« Une France de seconde zone » : des tours aux bourgs, une France abandonnée par les services publics + video

Privatisation, réduction des coûts, suppression de guichets d’accueil, sous-traitance… En Indre-et-Loire, la population rurale du bassin savignéen autant que les habitants du quartier de la Rabaterie, dans l’est de la métropole de Tours, souffrent au quotidien du désinvestissement de l’État.

 

Tours, Savigné-sur-Lathan (Indre-et-Loire), envoyée spéciale.

Sous une pluie battante, la Loire a viré au brun, ce mardi 8 octobre. Face à la gare routière de Tours (Indre-et-Loire), le chassé-croisé cadencé des autocars Rémi a commencé, en ce début de soirée, heures de pointe. Savigné-sur-Lathan, Channay-sur-Lathan, Avrillé-les-Ponceaux, Château-la-Vallière, Langeais… les véhicules aux couleurs criardes absorbent leurs passagers engourdis pour les acheminer dans la vingtaine de villages enclavés au cœur du Nord-Ouest Touraine, bassin de vie de 10 000 habitants.

Quai 6, départ de la ligne P : des grappes de lycéens, capuche sur la tête, attendent debout sous l’averse. Parmi eux, Léa*, 17 ans, en terminale, patiente face aux portes encore closes de l’autocar. Scolarisée au lycée François-Clouet de Tours, la jeune fille s’apprête à entamer, après un premier trajet de vingt minutes en bus, la seconde étape de son voyage vers Cléré-les-Pins, soit encore une heure trente de car avant de rentrer chez elle, au moment où le trafic est le plus dense.

« Parfois, arriver pile à l’heure du départ est infaisable »

Le regard las à la perspective du trajet et des révisions qui l’attendent en rentrant, en cette année de baccalauréat, elle monte dans le véhicule prêt à partir.

Il ne faut pas le rater, il n’y en aura pas d’autre avant le lendemain. Jusqu’à une date récente, seuls deux passages par jour étaient assurés : un le matin et un le soir. Le maire de Savigné-sur-Lathan, Hugues Brun (DVD), vient d’en arracher un troisième à la région, qui gère le réseau Rémi. L’énergique élu bataille depuis plusieurs années sur tous les fronts : transports, écoles, accès aux soins. Son atout, face à l’inertie des pouvoirs publics : une révolte qui ne désarme pas.

Pour l’édile, enfant de cette commune de 1 300 habitants – où trônait jadis une gare –, les élèves sont parmi les premiers à payer le tribut de cet enclavement, symbole de l’inégalité de traitement infligée aux communes rurales du Nord-Ouest Touraine.

Il ne comprend pas le refus persistant des pouvoirs publics de construire un lycée dans sa région. « Le nombre d’heures passées par un lycéen dans les transports pendant sa scolarité est effrayant. Si on multiplie deux heures trente minutes par jour, pendant 110 jours d’école, multiplié encore par trois ans, cela donne 45 jours assis dans le bus 24 heures sur 24 », s’émeut-il.

Et parfois, c’est le découragement qui l’emporte, comme le décrit cette mère, croisée sur le parking devant le supermarché de Savigné-sur-Lathan. Son fils, scolarisé dans un CFA (centre de formation d’apprentis) à Joué-lès-Tours doit utiliser trois moyens de transport différents pour rejoindre son établissement. « Parfois, arriver pile à l’heure du départ est infaisable et je dois régulièrement le déposer en voiture », soupire la trentenaire.

« La mairie est le seul phare dans la nuit »

Comparé aux villages alentour, dépourvus de tout, Savigné paraîtrait presque Byzance, avec sa bibliothèque tenue par des bénévoles et son collège, qui accueille 340 élèves des six communes environnantes.

Vu de l’intérieur, pas de quoi rêver pourtant : des équipements vétustes, dont un petit gymnase sans chauffage datant des années 1980. Pas de piscine couverte, si bien que les élèves arrivent souvent au lycée, sans savoir nager, selon le maire, qui dénonce « des services publics à deux vitesses ».

À Savigné, la mairie serait ainsi « le seul phare dans la nuit », ajoute Hugues Brun. Au fil du temps, ce mince filet rattachant les citoyens à l’État n’a pourtant cessé de perdre de sa densité, avec le retrait progressif de compétences.

Un renouvellement de passeport ? Les habitants doivent se rendre à Château-la-Vallière, à 20 km du village, sans transports publics. Une démarche aux impôts ? Le centre, fermé il y a une trentaine d’années, a été déplacé à Chinon, de l’autre côté de la Loire, à 60 km de Savigné, inaccessible sans voiture.

Pour le reste, la population est renvoyée à l’une des trois maisons France Services (Bourgueil, Langeais ou Château-la-Vallière, la plus proche). Dans ces guichets uniques « de proximité » lancés en 2019, des employés polyvalents au statut précaire tentent d’apporter des solutions aux problèmes administratifs de la population, sans pourtant pouvoir intervenir directement sur leur dossier.

« C’est un pis-aller, un accompagnement de premier niveau pour lequel il manque des moyens », note Patrick Hallinger, président de l’association Convergence des services publics d’Indre-et-Loire qui, dans le cadre d’une vaste enquête destinée à sonder la population du bassin savignéen sur ses besoins en services publics, s’est penché de près sur le fonctionnement et les limites de ces guichets.

Cabinets de médecins vacants

Enclavement, fermeture des petits commerces de proximité, absence d’équipements : l’effet répulsif est bien là. Il sert aussi d’argument aux médecins pour justifier leur refus de s’installer dans le bassin. La ville a pourtant mis les moyens, à l’initiative de Claude Roudière, la dynamique pharmacienne du village, qui a sonné l’alerte, après le départ d’un premier médecin en 2017.

Son plan de bataille a débouché sur la création d’un pôle médical réunissant dans un bâtiment commun, loué à la communauté de communes, pharmacie, cabinet de dentiste, opticien et deux cabinets de médecins généralistes… toujours vacants, malgré le loyer dérisoire de 500 euros par mois.

« J’ai écrit à tous les praticiens de la région. Pas un seul ne m’a répondu », déplore Claude Roudière. En attendant, avec le dernier médecin en exercice, elle pallie. « La pharmacie est devenue un premier sas. Pour les urgences, il faut aller à Tours, un trajet énorme pour les personnes âgées », déplore-t-elle.

« On est assignés à résidence », pointe le maire. Et l’édile de conclure : « Tout ça fait que le vote RN s’est imposé depuis trente ans chez nous, alors que, paradoxalement, la population est loin d’être composée de fachos. »

Il connaît le chiffre par cœur : 228 habitants ont porté leur voix au parti de Marine Le Pen. Ce qui attise aussi leur ressentiment, selon l’élu, c’est la conviction que, pour les métropoles, « l’argent coule à flots ».

Des maux communs entre les territoires

Pour Patrick Hallinger, il est pourtant urgent de sortir de cette vision clivante qui occulte les maux communs aux habitants des quartiers de banlieue et à ceux des zones rurales. À leur source : la logique néolibérale à l’œuvre depuis les années 1980. Elle est à l’origine des dérives qui ont mené, à coups de privatisations, de délégations de services publics, de simplifications, de suppressions de postes de fonctionnaires à l’émergence « d’une France de seconde zone ».

Les tours comme les bourgs en paient le prix fort. Il en veut pour preuve les enquêtes menées par son collectif dans plusieurs quartiers prioritaires (QPV), notamment celui de la Rabaterie, le plus pauvre de Saint-Pierre-des-Corps (banlieue de Tours).

Son constat est sans détour : les gens sont en mal de services publics, de crèches municipales – une seule à la Rabaterie pour 6 000 habitants –, d’agences France Travail, de logements, mais aussi de lieux de vie et de commerces de proximité.

« Je vivais à la Rabaterie, il y a quarante ans. L’introduction de surloyers a poussé les ménages les plus aisés vers la sortie. Cela a contribué à façonner l’aspect ghetto et tout l’imaginaire qui va avec », analyse Joëlle Guérin, du collectif Convergence des services publics. Or, insiste la militante, « le logement doit être un bien public, accessible à tous ».

« Pas d’inquiétudes, il n’y aura pas de conséquences sur la CAF de vos parents »

À l’ombre des tours HLM datant des années 1960 et 1980, Naïm, Mehdi et Karim*, trentenaires rigolards et le verbe haut, ont fait un crochet dans le quartier pour se retrouver « entre potes ». Les deux premiers connaissent bien les lieux, ils y ont grandi, leurs parents y vivent encore.

« J’en suis parti à 21 ans, On ne va pas se voiler la face : je ne veux pas que mes enfants soient stigmatisés ZUP (zone urbaine prioritaire – NDLR) », lance Naïm. Et le jeune homme de raconter une anecdote révélatrice.

Parti réclamer avec d’autres habitants du quartier une audience au maire de l’époque, Emmanuel François (médecin novice en politique, soutenu par la droite et dont les débuts ont été chaotiques après avoir ravi en 2020 la municipalité, bastion historique communiste), ce dernier aurait répliqué, face à leurs doléances : « Pas d’inquiétude, il n’y aura pas de conséquences sur la CAF pour vos parents. » Sidération et colère pour le jeune homme, renvoyé au stigmate de « l’assistanat », alors qu’il menait une démarche de citoyen.

Les associations pallient

Dans le quartier, l’État a délégué une large part de ses missions au secteur privé, qui a notamment vampirisé l’accueil de la petite enfance, mais aussi aux associations, qui pallient les manques, au gré de subventions aléatoires. Elles dispensent des services « adaptés » à une population composée en grande partie de familles monoparentales, et dont le taux de pauvreté se situe à 41 %.

Souvent démunis face aux procédures administratives, nombre de foyers n’auraient d’ailleurs pas recours à leurs droits, selon Sébastien Roblique, directeur de l’association Cispeo, ancrée dans le quartier depuis cinquante ans. Elle est aussi depuis peu labellisée maison France Services.

Adrien, 23 ans, y est chargé du guichet administratif. Passé de contrat précaire en contrat précaire, il se démène pour rendre service à des habitants, orientés souvent par défaut. « J’aime ce que je fais, mais une reconnaissance salariale, ce ne serait pas de refus », souffle le jeune homme qui émarge au Smic.

Après la mort de Nahel, en juillet 2023, un déferlement de violences a embrasé le quartier. Le maire a été agressé et a vu son cabinet de médecin incendié. Il a, depuis, posé sa démission. Si un calme précaire est revenu à la Rabaterie, son avenir n’en reste pas moins en suspens, pris dans les limbes d’un vaste projet de rénovation « dont on ne voit pas le bout », raille le boulanger, l’un des rares commerçants à n’avoir pas baissé le rideau.

Le projet prévoit notamment la démolition du centre commercial actuel au profit de nouveaux commerces « plus modernes », la construction de 40 logements et d’un centre social d’ici à 2028. Patrick Hallinger n’en est pas moins dubitatif : « Avec les coupes budgétaires annoncées, il est permis d’avoir de gros doutes sur une réalisation à la hauteur des besoins de la population. »

*Les prénoms ont été modifiés


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