Le vrai bilan du RN au Parlement européen #3. « Stopper l’immigration sauverait les femmes européennes » : à Bruxelles, comment le RN instrumentalise les droits des femmes
Cet article fait partie de la série: Le vrai bilan du RN au Parlement européen (3 épisodes)
Annika Bruna n’a que 18 ans quand elle adhère au Front national, en 1974. Une époque où le parti de Jean-Marie Le Pen – dont elle a été l’attachée parlementaire de 2014 à 2019 – qualifiait la loi Veil légalisant l’avortement de « génocide antifrançais ».
Aujourd’hui, et depuis 2019, c’est elle qui porte les questions de droits des femmes pour les parlementaires européens du RN. Stratégie de dédiabolisation oblige, les mots ont changé, le fond est caché, mais la même pensée antiféministe se révèle à travers les votes.
Annika Bruna dénonce « la banalisation de l’avortement en Europe » et vote, en 2020, comme la quasi-totalité des eurodéputés RN contre une résolution visant à condamner fermement l’interdiction alors quasi totale du droit à disposer de son corps en Pologne, au nom de la « souveraineté » de cette dernière. L’extrême droite polonaise – qui n’est plus au pouvoir depuis octobre 2023 – comme la Hongrie de Viktor Orban sont des références.
C’est aussi pour défendre ces forces, leurs politiques natalistes misogynes, la restriction des libertés que l’extrême droite française a voté contre la ratification de la convention d’Istanbul en 2020. Considérée comme l’un des outils les plus aboutis pour lutter contre les violences faites aux femmes, parce qu’elle définit celles-ci comme une violation des droits de l’homme et une forme de discrimination ou encore parce qu’elle oblige les États signataires à intégrer dans leurs dispositifs législatifs un certain nombre d’infractions (violences psychologiques, harcèlement, mariage forcé, mutilations génitales féminines…).
Annika Bruna rejette cette ratification : « L’exécutif européen a profité du sujet primordial de la violence faite aux femmes pour relancer le débat sur la ratification par les États membres de la convention d’Istanbul (…). Les États ayant fait le choix souverain de ne pas la ratifier sont vilipendés, en particulier la Hongrie et la Pologne. » « Comme le RN prétend lutter contre les violences faites aux femmes, cette notion d’atteinte à la souveraineté nationale est un moyen de s’y opposer sans se dédire », analyse Gwendoline Lefebvre, ancienne présidente du Lobby européen des femmes et actuelle présidente de Femmes solidaires.
Faussement féministe, vraiment xénophobe
Cette dimension est primordiale : désormais, l’extrême droite veut apparaître comme défenseuse des femmes. Marine Le Pen en a fait un argument de campagne de plus en plus important depuis 2017. Au Parlement européen, plusieurs députées, dont des Espagnoles de Vox, des Polonaises du Pis ou encore des Allemandes de l’AfD se sont, aux côtés du RN, véritablement saisies lors de cette mandature de la question du droit des femmes, pour imposer leur propre grille de lecture.
« Ils sont en train de construire un discours alternatif, avec des femmes qui sont présentes, qui travaillent, qui prennent la parole », s’inquiète Gwendoline Delbos-Corfield. L’eurodéputée écologiste remarque que ce narratif repose particulièrement sur la lutte contre les violences, avec un prisme très particulier.
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« Leur idée est que cette violence est arrivée en Europe avec l’immigration et l’arrivée de populations de religion musulmane. En prétendant qu’avant les femmes occidentales n’avaient aucun problème. Des députées RN comme Dominique Bilde prennent régulièrement l’exemple de faits divers de violences graves sur des femmes commises par des migrants ou des descendants d’immigrés. Le tout pour pouvoir dire que stopper l’immigration sauverait les femmes européennes. »
Ainsi, en mars 2022, pour justifier son opposition au troisième plan d’action de l’UE pour l’égalité entre les femmes et les hommes – débloquant des fonds consacrés à cette lutte –, Annika Bruna regrette que « sur la montée de l’islam radical (qui) est une menace forte pour les femmes, pour leurs libertés et leurs droits, le texte ne consacre pas un mot ».
Le bon vieux modèle familial
L’extrême droite européenne ne cible qu’une religion, tout en soutenant les catholiques conservateurs au pouvoir à Malte ou en Pologne jusqu’en 2023, en réduisant au niveau national les droits des femmes. Elle-même pratiquante, Annika Bruna porte d’ailleurs une « vision très traditionaliste des femmes, de la famille, de l’hétérosexualité comme norme », selon Gwendoline Lefebvre.
La parlementaire RN fustige une pseudo- « théorie du genre » qui serait « encouragée » par l’Union européenne et défend un modèle patriarcal dans lequel les différences entre les hommes et les femmes seraient naturelles. Mettant en avant la « complémentarité » entre les hommes et les femmes, elle a rejeté, au nom du groupe européen ID (Identité et Démocratie) , une résolution sur la « stratégie de l’Union en matière d’égalité entre les femmes et les hommes » comprenant des objectifs de parité. Avec ce mot d’ordre : « Nous ne voulons pas imposer à nos filles de devenir des hommes comme les autres. »
« Ces parlementaires d’extrême droite estiment qu’il y a naturellement deux états, celui de la femme et celui de l’homme, et donc que les deux n’ont pas les mêmes besoins, les mêmes ambitions, décrypte l’écologiste Gwendoline Delbos-Corfield. En conséquence, elles s’opposent à l’égalité effective et refusent toute politique publique de contrainte qui pourrait amener à l’égalité de genre, sur la représentation, les salaires, l’accès à l’emploi. » Comme les politiques de quota mais aussi la lutte pour l’égalité salariale. Le RN a en effet voté contre une résolution sur l’écart de salaire entre hommes et femmes en 2020 et s’est abstenu en 2023 sur une directive imposant la transparence aux entreprises pour lutter contre ces écarts de rémunération.
Inversion des valeurs
Mais, pour l’extrême droite, il ne s’agirait pas de votes antiféministes, bien au contraire. Elle est parvenue à bâtir un récit qui ferait d’elle la vraie défenseuse de la liberté des femmes : « Puisque à gauche nous défendons l’égalité effective, elles renversent le stigmate en nous disant « c’est vous qui méprisez les femmes, en pensant qu’elles ne peuvent pas atteindre de meilleurs salaires sans politique publique » », relate la parlementaire écologiste, membre de la commission Droits des femmes. « Les socialistes et les marxistes souhaitent corseter les femmes dans une idéologie qui correspond à leurs besoins politiques », a par exemple scandé l’Allemande Christine Anderson.
L’autre pendant de cette vision du genre – un terme honni par l’extrême droite, notamment pour mieux exclure les personnes trans des dispositifs –, c’est le refus catégorique de voir les discriminations et violences comme des faits sociétaux et systémiques. Les textes liés au harcèlement, comme des dispositifs permettant de les combattre au sein même des institutions européennes, sont systématiquement rejetés par le RN et ses alliés, au nom de ce type d’argument : « La quasi-totalité des hommes (ont) un comportement approprié. Les hommes ne sont pas tous des coupables en puissance nécessitant d’être rééduqués par les féministes », a par exemple expliqué Annika Bruna en 2021. « Leur idée est de dire : « Oui il y a des brebis galeuses, mais ce n’est pas un problème global » », traduit Gwendoline Delbos-Corfield.
Quelle ne fut donc pas la fureur d’Annika Bruna et de toute l’extrême droite européenne quand la convention d’Istanbul puis la Cour de justice de l’Union européenne en janvier ont considéré les femmes comme un « groupe social » susceptible d’être persécuté en tant que tel dans certains pays. Un statut qui facilite l’obtention de celui de réfugiée. « C’est la création d’une nouvelle filière d’immigration », pronostique la parlementaire. Elle s’oppose ainsi à une mesure d’un humanisme élémentaire, qui pourrait permettre d’aider des milliers de femmes. Loin, très loin, de la vision qu’a l’extrême droite du genre, et de l’Europe.
Nemesis : un groupuscule identitaire comme référence
Dans son instrumentalisation du féminisme à des fins xénophobes, le Rassemblement national a trouvé dans le Collectif Nemesis sa référence. Un groupuscule identitaire visant les personnes trans, l’immigration et l’islam, par ailleurs soutien de groupes d’extrême droite violents (comme l’Alvarium à Angers) et qui incite à l’entraînement au combat. Adepte des actions médiatiques, le collectif s’était notamment fait remarquer lorsqu’une vingtaine de ses membres ont posé en burqa sur la place du Trocadéro en 2021 avec le slogan « Les Françaises en 2050 ? ». La présidente et co-fondatrice du collectif, Alice Cordier, a été invitée à deux reprises à des conférences des Français du groupe ID. Lors d’un colloque en 2021, puis à Bruxelles, en mars 2022 à la demande d’Annika Bruna, pour une intervention sur la « Liberté et la protection des femmes dans l’UE ». Elle a pu y développer sa vision identitaire du féminisme, guidée par ce credo infondé : « La plus grande menace face aux libertés des femmes aujourd’hui en France est sans nul doute l’immigration qui apporte son lot de principes et de valeurs ultra misogynes ». Pour elle la société occidentale patriarcale n’est pas une problématique, il faudrait au contraire défendre une « virilité européenne » qui serait en déclin.
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