à la croisée des chemins. Nous avons vécu une crise sans précédent, ces deux dernières années, que nous sommes en train de dépasser. Nous avons repris le contrôle de notre outil de production en dépassant le problème industriel rencontré sur les centrales nucléaires. Nous avons trouvé une organisation de l’électricité qui évite le yoyo permanent.
Pour donner des perspectives aux clients… usagers, pardon… des perspectives stables, notre vrai enjeu est de redonner confiance dans l’utilisation de l’électricité. Décarboner nous rendra plus indépendants économiquement. Pour accompagner la demande, il nous faut travailler notre plan d’investissement.
Chez EDF, il s’inscrit jusqu’à 2040, 2050. Pour cela, il faut que nous soyons sûrs de notre environnement de travail. Pour l’instant, je ne le suis pas. Les 180 000 salariés d’EDF doivent répondre présent sur les bonnes technologies, avec les bons outils, au moment où l’ensemble de notre pays en aura besoin. Au niveau de l’eau, en France, nous sommes aujourd’hui limités à des investissements de maintenance.
Nous souhaiterions pouvoir investir pour augmenter la capacité de certains barrages, afin de disposer d’une meilleure production ; transformer certains barrages en stations de pompage, et faire du stockage. Pour cela, un changement de régime juridique est nécessaire.
FC : Cela fait quelques années que nous portons le programme progressiste de l’énergie, qui vise à une vraie renationalisation – pas une étatisation – des secteurs de l’électricité et du gaz, et à un mix énergétique équilibré. Nous l’avons présenté maintes fois à des forces politiques. On nous a systématiquement opposé que cela coûtait trop cher.
Aujourd’hui, je peux vous affirmer, étude d’économistes et cabinets d’expertise à l’appui, qu’il est possible de renationaliser l’électricité, le gaz et même le pétrole d’ici à 2035 sans alourdir la dette. En parallèle, les factures baisseraient de 21 %. Dans ce scénario, les usagers deviennent acteurs. À chaque kilowatt payé, 2 centimes iraient financer le service public de l’énergie. Soit un total de 66 milliards d’euros pour assurer aussi la performance et l’efficacité énergétique.
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