« C’est une question démocratique fondamentale : voulons-nous une école publique forte et équitable, ou un système à deux vitesses où régneront la religion et l’argent ? » déclare Martin Raffet au sujet du financement public des établissements privés sous contrat. Martin Raffet est président de la FCPE Paris, il a saisi la Cour des comptes dans le cadre de la 3e campagne de participation citoyenne, « la transparence n’est pas une faveur, c’est une exigence démocratique » explique-t-il dans cet entretien au Café pédagogique.
En s’appuyant notamment sur les travaux de Julien Grenet qui dénonce les perspectives alarmantes de ségrégation sociale dans la capitale, Martin Raffet parle d’« une école publique parisienne qui subit des coupes incessantes dans ses moyens financiers et humains, pendant que le secteur privé de l’enseignement, lui, voit son fonctionnement être préservé, voire conforté, grâce à des financements publics pérennes ».
Dans une tribune publiée par le Monde le 15 octobre 2024, vous avez indiqué que la FCPE de Paris demandait que les établissements d’enseignement privé sous contrat soient contrôlés à Paris. De quel type de contrôle parlez-vous et pourquoi ?
Nous demandons avant tout que les lois de la République soient respectées, rien que les lois actuelles, mais toutes ces lois. Les contrôles pédagogiques, administratifs et financiers sur les écoles privées sous contrat doivent être faits sérieusement, ce qui n’est, hélas, pas le cas. Aujourd’hui, ils sont très insuffisants voire inexistants. La Cour des comptes l’a dit noir sur blanc dans son rapport de juin 2023 sur l’enseignement privé sous contrat : des contrôles pédagogiques « minimalistes », des contrôles administratifs « ponctuels » et des contrôles financiers… absents. C’est inadmissible et incompréhensible pour la majorité des parents d’élèves de l’école publique. Dix-huit mois après la parution de ce rapport, rien n’a bougé ! Et ce n’est pas seulement un problème technique, c’est un scandale démocratique ! Quand des rectorats n’ont même pas les contrats d’association nécessaires pour justifier des paiements publics, on marche sur la tête. Respecter la loi Debré, ce n’est pas négociable : les écoles privées sous contrat doivent suivre les programmes nationaux, accueillir tous les élèves sans discrimination, notamment religieuse, et rendre des comptes sur chaque euro public qu’elles reçoivent. En portant cette demande auprès de la Cour des comptes, nous faisons simplement ce que tout citoyen a le droit de faire : demander des comptes, comme le garantit l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Même le secrétaire général de l’enseignement catholique, a indiqué dans le journal le Monde du 28 février 2024, « rêver que les 7500 établissements scolaires catholiques soient contrôlés budgétairement » . Pour une fois, la FCPE Paris et lui sont d’accord : pas de laisser-aller avec l’argent public !
Paris est une académie très ségréguée avec de forts contrastes sociaux entre les établissements. Quel rôle joue le secteur privé dans la capitale selon vous ? Peut-on parler d’une concurrence entre les secteurs privés et publics ?
Oui, Paris est une académie marquée par des inégalités sociales importantes, et le secteur privé y joue un rôle majeur. Julien Grenet l’a démontré dans son étude de février 2024, au titre évocateur « L’école publique a-t-elle encore un avenir à Paris ? ». Si rien n’est fait, dans dix ans, plus de 50 % des élèves parisiens seront scolarisés dans le privé sous contrat. Pire encore, ce secteur captera 76 % des élèves des classes supérieures, laissant les classes moyennes et populaires au seul secteur public. À Paris, l’enjeu dépasse la simple concurrence entre public et privé. La capitale, à l’instar d’autres grandes métropoles régionales, possède un quasi-monopole dans ce qu’on appelle la « formation des élites », notamment grâce à ses classes préparatoires. Si l’école publique continue de s’affaiblir face à un privé de plus en plus socialement spécialisé, ce n’est pas seulement l’avenir de l’éducation qui est en jeu, c’est l’avenir de la République. La question est simple : quelle école formera les décideurs de demain ? La succession de ministres de l’éducation n’ayant jamais mis les pieds dans une école publique illustre déjà tristement ce constat. D’ici à 2034, si ces prévisions se réalisent, la République « indivisible, laïque, démocratique et sociale » risque de ne plus porter les mêmes valeurs. L’enjeu est donc profondément démocratique : l’école publique, qui a forgé la République d’hier et d’aujourd’hui, pourra-t-elle encore tenir ce rôle, demain, face à un privé presqu’exclusivement confessionnel, socialement ségrégué et de plus en plus dominant ?
Combien d’élèves sont scolarisés dans le secteur privé sous contrat à Paris ? Quelle part par rapport à l’école publique ?
Comme l’ensemble de la communauté éducative parisienne, je n’ai pas la transparence totale de ces chiffres, et c’est déjà là un problème. En tant que Président de la FCPE Paris, je trouve incompréhensible qu’un acteur clé de la « communauté éducative », les représentants de parents d’élèves, soit privé de données aussi essentielles. Nous siégeons dans les conseils d’école, d’administration et au conseil départemental de l’éducation nationale. Comment ces participations peuvent-elles avoir un sens si elles ne s’appuient pas sur des informations fiables et complètes ? Ce manque de transparence est dévastateur. Le ministère de l’Éducation nationale refuse obstinément de partager ces chiffres, en particulier à Paris, et va jusqu’à prétendre ne pas les connaître. Mais la presse a heureusement démontré le contraire. Les suppressions de classes et de postes dans le public sont largement documentées, à l’inverse l’opacité règne dès qu’il s’agit des données du secteur privé. Comment débattre sereinement si les chiffres manquent ou sont manipulés ? La Cour des comptes doit lever ce brouillard. Des chiffres clairs et incontestables sont indispensables pour mettre fin aux polémiques stériles et rétablir un débat public éclairé. Depuis le début des années 2020, des ressources publiques importantes ont été affectées au secteur privé de l’enseignement sous contrat, mais ces allocations restent mal comprises et souvent contestées. La transparence n’est pas une faveur, c’est une exigence démocratique.
Que répondez-vous à l’argument que l’objectif de mixité sociale et scolaire porté notamment par la FCPE et des partis de gauche et écologistes conduirait à une fuite accrue vers l’école privée sous contrat à Paris ?
Je ne le crois pas et les travaux de Julien Grenet ne montrent pas de lien entre la mixité et une fuite vers le privé. Ce que je vois surtout, c’est une école publique parisienne qui subit des coupes incessantes dans ses moyens financiers et humains, pendant que le secteur privé de l’enseignement, lui, voit son fonctionnement être préservé, voire conforté, grâce à des financements publics pérennes. Et le fossé continue de se creuser. Le sociologue Pierre Merle l’a démontré : la baisse des emplois d’enseignants dans le public, combinée à une série de réformes, a permis au secteur privé sous contrat d’accueillir de plus en plus d’élèves. C’est l’État, pas l’objectif de mixité, qui a favorisé cette fuite, en gérant mal la hausse continue des naissances entre 2002 et 2014. Le vrai problème, ce n’est donc pas la mixité sociale ou scolaire. C’est une école publique paupérisée, pendant que le secteur privé de l’enseignement, grâce aux soutiens de ses sponsors publics et privés, avance confortablement. L’État doit choisir : veut-il soutenir une école publique républicaine forte ou bien entériner un système à deux vitesses, avec une école privée produisant de la reproduction sociale ?
Pourquoi dites-vous que les ressources et les financements publics ne sont pas équitablement répartis entre l’enseignement privé sous contrat et les établissements publics ? En avez-vous la preuve ?
Les faits parlent d’eux-mêmes. Prenez l’article du Monde du 18 janvier 2023, qui révélait que certains lycées privés parisiens, comme l’École alsacienne ou Saint-Jean-de-Passy, sont bien mieux dotés que leurs homologues publics. Les données, consultées pour Paris, prouvent que les moyens d’enseignement par élève sont supérieurs dans les lycées privés généraux, et ce, à effectif et profil social équivalents. Plus récemment, France Info a confirmé que ces disparités existent à l’échelle nationale. On parle donc d’un système où l’argent public, censé garantir l’égalité des chances, est capté par les plus puissants et distribué de façon inégale, au profit du privé sous contrat. Ce n’est donc pas une impression, c’est une réalité tangible. Si les moyens du public s’amenuisent pendant que ceux du privé restent confortables, alors il faut poser une question simple : à qui profite ce déséquilibre ? L’argent public doit servir l’intérêt général, pas nourrir une école à deux vitesses.
Avec cette demande portée auprès de la Cour des comptes, vous allez être accusé de raviver la « guerre scolaire ». Croyez-vous que la Cour des comptes va vous suivre dans ce combat perdu en 1984 par l’école publique ?
La « guerre scolaire » est un épouvantail qui nous paralyse depuis 40 ans, un écran de fumée destiné à étouffer un débat essentiel sous prétexte de la liberté scolaire. Mais ce débat, c’est celui de l’équité. Il s’agit de savoir si l’argent public, financé par tous, est réparti de manière juste entre l’école publique et l’école privée sous contrat. Refuser d’en parler, c’est choisir l’opacité. Et puis cette demande, elle vient d’abord des parents soucieux de l’avenir scolaire de leurs enfants fréquentant l’école publique, pas d’une « passion triste ». Elle reflète une réalité à Paris: un « marché scolaire concurrentiel » où les établissements privés, notamment les lycées les plus renommés, profitent d’un déséquilibre financier qui pénalise l’école publique. Ces parents, convaincus par les valeurs de l’école publique républicaine, ne veulent pas être les « idiots utiles » de leurs convictions. Ils réclament une égalité des règles et une transparence totale sur les moyens publics alloués. Notre demande est simple : pas plus, mais pas moins. L’État doit choisir entre justice et privilèges. Nous avons fait notre choix.
Comment anticipez-vous pour l’école publique à Paris la suppression de 4 000 postes d’enseignants prévue par l’actuelle loi de finances discutée au Parlement ?
Cette annonce ne me surprend pas ; elle s’inscrit dans une logique d’appauvrissement progressif de l’école publique depuis plusieurs années, dissimulée derrière des justifications techniques et une complexité administrative incompréhensible pour les citoyens. Mais soyons clairs : nous serons intraitables. S’il faut réduire des postes, cela doit être fait équitablement entre le secteur public de l’enseignement et son concurrent, le secteur privé sous contrat. Ce n’est pas le cas actuellement car l’école publique porte une baisse inéquitable de ses moyens. Mais à Paris, il faudra certainement aller plus loin. Des mesures fortes doivent être mises en place pour rééquilibrer la part de l’enseignement privé et revenir vers une règle de 80 % pour le public et 20 % pour le privé. Cela impliquera aussi de conditionner les moyens financiers accordés au privé au respect strict des principes de mixité sociale et scolaire. Nous ne resterons pas spectateurs. Ces suppressions sont une grave erreur : l’école publique a besoin de moyens pour relever les défis majeurs auxquels elle fait face. La fragiliser davantage, surtout à Paris, ne fera qu’accélérer la fuite des familles vers le secteur privé. A moins que cela soit l’objectif implicite pour Paris. Selon nous, cette fuite vers le privé n’est pas une fatalité. C’est le résultat de choix politiques assumés, et il est temps que ces choix soient mis en lumière et qu’un véritable débat sur l’avenir de l’école publique s’ouvre en France, à l’image de la demande de la FCPE nationale sur une convention citoyenne pour l’école. La Cour des comptes a ici un rôle clé à jouer pour éclairer les citoyens. Car au-delà des chiffres, c’est une question démocratique fondamentale : voulons-nous une école publique forte et équitable, ou un système à deux vitesses où régneront la religion et l’argent ?
Propos recueillis par Djéhanne Gani
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