École publique, école privée : la guerre silencieuse ?
En débat
Financements publics hors de contrôle, ségrégation scolaire, séparatisme social : celles et ceux qui soulignent les nombreux problèmes posés par le fonctionnement de l’enseignement privé sous contrat sont aussitôt accusés de vouloir « rallumer la guerre scolaire ». Toutes ces questions sont pourtant légitimes, face à la nécessité de réparer l’école publique et républicaine.
Du scandale soulevé par les déclarations d’Amélie Oudéa-Castéra, fugace ministre de l’Éducation nationale, pour justifier la scolarisation de ses enfants au très huppé lycée privé Stanislas, aux graves questions sur les larges financements publics dont il bénéficie, en passant par quelques affaires judiciaires, l’enseignement privé a passé l’année 2024 sous les feux de l’actualité. Un débat qui a pris toute sa place à l’Agora de la Fête de l’Humanité.
Qu’avez-vous découvert Paul Vannier au cours de la mission d’information parlementaire sur le financement de l’enseignement privé sous contrat, dont vous étiez corapporteur ?
Paul Vannier, Député FI du Val-d’Oise, corapporteur de la mission sur le financement public de l’enseignement privé sous contrat
Nous avons fait un certain nombre de constats. Le premier : personne ne connaît le montant exact de la dépense publique consacrée, dans notre pays, aux 7 500 écoles privées sous contrat et à leurs 2 millions d’élèves. Je pense qu’on avoisine les 15 milliards d’euros.
La dépense de l’État a crû de 24 % ces dix dernières années. Pour les collectivités territoriales, un exemple : la région Île-de-France a augmenté de 450 % ses financements aux lycées privés sous contrat. Deuxième constat : le Code de l’éducation, qui prescrit des contrôles sur ces financements, n’est pas respecté.
Au rythme actuel, il faudrait 1 500 ans pour que l’ensemble des établissements privés soient inspectés. Enfin, peut-être le plus stupéfiant : l’allocation de ces milliards d’euros est négociée chaque année hors de tout cadre légal, dans des discussions opaques avec le secrétariat général de l’enseignement catholique (SGEC), qui regroupe 96 % du privé sous contrat. Or, le SGEC est nommé par la Conférence des évêques de France, c’est une institution cultuelle… alors que, dans la loi de 1905, il est écrit que la République ne reconnaît aucun culte.
Que révèlent les deux articles consacrés à l’école privée dans le numéro de juillet de la revue la Pensée ?
Stéphane Bonnéry, Sociologue, directeur de la revue la Pensée
Pierre Merle, dans son article, pointe que, sous la présidence Macron, les collèges privés se sont embourgeoisés, et les collèges publics encore appauvris. Il montre qu’un lien existe entre cette ségrégation sociale et les performances scolaires des élèves : plus les établissements sont socialement homogènes, plus les écarts se creusent, car avoir des classes hétérogènes profite à tous, y compris aux meilleurs élèves qui progressent en aidant les autres.
Dans l’article que je signe, je montre, chiffres à l’appui, que ce qui renforce le privé et fait grandir la ségrégation, ce sont des familles qui aimeraient laisser leurs enfants dans le public mais qui, à force de voir celui-ci se dégrader, finissent par se tourner vers le privé. Malgré le baby-boom de l’an 2000, on a supprimé des postes, saigné l’école de la maternelle au lycée. Et, maintenant qu’on assiste à un reflux démographique, on veut continuer à supprimer des postes ! ?
Vu de Marseille, que se passe-t-il sur le front de la guerre public/privé ?
À Marseille, 40 % des collégiens fréquentent un établissement privé sous contrat. La ville connaît un déficit d’équipements scolaires important et ancien. Nous avons trop peu d’écoles, et des écoles dans un état de délabrement avancé. Dans le 14e arrondissement, où vit une population équivalente à celle de Neuilly, il n’y a aucun lycée. Dans un tel contexte, le privé joue, de façon assez pernicieuse, un rôle compensateur dans le maillage territorial.
Une cité scolaire internationale s’ouvre dans le 3e arrondissement, qui est l’un des plus pauvres de toute l’Europe. C’est un établissement public, mais en partie financé par des fonds privés, qui se propose de faire de la « mixité sociale » en accueillant, via sélection et entretiens de recrutement, les meilleurs élèves des écoles, collèges et lycées environnants… qui feront cruellement défaut dans leurs établissements d’origine. Cela montre que le fonctionnement du privé est progressivement intégré dans certaines structures publiques, dans un esprit de concurrence généralisée.
Quand on parle du privé, on ne pense pas forcément à l’enseignement supérieur. Pourtant, la situation a également beaucoup évolué dans ce secteur…
Avec ma collègue Delphine Espagno-Abadie, nous nous sommes intéressées aux effets de Parcoursup sur les élèves et leurs familles. Nous avons constaté que cette plateforme organise la demande pour le supérieur privé. Si vous allez dessus, vous verrez que, hormis un système de labellisation, ambivalent et peu lisible, il n’y a pas de distinction entre les formations privées et celles du public.
Ensuite, le manque de transparence sur les critères d’admission crée un manque de confiance : quand on ne comprend pas ces critères et qu’à l’ouverture du processus d’admission, on se retrouve « en attente » alors qu’on avait de bons, voire de très bons résultats au lycée, on perd confiance dans l’enseignement supérieur. Cela explique que des familles peuvent être séduites par le discours du supérieur privé qui leur dit, en résumé : « Venez chez nous pour avoir la filière de votre choix. »
Pierre Ouzoulias, vous avez déposé une proposition de loi sur le financement du privé. Pourquoi est-ce le moment d’agir, selon vous ?
Pierre Ouzoulias, Sénateur PCF des Hauts-de-Seine
Le grand pédagogue Ferdinand Buisson disait que « l’école publique, c’est l’école qui doit fabriquer des républicains ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire donner des connaissances, mais aussi permettre d’exercer un esprit critique sur la politique, le social… la religion. Samuel Paty a payé de sa vie cette mission essentielle. Or, ce n’est pas le projet des écoles confessionnelles.
Pour Stanislas à Paris, Maïmonide à Boulogne ou Avicenne à Lille, la base c’est un enseignement dogmatique, où la pensée critique n’a pas sa place. Aujourd’hui, les parents n’ont plus le choix entre ces deux types d’enseignement, puisqu’ils utilisent le privé comme un élément de contournement de la carte scolaire.
Entre 2000 et aujourd’hui, le nombre d’élèves issus de familles très favorisées est passé de 26 % à 40 % dans le privé. L’école privée est devenue l’école de l’entre-soi. Il faut dénoncer ce séparatisme social, car il est antirépublicain. Mais l’école privée est aussi devenue un instrument au service de la révolution néo-conservatrice. Le groupe Bolloré s’installe aujourd’hui dans l’enseignement privé. Ce qui se joue, c’est la place de l’éducation dans le projet de la République et dans celui de la gauche.
Comment peut-on agir ?
Caroline Chevé : Voilà un an, un tel débat aurait été moins évident. Une fenêtre s’est ouverte, sans doute avec la publication des indices de position sociale (IPS) comparés des établissements, et plus encore avec la nomination d’Amélie Oudéa-Castéra…
La volonté de réaffirmer la primauté de l’école publique était aussi au cœur de la grève majoritaire des enseignants, en janvier 2004. Une dynamique s’est créée, qui montre qu’on peut à nouveau s’unir autour de ce sujet, avec comme premier objectif d’exercer réellement sur le privé le contrôle que la loi permet et, ensuite, de réserver les financements publics à l’école publique, qui en a désespérément besoin.
Stéphane Bonnéry : Il y a une bataille idéologique, mais aussi une bataille économique. Depuis 2000, l’Union européenne, avec sa stratégie Europe 2000, incite à utiliser l’argent public pour développer le privé. L’argent public doit-il servir le bien commun ou rémunérer le capital, qui investit dans l’enseignement privé ?
Comment reprendre le contrôle sur cette manne publique déversée sur le privé ?
Paul Vannier : Il y a deux perspectives pour notre camp. La première : mettre à bas le modèle actuel de financement public du privé sous contrat. La deuxième, c’est renouer avec un principe qui a constitué la gauche : fonds publics à l’école publique.
Pierre ou moi-même le proposons : il faut introduire tout de suite un malus financier pour les établissements privés qui contribuent à la ségrégation sociale et scolaire, ceux qui n’accueillent pas d’élèves en situation de handicap… Notre pays constitue une exception : il est le seul à financer autant sur fonds publics les établissements privés, sans leur demander la moindre contrepartie.
Pierre Ouzoulias : Un chiffre : Stanislas est une société anonyme qui a réalisé 3 millions d’euros de bénéfices l’an passé. Pensez-vous vraiment qu’ils aient besoin d’argent public ? Non. Avec mon collègue sénateur de Paris, Ian Brossat, nous avons demandé au préfet de suspendre la convention qui unit l’État à Stanislas.
Puis, comme tu l’as dit Paul, nous devons obtenir une modulation des aides publiques en fonction de critères sociaux. Mais si on arrête les financements publics, il n’y a plus d’école privée, car elle vit à 80 % avec de l’argent public. Que fait-on alors de ses deux millions d’élèves ? Il nous faut engager une tactique de long terme pour revenir, progressivement, sur les avantages accordés au privé.
L’État n’aurait pas les moyens de scolariser les élèves qui sont aujourd’hui dans le privé ?
Stéphane Bonnéry : Peut-on le faire économiquement, si on utilise l’argent public pour l’école publique ? À terme oui, très vite. Mais il ne suffira pas de couper le tuyau côté privé pour que les gens soient ravis de revenir côté public. Le lycée à côté de chez moi n’a pas de professeur de français en 1re : on ne peut pas contourner ces problèmes, il faut être capable d’accueillir tous les élèves dans les meilleures conditions.
Cela nous oblige à ne pas seulement être contre le privé, mais, avant tout, à mettre au travail toutes les propositions que les chercheurs, les syndicats, les partis, les associations, les parents d’élèves ont développées depuis des années.
Paul Vannier : La première bataille, c’est de maintenir la fenêtre de débat qui s’est ouverte sur ce sujet. J’ai vu avec la mission comment, dans le camp Macron, la ligne de fracture a bougé : nous sommes en train de reprendre du terrain, il faut chercher des victoires, dessiner des perspectives de progrès.
Annabelle Allouch : Tout reste à faire en termes de régulation de l’enseignement supérieur privé, on voit des formations qui ouvrent puis ferment en cours d’année… Pour Parcoursup, le programme du NFP propose sa suppression. Mais après ?
Une solution a déjà été mise en œuvre, à l’époque de la massification universitaire des années 1980 : construire des universités ! Le plan « Université 2000 », c’était 8 nouvelles universités, 94 IUT. C’était possible voilà trente ou quarante ans, pourquoi pas maintenant ? L’argent distribué au privé pourrait servir à cela.
Caroline Chevé : Si on veut s’attaquer à ce sujet, il faut s’y attaquer pour tous les élèves. Dans l’enseignement agricole, seulement 30 % des élèves sont dans des lycées publics, le reste dans le privé, avec une forte influence de la FNSEA sur la formation des agriculteurs de demain.
Et on ne doit pas oublier la voie professionnelle : depuis 2018, on a eu à la fois une réforme du lycée professionnel qui est une véritable trahison de la jeunesse des milieux populaires, et une prise en charge par le patronat, via l’apprentissage et la libéralisation de l’ouverture des formations privées, de la formation de cette jeunesse. Cela fait partie intégrante de la question de l’enseignement privé, si on veut s’y attaquer.
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