Yann Raison du Cleuziou, Politiste et professeur à l’université de Bordeaux, Yann Raison du Cleuziou, qui a co-dirigé A la droite du Père, les catholiques et les droites de 1945 à nos jours (Le Seuil, 2022), analyse les glissements en cours : à mesure que le catholicisme se rétracte en France, ce sont les courants les plus conservateurs qui montent en puissance. Et chez ces fidèles qu’il appelle les « observants » – pour leur attachement à la ritualité et à la discipline -, les réticences qu’inspiraient les droites extrêmes sont en passe d’être levées. Version longue d’un entretien paru dans l’Humanité Magazine du 19 décembre.
Omniprésence de Vincent Bolloré et désormais de Pierre-Edouard Stérin, polémiques à répétition sur le pape François jugé trop « progressiste », crise ouverte dans le groupe Bayard… Assiste-t-on à un tournant réactionnaire dans le monde catholique français ?
Yann Raison du Cleuziou:
Pour penser les évolutions contemporaines du catholicisme, il faut avoir le contexte en tête. Parler de retour du religieux, c’est une erreur de perspective : la tendance globale, c’est bien un reflux, avec une progression des non-croyants et des athées. C’est parce qu’on est dans une société de plus en plus séculière, de plus en plus détachée de la matrice que fut le catholicisme majoritaire, que le religieux, en devenant minoritaire, apparaît paradoxalement de plus en plus clivant et donc visible.
Deuxième élément de contexte, le catholicisme change d’échelle et perd son hégémonie culturelle. Au début des années 1960, plus de 90 % des enfants étaient baptisés dans les trois mois après leur naissance. Cette forte empreinte rituelle sur la population a pris fin en une cinquantaine d’années. Un laps de temps extrêmement court par comparaison aux évolutions passées de la religion.
Dans ce contexte, le catholicisme se recompose avec ceux qui restent. Or, tendanciellement, ils ont un profil plus conservateur que ceux qui se sont détachés… Cette sensibilité, je l’appelle le catholicisme observant. Sans être en expansion, ils montent en puissance à mesure que le catholicisme se rétracte. Leur influence se traduit par une réaffirmation du conservatisme catholique.
Cette tendance au durcissement du religieux dans la société française n’est pas proprement catholique : les jeunes prêtres portent aujourd’hui plus la soutane ; les jeunes filles musulmanes portent plus le voile que leurs mères ou leurs grands-mères ; les jeunes juifs portent plus la kippa… Dans une société de plus en plus séculière, le religieux minorisé s’intensifie en interne, et érige une frontière de plus en plus élevée avec le reste de la société pour protéger les conditions de la transmission.
D’autres chercheurs parlent de catholiques « identitaires » ou de « restitutionnistes »…
Oui, mais à mes yeux, ces formules ne permettent pas forcément de bien cartographier ce qui se joue… Il n’y a pas qu’à droite qu’on investit l’identité catholique ; cela a été un enjeu énorme pour les cathos de gauche aussi. Je pense au mouvement chrétiens-marxistes par exemple. Octroyer le monopole de l’identité aux uns, cela produit des biais qui peuvent être regrettables. Cela valide par exemple la représentation que les conservateurs ont des catholiques progressistes : des acteurs de l’effacement du catholicisme.
Or c’est faux. À l’inverse, il ne faut pas abuser du qualificatif réactionnaire car on a alors l’impression que les courants catholiques conservateurs sont l’expression d’un passé qui ne passe pas. C’est faux, ils ne cessent d’évoluer et de s’adapter au changement social tout en le contestant. Les conservatismes sont des expressions de la culture contemporaine.
L’exemple de Pierre-Edouard Stérin est emblématique : il est très inventif en termes d’ingénierie, de rationalisation financière du religieux, mais il met ses innovations au service d’une représentation très conservatrice de ce que doivent être, à ses yeux, le catholicisme et la société.
Qui sont ces « observants » qui tiennent désormais le haut du pavé dans l’Église catholique ?
Ce sont des catholiques très attachés à la ritualité et à la discipline religieuse. C’est pour cela que je les appelle observants. Ils accordent une valeur religieuse aux normes, et la première d’entre elles, c’est l’assistance à la messe chaque dimanche : pour eux, respecter les normes religieuses, cela a une valeur ascétique, c’est ce qui permet d’échanger des pratiques humaines dans la vie ordinaire contre des grâces célestes venues de Dieu.
La structuration de ces catholiques s’opère par la famille. C’est dans le milieu familial qu’ils obtiennent un succès important en matière de transmission intergénérationnelle de la foi. Ayant perdu confiance dans un système diocésain jugé trop tiède, ils ont privatisé le catholicisme en s’émancipant des dispositifs paroissiaux, pour mieux transmettre la foi au sein des familles…
S’ils ont des succès dans cette transmission, c’est aussi parce qu’ils se pensent comme une minorité religieuse depuis les années 1960. C’est un catholicisme qui, en dehors de la frange traditionaliste, n’était pas hostile au concile Vatican II. Mais ces pratiquants ont trouvé sa mise en œuvre excessive, en raison de l’influence d’un jeune clergé très orienté à gauche dans ces décennies-là.
Dans ce contexte, ces catholiques se sont constitués comme un conservatoire, et ils ont commencé à fonctionner comme une minorité au sein même du catholicisme. Tout en se pensant aussi comme une minorité au sein de la société française : le tournant des années 1960 est aussi un moment d’accélération du changement social et face à ces bouleversements, ils vont perpétuer au sein de leurs familles un modèle culturel dans le rapport aux autorités, aux différences des genres, à l’intimité et à la parenté…
Ces observants entendent dès lors restaurer la pleine catholicité de l’Église, en la sortant de sa sécularisation interne, mais également restaurer la pleine identité de la France, c’est-à-dire, pour eux, son catholicisme.
On a vu émerger sur le devant de la scène ces dernières années des communautés assez activistes, comme l’Emmanuel ou Saint-Martin… Les observants se réfèrent-ils à ce type de courants ?
L’influence du catholicisme observant dépend effectivement d’un certain nombre de réseaux catholiques qui ne sont pas diocésains. On pourrait dire qu’ils subvertissent la structuration diocésaine de l’Église, ils la conquièrent de l’intérieur par leurs prêtres et leurs familles très engagées dans les paroisses.
Chez les observants, il y a un continuum conservateur entre des micro courants qui trop souvent captivent la presse parce que ce sont les plus durs ou les plus saillants. Mais on ne peut pas comprendre leur influence si on ne mesure pas que, derrière, il y a toute une masse un peu plus modérée, mais qui leur donne une résonance importante. Le gros des troupes chez les observants, c’est une certaine bourgeoisie catholique : elle peut être hétérogène en capital économique, mais en matière de capital culturel, elle est très homogène.
« Très souvent au sein de l’Église catholique, on espère que la réticence à l’égard du RN est liée à la question du racisme. »
Donc, cette bourgeoisie de capital culturel, on va dire qu’elle est relativement modérée. Cela paraîtra peut-être surprenant, mais au sein de l’univers catholique, malgré ce conservatisme que je viens de détailler sur l’identité de la France, sur la place de la famille, sur ce que doit être l’Église, les observants peuvent alimenter des courants assez divers entre eux : les charismatiques comme la communauté de l’Emmanuel, les néoclassiques comme la communauté Saint-Martin – dont les prêtres perpétuent un style sacerdotal très solennel mais en disant, sans rechigner, la messe du Concile Vatican II – ou les traditionalistes qui, malgré leurs désaccords, reconnaissent la figure du pape…
Des courants réactionnaires viennent tout de même aujourd’hui occuper l’espace public pour gagner en visibilité. N’est-ce pas le cas avec le pèlerinage de Chartres organisé par un groupe très marqué comme Notre-Dame de Chrétienté qui rassemble près de 20 000 personnes et qui a été ponctué cette année par une grande messe en latin diffusée par CNews ?
Le pèlerinage de Chartres, c’est une initiative traditionaliste qui a un succès grandissant dans tout le catholicisme observant. On peut retracer la tendance en vitesse : le traditionalisme était un segment relativement à part du catholicisme conservateur, mais il a été réinstallé au cœur de ces courants, à la faveur du motu proprio Summorum Pontificum de Benoît XVI qui a banalisé la possibilité de faire des messes en latin au sein même des diocèses.
En permettant que le rite tridentin soit organisé sans que les évêques, très hostiles majoritairement à ces messes en latin, aient leur mot à dire, le pape a intégré la marge traditionaliste dans la centralité du dispositif diocésain.
Ce mouvement a contribué à décloisonner les différents courants. Et cela produit des effets surtout chez les plus jeunes catholiques observants, qui ont un fort sentiment de devenir minoritaires… Leurs aînés, les catholiques de plus de 70 ans, ont grandi et vécu dans un monde où le catholicisme était toujours hégémonique. Pour les jeunes, c’est très différent : dans la dernière « enquête sur les valeurs des Européens » (EVS), en 2018, dans la tranche des 18-29 ans, on a 15 % de catholiques déclarés, à comparer avec les 13 % de musulmans déclarés.
Donc, en France, ces jeunes catholiques font l’expérience d’une société massivement séculière, avec une laïcité qu’ils jugent agressive à l’égard du religieux. Et qui plus est, ils ont le sentiment de ne plus appartenir à la religion de référence parce que, tendanciellement dans la société française, c’est désormais l’islam.
Alors attention : la religion de référence, ça ne veut pas dire la religion qu’on estime la plus normale, ni la religion qui est la plus suivie, mais c’est la religion à laquelle les gens pensent quand ils n’ont pas d’opinion sur ce que doit être une religion…
L’année dernière, aux Journées mondiales de la Jeunesse (JMJ), j’ai fait, avec la Croix, une enquête sur le profil des inscrits. Parmi eux, il n’y en a que 8 % qui placent la messe en latin comme leur liturgie préférée. Cela ne progresse pas vraiment par rapport à des enquêtes précédentes. Ce qui change, aujourd’hui, c’est la banalisation : beaucoup de jeunes pratiquants aiment bien aller de temps en temps à la messe en latin, ils n’iraient pas tous les dimanches, mais de temps en temps, pourquoi pas ?
C’est ce qui explique le rayonnement du pèlerinage de Chartres ces dernières années. Les participants ne sont donc pas forcément des traditionalistes, mais les catholiques observants le vivent comme un temps fort. Et puis il y a quelque chose qui plaît dans la dimension contre-culturelle que les traditionalistes assument franchement.
Ces évolutions ne sont-elles pas en train de tourner au profit des droites extrêmes ?
En sociologie électorale, il a été établi depuis les années 1970 que les catholiques pratiquants réguliers votent à hauteur de 75 % pour la droite de gouvernement. Et c’est demeuré très stable pendant longtemps. Idem pour l’hostilité de ces pratiquants réguliers à l’encontre du vote FN.
Mais à partir de 2015, au moment de la vague d’attentats subie par la France, ça commence à bouger : dès les régionales, cette année-là, on constate un début d’alignement des catholiques pratiquants qui profite à l’extrême droite.
On reste toutefois en deçà des moyennes nationales pour le vote FN dans l’électorat catholique, et il y a plusieurs raisons qui ne sont pas forcément celles qu’on pourrait « espérer », c’est important de le préciser. Ce qui freine le rapport au RN chez les catholiques observants, c’est une variable de classe sociale : le FN est considéré comme trop populaire et il est perçu dans ce milieu comme économiquement de gauche.
Cela surprend évidemment, mais c’est bien comme ça que ça se pose pour eux : après le débat de second tour entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen en 2017, les catholiques observants commentaient, horrifiés, les positions de Marine Le Pen qu’ils décrivaient comme une épouvantable gauchiste.
Très souvent au sein de l’Église catholique, on espère que la réticence à l’égard du RN est liée à la question du racisme. Eh bien, non, ce qui retenait les catholiques observants jusqu’ici, c’était plus leur éthos de classe que la xénophobie !
Ensuite, après l’échec de François Fillon en 2017 dans lequel les conservateurs avaient placé leurs espoirs, il y a eu du flottement, tout le monde s’est un peu éparpillé… En 2022, pour la première fois, il n’y a plus un grand bloc électoral des catholiques pratiquants réguliers en faveur de la droite de gouvernement : Emmanuel Macron est arrivé en tête, mais aussi avec des voix catholiques de gauche.
Marine Le Pen arrive en seconde position, mais toujours un peu en deçà de sa moyenne nationale. Et puis celui qui arrive en troisième position, c’est Éric Zemmour qui double sa moyenne nationale, avec 16 % parmi les pratiquants réguliers. Et ça, c’est révélateur parce que c’est un phénomène spécifiquement catholique.
Que révèle cette cristallisation récente ?
Ce durcissement de l’électorat catholique demeure spécifique, il ne se serait pas exprimé dans le RN. Éric Zemmour rassure parce qu’il joue sur le capital culturel des classes supérieures. Il a un programme libéral en économie. Sur le fond, il n’a pas tant de positionnements conservateurs. Mais le ralliement de Marion Maréchal lui octroie un certificat en la matière.
Pour moi, cet engouement pour Éric Zemmour parachève une certaine trajectoire de radicalisation d’une partie du groupe observant. À l’issue de la Manif pour tous, beaucoup sont déçus de l’échec et se durcissent dans leur résistance au changement social. Après l’échec de François Fillon, ils développent une défiance quasi systématique à l’égard des médias et basculent dans une recherche de la réinformation.
On a ensuite la pandémie de Covid-19 : ce sentiment de marginalité croissante à l’égard des valeurs dominantes de la vie politique va se nourrir de nouvelles sources complotistes. Pour moi, c’est un indicateur d’une radicalisation épistémologique, d’une défiance de plus en plus croissante à l’égard des sources d’autorités dominantes. Éric Zemmour arrive à l’issue de cette trajectoire, avec ses visions paranoïaques sur le grand remplacement.
Jusque très récemment, il y avait quand même une forme de résistance dans cet univers catholique, ou à tout le moins, une vraie inhibition par rapport à la xénophobie. Zemmour a levé cette inhibition. Il a contribué à nourrir un imaginaire de l’étranger construit religieusement à travers cette figure exclusive du musulman inassimilable.
Cette désinhibition de la xénophobie, c’est l’un des marqueurs du durcissement catholique en cours. Mais il faut aussi noter que cela provoque des réactions internes au monde catholique. Une nouvelle génération de catholiques de gauche s’affirme, mais à une échelle encore limitée.
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