Depuis plus de soixante ans, l’idéologue de l’ombre fait infuser, non sans succès, les théories identitaires et racistes dans le débat public, flirtant sans ciller avec la symbolique nazie. Défenseur de l’OAS, pro-apartheid, il jouit ces jours-ci d’un étrange intérêt avec la parution de son dernier livre chez Fayard, mastodonte de l’édition passé sous le contrôle de Bolloré.

Au moment de le faire entrer dans son panthéon, déjà peuplé du cardinal ultraconservateur Robert Sarah, des chevaliers de l’Apocalypse Philippe de Villiers et Éric Zemmour, des seconds couteaux du lepénisme comme Jordan Bardella et Éric Ciotti, Fayard, vaisseau amiral de Vincent Bolloré dans l’édition, a manifestement un doute. En effet, présenté d’abord comme « écrivain, journaliste, philosophe, politologue », Alain de Benoist aurait publié « plus de 3 000 articles » et serait traduit « dans une quinzaine de langues différentes ».
Mais ensuite, dans les diverses mentions de son nouvel éditeur, l’entrepreneur idéologique – surtout connu, en fait, pour avoir animé depuis soixante ans la « nouvelle droite », à travers le Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece) – a tantôt publié « plus de 50 livres », tantôt « plus de 100 ».
Vertiges de l’amour de soi et autocélébration d’un « penseur »
Tout à fait anecdotique mais révélateur : dès que de Benoist apparaît quelque part, il y a à la fois enflure et embrouille. Avec son Autre Rousseau qui, préfacé par l’inénarrable Michel Onfray, est donc paru chez Fayard ce 14 mai, l’octogénaire poursuit son labeur visant à semer la confusion à tous les étages, en avalant le philosophe et en le recrachant contre les Lumières.
Et, au passage, il glisse une pièce de plus dans une bibliographie monstrueuse : à la fin des années 2010, ses « amis », animant le site Web à sa gloire, avaient déjà, entre fatuité crasse et cuistrerie exacerbée, fait paraître un volume de 467 pages recensant ses livres et leurs traductions, ses articles, ses préfaces, mais aussi des papiers et des travaux universitaires à propos de celui qui, par ailleurs, revendique de posséder une bibliothèque de 150 000 à 200 000 titres. Vertiges de l’amour de soi et autocélébration d’un « penseur » qui a beaucoup lu, sans aucun doute, mais au moins autant tordu, récupéré, détourné, gommé, gonflé et trahi.
En 2012, Alain de Benoist pouvait encore dénoncer dans Causeur une « chape de plomb sur la pensée critique » (entendre la sienne, évidemment), installée par ce qu’il désigne comme une « reductio ad hitlerum ». « Jusque dans les années 1980, mes livres étaient publiés chez Robert Laffont, Albin Michel, Plon, la Table ronde, entonnait-il. Après 1990, il n’en a plus été question, et j’ai dû me rabattre sur des éditeurs plus marginaux. »
Publié dans des tas de maisons d’extrême droite, de Benoist repérait toutefois, avec la clairvoyance du pompier pyromane, « un léger réchauffement climatique ». Et aujourd’hui, nous y sommes : la planète éditoriale brûle pour les idées réactionnaires, conservatrices et identitaires, sous toutes leurs formes.
À lui les micros, les plateaux et les haut-parleurs ! Comme à la grande époque où il avait table et colonnes ouvertes sur France Culture, dans le Figaro magazine ou Valeurs actuelles. De Benoist revient. Et puisqu’il parle lui-même de « reductio ad hitlerum », il revient de loin. Très très loin.
Exaltation d’une « race supérieure », défense de l’eugénisme…
Né en 1943, Alain de Benoist fait son apprentissage politique dans la boue de l’Algérie française, entrant à la Fédération des étudiants nationalistes (FEN), puis surtout à Europe-Action. C’est dans cette mouvance ouvertement néofasciste qu’il rencontre Dominique Venner – devenu, après son suicide à Notre-Dame, en 2013, une légende dans les milieux identitaires et la référence des suprémacistes blancs européens de l’institut Iliade, créé en son honneur par des amis de de Benoist.
À l’époque, le jeune homme, à peine sorti de l’adolescence, signe sous pseudonyme ses premières brochures à la gloire de l’OAS ou de l’apartheid en vigueur dans une « petite nation isolée tout à la pointe du continent africain », à la fois « modèle de stabilité politique » et « citadelle économique », qui « défend les valeurs européennes contre l’Afrique entière, contre le tiers-monde, contre l’opinion internationale ».
Exaltation d’une « race supérieure », décolonisation décrite comme une « décivilisation », défense de l’eugénisme et du racisme biologique, antichristianisme issu en ligne directe du paganisme nazi, etc. Tout est là, début 1968, sur les fonts baptismaux de la revue « Nouvelle École » et du Grece, que lance Alain de Benoist. À ses côtés, à la tête d’un mouvement qui comptera quelques milliers d’adhérents dans les années 1970, d’anciens nazis allemands ou français sont là, outre Dominique Venner, Pierre Vial et Jean-Yves Le Gallou.
Comme le relève le politologue Stéphane François, Alain de Benoist reprend encore, des décennies plus tard, la thèse révisionniste de Saint-Loup – ancien de la division Charlemagne, devenu passeur de cette histoire et de ses valeurs au sein du Grece –, selon laquelle les Waffen-SS étaient une « organisation oppositionnelle » à l’hitlérisme. Pareil pour la référence de substitution, avec les acteurs de la révolution conservatrice allemande sous Weimar, qui, dans les rangs de la nouvelle droite, sont souvent présentés comme des adversaires des nazis, alors qu’avec leur idéologie völkisch – antisémite et visant à l’instauration d’une religion païenne – ils peuvent être rangés parmi leurs précurseurs…
Entré au « Figaro magazine » à la fin des années 1970
Après avoir été un temps séduit, Raymond Aron, le grand intellectuel de la droite française, se démarque dans ses Mémoires : « Sur l’ensemble, sur les idées inspiratrices de la politique, Alain de Benoist rappelle irrésistiblement les fascistes ou les nationaux-socialistes (je ne l’accuse pas d’être l’un d’entre eux, je dis qu’il pense souvent de la même manière qu’eux). » Même après son entrée à la fin des années 1970, avec quelques camarades, au Figaro magazine sous la houlette de Louis Pauwels, lui-même passablement atteint et identifié comme l’un des papes du conspirationnisme contemporain, de Benoist devra, d’une décennie à l’autre, répondre en externe de ces accointances originelles.
Mais, en interne, les clins d’œil demeureront longtemps. Dans Nouvelle École, les articles sont parfois illustrés par des gravures hitlériennes. À la fin des années 1980, ce sont quatre volumes intitulés Art en Allemagne (1933-1945) qui paraissent chez l’éditeur néonazi Grabert ; derrière le pseudonyme – non reconnu officiellement parmi sa vingtaine de noms d’emprunt –, tout renvoie à Alain de Benoist, qui signe, chez le même éditeur et sous sa véritable identité, des monographies sur des artistes en vogue chez les nazis.
Enfin, à la même époque, de Benoist ne fait pas que commerce d’idées : comme le révélera René Monzat, chercheur indépendant et animateur de Ras l’Front, il propose à ses lecteurs d’acquérir pour 100 francs (15 euros) une « tour de Jul », un petit bougeoir d’inspiration scandinave mais directement connecté au paganisme SS.
La baisse du QI dans les pays occidentaux ? La faute à l’immigration…
Derrière ce folklore pour le moins douteux, de Benoist s’attelle à la « métapolitique » – ce terme désigne, dans les droites radicales, la bataille pour l’hégémonie culturelle –, décomposant et recomposant en permanence les idées des autres. Avec l’ambition affirmée d’élargir son influence dans tous les appareils idéologiques pour brouiller les cartes et les esprits.
C’est ainsi qu’au milieu des années 1970 il prétend rompre avec le racisme biologique pour développer une forme de droit à la différence, mais derrière ce qui n’est, en réalité, qu’un ethnonationalisme apparaît très vite comme une injonction à protéger les identités et les cultures figées par l’enracinement dans un territoire ou un environnement naturels. « Quand l’immigration dépasse un certain seuil, elle devient inévitablement une colonisation, au sens premier du terme, écrit-il. J’ai toujours condamné le colonialisme, ce n’est pas pour accepter aujourd’hui une colonisation en sens inverse. »
Plus récemment, sous la signature anagramme de son nom (Bastien O’Danieli) utilisée pour ses articles sur la « génétique » dans sa revue grand public Éléments, de Benoist tient l’explication de la « baisse du QI dans les pays occidentaux » : c’est la faute, selon la substance résumée par un de ses collègues, à l’immigration, aux perturbateurs endocriniens et au fait que « les femmes à QI plus élevé font moins d’enfants que les femmes à bas QI ». Grandiose, n’est-ce pas ? Tout ça pave la voie au « grand remplacement » et à la « remigration », deux des axes en vogue dans toutes les extrêmes droites et bien au-delà.
« Alain de Benoist et son courant ont toujours été attentifs aux mots qu’ils reformulent en permanence, relève René Monzat, aujourd’hui animateur du groupe de travail “lutte contre les extrêmes droites” de la LDH. Le but, c’est de faire converger vers son ethnonationalisme et son antiégalitarisme des traditions politiques très différentes. Et ce travail qui consiste à effacer l’origine des idées, à rompre la chaîne, sans jamais lâcher sur le fond, a été très efficace, il s’est imposé chez les identitaires, au RN et chez Zemmour. »
Antilibéralisme ou décroissance, tout est permis pour attirer dans leurs filets : les colloques et les revues (Nouvelle École, Éléments ou Krisis) servent cette stratégie. Illustration avec l’écologie : si, dans les années 1990, tout en cherchant à trouver des convergences au sein du PCF, le chef du Grece a pu tenter de rallier les anti-utilitaristes du Mauss (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), l’antichrétien a, une vingtaine d’années plus tard, réussi à ferrer les cathos les plus traditionalistes opposés au mariage pour tous – à l’instar de l’éditocrate réactionnaire Eugénie Bastié –, en prétendant avoir débusqué en premier les « théories du genre » – une « invention vaticane », en l’espèce, comme l’a établi la sociologue Céline Béraud.
Une notoriété retrouvée, consacrée par Fayard
De Pierre-André Taguieff à Jacques Julliard, en passant par Michel Onfray, Gabriel Matzneff et des dizaines d’autres, de Benoist ne compte plus les vrais ou les faux retournements et les complicités nouées au fil des décennies. Pour repérer les maillons faibles, sa nébuleuse continue de lancer de véritables campagnes, détaille René Monzat, citant un épisode de « phoning intense » au sein de La France insoumise qui a abouti au transfert, annoncé dans Éléments, d’Andréa Kotarac au RN. « Aujourd’hui, ils font la danse du ventre devant François Bégaudeau », observe-t-il.
L’essentiel du boulot est fait. Consacré par sa parution chez Fayard, l’agitateur des droites radicales va, n’en doutons pas, se délecter de la notoriété retrouvée. Et construire sa statue de commandeur. Jusqu’ici les dithyrambes demeuraient limités à sa propre mouvance. Renversant un éloge de Louis Pauwels – « Cet anti-Marx ne serait-il pas un Nietzsche actuel ? », avait loué ce dernier, qui décrira la jeunesse mobilisée contre les lois Devaquet en 1986 comme atteinte par un « sida mental » –, un de ses adulateurs l’avait décrit comme un « post-nietzschéen » qui serait, en réalité, un « nouveau Marx ».
En juin dernier, enterrant son ami Jean-François Michaud, ancien de toutes les aventures groupusculaires néofascistes dans les années 1970 et financier occulte des derniers feux de la nouvelle droite, de Benoist jouait une fois de plus sur les mots, livrant le passe-partout de sa « doctrine » en dernière analyse. « J’ai toujours pensé que la vraie lutte n’était pas la lutte des classes, même si elle existe. Il y a une lutte supérieure, c’est la lutte entre ceux qui ont la classe et ceux qui n’ont pas la classe. »
Je souhaite m’engager contre l’Extrème-droite (RN et consorts…) je rejoins le PCF:
En savoir plus sur MAC
Subscribe to get the latest posts sent to your email.