Ernestine Ronai : « La lutte contre les violences faites aux femmes n’est pas qu’une histoire occidentale »

L’arrivée du terme féminicide en France, c’est elle. Le téléphone grave danger, l’ordonnance de protection, c’est encore elle. Militante historique des droits des femmes et des enfants, Ernestine Ronai a eu mille vies. Inspirée par les dispositifs venus de l’étranger, elle a essaimé son combat dans le monde entier. Entretien avec une pionnière qui s’est toujours battue contre les injustices.

À 78 ans, Ernestine Ronai revient dans l’Humanité magazine sur sa vie dédiée à la lutte contre les injustices, en particulier quand il s’agit des violences faites aux femmes et aux enfants. 

Dans son appartement parisien, le salon abrite des objets ramenés des quatre coins du monde et les murs se recouvrent de photos souvenirs. Sur celle au-dessus de notre tête, elle est avec Yasser Arafat. À 78 ans, Ernestine Ronai fait aujourd’hui figure de pionnière.

Elle n’a cessé de se battre pour les droits des femmes et des enfants maltraités et bon nombre de dispositifs de protection ont vu le jour grâce à son acharnement. Si elle a passé les rênes de l’observatoire récemment, elle n’en reste pas moins hyperactive. Cette experte parmi les plus reconnues dans la prise en compte des violences à l’encontre des femmes et des enfants a encore bien des choses à dire.

En juillet, après vingt-trois ans à la direction de l’observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences faites aux femmes, vous passiez la main… Pour une retraite bien méritée ?

Ernestine Ronai

 

La retraite ? Je continue à coordonner le diplôme universitaire « violences faites aux femmes » à l’université Paris-VIII que j’ai mis en place avec le juge pour enfants Édouard Durand. Il compte aujourd’hui 100 étudiants et les meilleurs experts en la matière y interviennent. Et je viens d’être reconduite par le ministère de la Justice au poste de présidente du Conseil national de pilotage de l’ordonnance de protection. Je vais me mobiliser pour augmenter le nombre de ces ordonnances qui protègent les femmes et leurs enfants contre leurs agresseurs. En France, 3 900 ont été accordées par la Justice. En Espagne, il y en a 35 000.

Aujourd’hui, la France compte 33 observatoires locaux, départementaux ou régionaux. Comment est né celui de Seine-Saint-Denis, pionnier en matière de luttes contre les violences faites aux femmes ?

Après la charte des droits fondamentaux du Conseil de l’Europe, le département de Seine-Saint-Denis, dirigé à l’époque par des communistes, a voulu créer des ateliers pour aborder les droits fondamentaux. Leur violation la plus répandue restait les violences faites aux femmes.

L’idée de créer un observatoire est née de là. J’avais été pendant treize ans secrétaire nationale de Femmes solidaires, rédactrice en chef de leur journal « Clara magazine ». J’avais laissé la place aux jeunes et repris mon métier de psychologue de l’éducation. Mais il y avait un trou dans ma carrière avec… treize ans de retard. J’ai cherché un cumul emploi. Il est arrivé avec la création de l’observatoire.

Quelles ont été les priorités ?

Tout de suite, il a fallu trouver des partenaires. Avec la Caisse d’allocation familiale, la police, les associations, les services du département, l’éducation nationale… Mais c’est seulement en 2005, quand François Molins est arrivé en tant que procureur et Philippe Janin comme président du tribunal que j’ai pu commencer le partenariat avec la justice. Leurs prédécesseurs étaient sur la médiation pénale, à contresens par rapport aux violences faites aux femmes. En 2008, l’observatoire publie sa première étude intitulée « Féminicides ». Le terme n’existait pas en France. Je l’avais ramené d’Amérique latine. Avec Patrick Poirret, procureur adjoint, nous l’avons imposé.

De là sont nés trois dispositifs : le téléphone grave danger que j’avais vu en 2007 en Espagne, l’ordonnance de protection, et la mesure d’accompagnement protégée. Le dispositif du téléphone a été mis en place en Seine-Saint-Denis en 2009 et généralisé dans toute la France avec la loi du 4 août 2014. Avec Patrick Poirret, nous avons contribué à faire entrer dans la loi le fait que lorsque l’agresseur ne respecte pas l’ordonnance de protection, ça devient un délit.

Notre enquête nous avait montré que dans la moitié des cas, monsieur tuait madame à l’occasion du droit de visite et d’hébergement, d’où la mesure d’accompagnement protégée où une association accompagne les enfants du lieu de résidence de la mère vers le lieu de droit de visite du père décidé par le juge. Ce dispositif, je l’ai rapporté de Suède.

En toute logique, vous vous apercevez que quand il y a violence, l’enfant est aussi victime…

En 2007, l’observatoire réalise une enquête sur les jeunes de 18 à 21 ans. Elle montre que quand les jeunes femmes avaient été victimes de violence répétée depuis l’âge de 16 ans, 31 % faisaient des tentatives de suicide. Nous étions largement en avance sur la compréhension des violences faites aux enfants. Et puis, on s’est dit que les hommes violents instrumentalisaient les enfants. Nous avons donc créé l’espace de rencontre protégé sur le modèle de ce qui existe dans la protection de l’enfance. Un psychologue reste pendant tout l’entretien du père avec les enfants et s’il interroge les enfants – Est ce que maman à un copain ? Où est-ce que tu habites ? – on lui rappelle qu’il n’a pas le droit de poser ce genre de questions.

Notre participation aux marches blanches nous a aussi permis d’apprendre beaucoup de choses. Par exemple, à Villemomble, une femme avait été tuée à coups de pierre à l’occasion du droit de visite du père devant son enfant. Nous découvrons lors de la marche que l’enfant, placé chez la tante paternelle, va très mal. L’idée d’un protocole féminicide est née de ces divers témoignages. En partenariat avec un hôpital, les enfants victimes du meurtre de leur mère sont hospitalisés et accompagnés. Pendant ce temps, les services d’intervention spécialisés de l’Aide sociale à l’enfance analysent où l’enfant sera le mieux placé. C’est le dernier protocole de l’observatoire, généralisé depuis 2020.

Vous avez préfacé l’un des livres du magistrat Édouard Durand. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

C’était en 2013, alors qu’il était professeur à l’école nationale de la magistrature. Ma préface était pour son premier livre : « Protéger la mère, c’est protéger l’enfant ». Depuis, nous cheminons toujours ensemble. J’ai été membre de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) et Édouard Durand, alors coprésident, a impulsé un travail très collectif. Il a une capacité d’écoute remarquable. Celle aussi de parler juste dans les médias, ce qui fait que le travail de la Ciivise n’a pas été un vase clos. Nous avons recueilli 30 000 témoignages et proposé 82 recommandations.

Vous aviez carte blanche à l’observatoire ?

Les moyens n’étaient pas extraordinaires mais nous en avions, surtout humains. L’observatoire a été développé grâce à des personnes formidables. Le principe de base réside dans le partenariat avec la justice, la police, l’éducation nationale, les associations, les services du département. Ce qui a permis de réaliser beaucoup d’études : prostitution des mineurs, mariages forcés, violences conjugales… Mes collègues ont aussi conçu le diplôme universitaire que je dirige avec Édouard Durand.

L’observatoire a-t-il contribué à faire bouger la société ?

Je pense qu’il a contribué à ce que la question des violences ne soit pas une fatalité. Nous avons sauvé beaucoup de vies avec le téléphone grave danger. Ce que nous avons aussi gagné, c’est qu’aujourd’hui les enfants sont considérés comme victimes. En 2021, le ministre de la Justice a reconnu officiellement que les enfants étaient co-victimes au niveau civil. Nous y avons beaucoup contribué. L’observatoire est reconnu comme un lieu qui fait des propositions et qui apporte des solutions.

En vingt ans, peut-on dire que la justice et la police portent une approche différente ?

Oui. Et les progrès ne sont pas tombés du ciel. L’observatoire a beaucoup misé sur les formations. J’en propose moi-même à travers la mission interministérielle de protection des femmes et de lutte contre la traite des êtres humains. J’en étais coordinatrice nationale de 2013 à 2017. À ce titre, avec mes collègues, nous avons créé des kits de formation qui font aujourd’hui référence.

On vous voit en photo avec Yasser Arafat. À quelle occasion l’avez-vous rencontré ?

J’étais rédactrice en chef de « Clara magazine » et Femmes solidaires menait une campagne pour la libération de femmes palestiniennes emprisonnées en Israël. Avec leurs familles, nous avons rencontré Arafat pour qu’il négocie leur sortie. Ce qu’il a fait. Les Israéliens acceptaient de libérer les prisonnières sauf une, qui avait tué un soldat israélien. Les autres ont refusé de sortir. Elles sont toutes restées un an de plus en prison.

Plus tard, avec l’observatoire, nous avons créé un observatoire des violences faites aux femmes à Jénine, en Cisjordanie et en Palestine. Je suis allée très souvent en Palestine. Ce qui s’y passe m’affecte évidemment beaucoup. Il y a l’horreur à Gaza, bien sûr. Mais aussi, de façon plus insidieuse, ce qui pèse sur la Cisjordanie, avec une peur au quotidien. Les snipers survolent les maisons et quand on sort, on ne sait jamais si on va rentrer ou pas. Nous sommes toujours en contact avec l’observatoire, qui a créé des ateliers contre le stress des femmes et des enfants.

À quel moment est venue votre prise de conscience féministe ?

Adolescente, j’étais à la jeunesse communiste mais à l’époque les filles et les garçons étaient séparés. Il y avait l’Union des jeunes filles de France avec cette idée que les filles pouvaient accéder à tous les métiers, à l’égalité. Les communistes n’utilisaient pas encore le mot féministe mais on luttait contre les discriminations dont les filles faisaient l’objet. Et nous étions de toutes les luttes pour l’IVG, la contraception…

Et votre conscience politique ?

Elle est venue avec la guerre d’Algérie. J’avais 13 ans. Avec ma sœur jumelle, Henriette, le traitement réservé aux Algériens nous faisait penser à ce qui s’était passé pour les juifs. Cette façon de maltraiter les gens nous révoltait. Dans la classe, nous étions la moitié à faire grève. Les professeurs étaient extrêmement respectueux. Beaucoup avaient été dans la Résistance. À la maison, notre père, communiste, lisait le « Libération » de l’époque. Ma sœur et moi aussi.

Enfant de parents juifs venus d’Autriche et de Pologne, vous ne parliez pas français…

Avec ma sœur, nous sommes arrivées en grande section de maternelle alors que nous ne parlions que le yiddish. Je ne comprenais rien de ce qui se disait alors j’ai reproduit par mimétisme. Surtout, nous avons eu la chance d’avoir des parents intéressés par la culture. Nous allions au Louvre quand c’était gratuit le dimanche, le jeudi, au poulailler de la Comédie-Française. Ça coûtait un franc et on a vu comme ça tout le répertoire classique. Je suis devenue institutrice parce que je voulais transmettre ce que j’avais compris. C’est seulement à 27 ans que je suis allée à l’université pour étudier la psychologie.

Les voyages ont marqué tout votre parcours. Que vous ont-ils apporté ?

Je suis allée au Nicaragua durant le sandinisme avec l’idée d’une autre société. J’avais le même objectif en Bolivie. Et aussi en Algérie, tout de suite après l’indépendance. Les voyages, ce sont des rencontres. C’est tenter de comprendre comment les sociétés fonctionnent, et c’est assez joli. D’Amérique latine, je suis revenue nourrie d’une énergie, d’une volonté de changement de société. Nous avons créé un observatoire aux Comores, un autre en Palestine, et surtout un réseau international. La lutte contre les violences est aussi universelle. Il est très important pour les femmes de voir que cette lutte, ce n’est pas seulement une histoire occidentale. La solidarité naît de la connaissance.


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