En pleine crise agricole et alors que se profilent les élections européennes, les différentes forces de gauche divergent sur la nécessité et la méthode visant à reconquérir les zones rurales, où elles sont en déficit de popularité.
Où est la gauche ? Dans les zones rurales, soit l’ensemble des communes peu ou très peu denses selon l’Insee et qui rassemblent 33 % de la population, elle ne semble plus vraiment dans les cœurs. Un désamour illustré lors des dernières élections législatives, en 2022. Sur 225 circonscriptions comprenant une sous-préfecture, la gauche, alors sous l’étiquette de la Nupes, n’en a remporté que 39, contre 120 en 2012.
Pendant ce temps, le Rassemblement national (RN) gagne du terrain, remportant dans ce type de territoires 44 sièges, dont certains emblématiques. Dans l’Aude, toutes les circonscriptions, entièrement socialistes entre 1997 et 2017, sont désormais aux mains du RN.
Même chose dans le bassin ouvrier de Montluçon (Allier). Une circonscription longtemps acquise aux communistes ou aux socialistes et qui a finalement basculé à l’extrême droite… à 140 voix près. À quelques semaines des élections européennes, l’heure de la mobilisation générale a-t-elle enfin sonné ?
Élargir son socle
Il est un parti qui part de loin : Europe Écologie-les Verts (EELV), récemment rebaptisé les Écologistes. La faute aux « a priori partagés » et à des étiquettes tenaces qui leur collent à la peau, de l’aveu même de la porte-parole, Sophie Bussière. Dont celle de « bobo-végan-urbain-donneur de leçons ». « Nous le disons avec humilité, nous avons pu avoir parfois une vision idéalisée de la vie dans ces territoires, analyse-t-elle. Notre projet répond aux besoins des ruralités. On défend les paysages, le retour du rail, l’investissement dans les services publics… Mais nous n’avons peut-être pas suffisamment incarné la diversité territoriale française ou mal exprimé nos propositions. »
Un constat qui a poussé le parti à « travailler pour élargir son socle » par l’organisation d’événements majeurs, les états généraux de l’écologie en février 2023 et l’Université des ruralités écologistes huit mois plus tard, centrés sur une volonté de « remise en question ». Le but : « Devenir le premier parti des ruralités ».
« Notre boussole reste la même, c’est la science, l’urgence d’agir pour la biodiversité et le climat, développe-t-elle. Mais notre discours a pu parfois être ressenti comme brusque, culpabilisant… Il fallait que nous prenions le temps de comprendre ce décalage. »
Depuis peu, la secrétaire nationale d’EELV, Marine Tondelier, s’est notamment fait remarquer en débattant avec des interlocuteurs inhabituels, tel Willy Schraen, président de la Fédération nationale des chasseurs, dans les colonnes du Point. Une stratégie qui tranche avec les polémiques sur la viande ou le barbecue autrefois déclenchées par la députée verte, Sandrine Rousseau.
« C’est le fruit d’une réflexion en interne : il nous faut parler à tout le monde et autrement, précise Sophie Bussière. Mais attention : parler, ça ne veut pas dire acquiescer. C’est se confronter tout en montrant que l’on est à l’écoute et constructif. » Dans ce but, deux figures sont particulièrement mises en avant par le parti : la députée Marie Pochon, à la fois issue du mouvement climat et fille de vigneron, et l’eurodéputé Benoît Biteau, paysan lui-même.
Parler aux « travailleurs du vivant »
Du côté des communistes, Jonathan Dubrulle, animateur de la commission agriculture, pêche et forêt du PCF, sourit à l’évocation de cette déconnexion des écologistes et d’une grande partie de la gauche tant elle tient de l’évidence. « Chez certains, il existe une véritable difficulté à concevoir la ruralité au-delà des questions environnementales et d’une nature imaginée, juge-t-il. La gauche observe trop souvent ces territoires sans intégrer les aspects économiques et sociaux. Alors que ce sont avant tout des lieux de vie, de travail, de production. »
Le Parti communiste reste bien implanté dans ces territoires : son maillage d’élus ruraux reste largement reconnu et actif. Pour preuve, selon le décompte de l’Association nationale des élus communistes et républicains (Anecr), les dernières élections municipales de 2020 ont vu 101 maires communistes sur 145 être réélus dans les communes de moins de 10 000 habitants, tandis que 12 autres ont accédé à ces fonctions pour la première fois.
« Le délaissement conduit à la résignation et freine forcément les dynamiques d’engagements collectifs, mesure Jonathan Dubrulle. Si nous avons moins de militants, nous serons forcément moins en lien avec la population. Il ne faut donc pas laisser notre toile se distendre. C’est pourquoi parler aux travailleurs du vivant est un enjeu central : agriculteurs, sylviculteurs, pêcheurs… Cela permet de consolider notre proposition politique déjà forte à partir du réel et d’éventuellement recruter des forces vives qui seront nos représentants dans les associations, les mairies, ou même les cafés. »
Ce travail au long cours, la France insoumise ne l’a pour le moment pas engagé. Bien que François Ruffin appelle régulièrement son camp à ne pas « devenir la gauche des métropoles contre la droite et l’extrême droite des bourgs et des champs ». Certes, un groupe de travail parlementaire réunissant les députés de circonscriptions rurales a récemment été formé, mais le mouvement de Jean-Luc Mélenchon est loin de faire des ruraux un « objectif stratégique », comme nous l’indique l’un de ses cadres.
Dans son dernier livre, Faites mieux !, le dirigeant insoumis affirme d’ailleurs que « la condition humaine urbaine est au cœur du processus révolutionnaire de notre époque » et que « la rivière, la colline, le gué, le col ne jouent plus aucun rôle. La réalité géographique est entièrement sociale ». La campagne des élections ne devrait pas infléchir cette stratégie…
« La crise agricole nous a permis, sans que nous l’ayons vraiment prévu, de nous adresser aux territoires ruraux, de montrer que le camp de la lutte contre le libre-échange et en faveur d’une alimentation locale, c’est nous, explique Manon Aubry, tête de liste FI. Nous allons parler des circuits courts, des services publics, mais pas dans une démarche électoraliste ciblée. Seulement dans l’idée de créer du commun entre les quartiers populaires et les ruralités. »
Des listes peu représentatives de la ruralité
Et les socialistes dans tout ça, mis à terre sur tous les terrains par leur exercice du pouvoir ? En interne, le débat fait rage, car l’élaboration de la liste pour les européennes manquerait « d’ouverture territoriale », d’après Carole Delga, présidente de la région Occitanie. Elle estime que les territoires « en haut des classements de chômage, de précarité, d’injustices sociales, de difficultés d’accès à la santé (ne) sont pas, hélas, en haut de la liste PS aux européennes ».
Une polémique représentative d’un parti en voie de déconnexion ? « Le PS est devenu une écurie de l’entre-soi, dénonce Joël Aviragnet, député socialiste de Haute-Garonne. Pendant ce temps, qui parle des besoins fondamentaux des ruraux ? De se nourrir, se chauffer, se soigner… Le RN ! Il faut en revenir aux gens. » Un discours que tient cependant à nuancer Stéphane Delautrette, député PS de Haute-Vienne et ex-maire des Cars, 600 habitants, entre 2006 et 2022 : « Je note une vraie prise de conscience, une volonté de réengagement sur ces questions, de revenir au contact… Maintenant, il faut que cela se traduise dans les actes et les propositions. »
Leur tête de liste pour les européennes, Raphaël Glucksmann, l’entend-il ? « Nous sommes conscients d’avoir une image urbaine et périurbaine, reconnaît Pascaline Lécorché, la secrétaire générale de son mouvement, Place publique. Il est important de réunifier le pays, des grandes villes aux villages. » Oui, mais à partir de quel discours ? Impossible pour le moment d’avoir une réponse concrète.
« Il faut sortir de l’idéologie hors-sol, qui était aussi la mienne, une vision du monde abstraite, déconnectée du territoire, de l’idée de frontière, de local, qui a abouti à la destruction de la planète et à la dissolution des liens sociaux », expliquait pourtant le candidat en 2019. Malgré son hyperactivité numérique et sa très forte audience, atouts qui ont en partie favorisé sa nomination, les réponses qu’il entend apporter aux territoires n’émergent pas non plus sur ses réseaux sociaux.
Après une recherche minutieuse sur son compte X personnel créé en 2015, aucune publication ne concerne la ruralité française. Une seule adresse a été envoyée par ses soins aux villages de France : un appel à la solidarité avec les Ouïghours… Preuve que, sur les questions rurales, une bonne partie de la gauche va devoir se remobiliser.
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