« La règle est la suivante : scruter les propos tenus en cours, les supports pédagogiques utilisés, les cahiers d’élèves, puis saisir opportunément la moindre occasion de rendre tout cela public, en tronquant au besoin les informations ». Dans cette chronique, l’historienne Laurence De Cock revient sur une séance d’EMC qui a suscité une inspection, suite à une plainte d’une famille relayée par une députée en commission. Attention à la délation et « enseignants en danger » alerte Laurence De Cock alors que la profession subit de nombreuses attaques.
Depuis quelque temps – et plus précisément depuis que l’Extrême-droite opère de façon décomplexée, souvent avec l’accord d’une bonne partie de la droite – un petit jeu malsain s’est installé sur le dos des enseignants. La règle est la suivante : scruter les propos tenus en cours, les supports pédagogiques utilisés, les cahiers d’élèves, puis saisir opportunément la moindre occasion de rendre tout cela public, en tronquant au besoin les informations, et ce pour fustiger la soi-disante absence de neutralité des enseignants.
À propos d’une définition de l’État de droit
Sans surprise, c’est l’accusation de « gauchisme » ou de « wokisme » qui est la plus fréquente.
La dernière affaire a eu lieu en janvier 2025 dans un lycée de l’académie de Versailles où est affectée une jeune collègue de SES pour sa première année d’enseignement. Chargée d’un cours d’EMC (Enseignement Moral et Civique), celle-ci se lance dans une séance sur l’État de droit en classe de seconde, et choisit de le faire à partir d’une vidéo de Clément Viktorovitch, politologue et chroniqueur commentant les propos de Bruno Retailleau tenus le 30 septembre 2024 dans le JDD : « l’État de droit ce n’est pas intangible ni sacré. C’est un ensemble de règles, une hiérarchie des normes, un contrôle juridictionnel, une séparation des pouvoirs. Mais la source de l’État de droit, c’est la démocratie, c’est le peuple souverain ».
À moins de considérer que la déclaration du ministre de l’Intérieur soit paroles d’évangile, n’importe quel étudiant en droit constitutionnel peut constater que la définition de Bruno Retailleau est pour le moins sujette à caution, et à discussion.
Il est dans la nature même de la discipline d’EMC de questionner, interroger, débattre, ne rien admettre comme un allant de soi. Ce que l’on appelle l’esprit critique. Ce pourquoi, notre jeune collègue est tout à fait dans son rôle en choisissant ce support pédagogique pour lancer sa séance. Cela s’appelle la liberté pédagogique. Enfin, elle ne contrevient pas non plus à la « neutralité » de sa fonction dans la mesure où elle part d’une citation, analysée par un tiers, pour lancer la discussion. Jusqu’à preuve du contraire, elle n’a donc pas brandi une banderole réclamant la démission du ministre de l’Intérieur mais l’a pris aux mots, ce que nous faisons toutes et tous, quotidiennement dans nos cours.
Qui est la militante ?
Ces évidences n’ont pourtant pas freiné une mère d’élève choquée du caractère militant de ce cours qu’elle qualifie dans une lettre au Recteur de Versailles de « propagande politique » visant à « modeler les enfants présents et leurs futures idées politiques ». Bigre ! S’auto-proclamant garante de la neutralité, cette mère d’élève a donc remué ciel et terre pour dénoncer l’enseignante de sa fille. Contrainte de réagir, la direction de l’établissement, tout en soutenant notre jeune collègue, a diligenté une inspection. La partie désagréable de l’histoire aurait pu s’arrêter là.
Toutefois, par un circuit qui nous échappe – mais dont on peut se demander s’il ne serait pas un tantinet « militant » – , l’affaire a rebondi au sommet de l’État (de droit) lors d’une discussion à la Commission culture et éducation le 12 février 2025. La députée Droite républicaine Frédérique Meunier, arguant d’un « retour de terrain », se met à lire à la ministre de l’Éducation nationale, la lettre de la mère d’élève ; citant au passage le nom du lycée, ainsi que celui de notre jeune collègue (coupé au montage vidéo à 30′).
Nous en sommes donc là, à ce qu’une élue nationale, relaie publiquement les propos tenus par une mère d’élève, elle-même influencée par le récit de sa fille, et à ce que cette même élue, demande officiellement une réaction ministérielle. Vertigineux.
Bienvenue dans l’Éducation nationale ! pourrait-on répondre à notre jeune collègue, avant de nous étonner que la vocation pour entrer dans le métier s’éteigne. Doit-on désormais ajouter à la longue liste des problèmes qui pèsent sur le métier la potentielle mise en danger par des dénonciations calomnieuses de parents relayées par des élus ?
Open bar pour la délation ?
Cette affaire n’est pas isolée. Voilà quelques années que nous dénonçons l’habitude prise par les réseaux de parents dits « vigilants », issus de la mouvance zemmourienne, d’épingler des cours et de jeter les enseignants en pâture sur les réseaux sociaux. Il y a quelques semaines, la députée RN Laure Lavalette s’en prenait, sur le réseau d’Elon Musk, à une professeure de droit public enregistrée à son insu par des étudiants affiliés à l’extrême-droite alors qu’elle commentait un tract de La Cocarde du point de vue de son incompatibilité avec l’État de droit. Décidément, il ne fait pas bon questionner le droit en ce moment. Ces affaires s’inscrivent dans une liste désormais trop longue sur laquelle figure l’assassinat par décapitation de Samuel Paty, dénoncé, harcelé, calomnié, menacé sur les réseaux sociaux.
Une proposition de loi vient d’être déposée par le Sénat pour accorder une protection fonctionnelle immédiate aux enseignants menacés. Mais qu’arrivera-t-il si les harceleurs et les « vigilants » d’aujourd’hui se retrouvent au pouvoir demain ?
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