Boycotter Bolloré ? Oui mais pas que !

« Il y a fort à parier que Bolloré ne touchera pas à l’édition scolaire chez Hachette, comme il ne l’a pas fait chez Nathan. Et ceci pour une seule raison : toute offre de manuel scolaire qui n’appliquerait pas les programmes ou les tordrait trop dans un sens idéologique, n’aurait aucune chance de se vendre. L’édition scolaire étant l’un de segments les plus rentables de l’édition, aucun propriétaire de groupe ne prendrait ce risque » analyse Laurence De Cock. L’historienne appelle cependant à une vigilance collective : « L’extrême-droitisation de l’école emprunte des voix multiples dont les manuels scolaires ne seront les vecteurs qu’une fois que tout aura été préparé en amont ».

Il y a quelques jours, une pétition appelait à boycotter les éditions scolaires appartenant au groupe Bolloré (s’inscrivant en cela dans l’initiative beaucoup plus large de boycott de l’empire Bolloré portée par de nombreuses associations et syndicats). On ne peut qu’applaudir à ce mouvement d’ampleur et à la prise de conscience du danger que représentent Bolloré et les siens pour la démocratie.  Mais si l’on peut se féliciter du sursaut face à l’empire Bolloré qui désormais étend ses tentacules du monde médiatique, à celui de l’édition, en passant par la poursuite de prédations coloniales, il ne faut pas sous-estimer l’adversaire qui, en matière de propagande, sait particulièrement bien y faire mais de façon moins caricaturale qu’on le croit.

Auditionné le 13 mars 2024 devant la commission d’enquête parlementaire sur les fréquences TNT, il avait justifié son ouverture démocratique par deux exemples : le fait qu’il publiait Sophie Binet, Secrétaire Générale de la CGT (Grasset, propriété de Hachette) et qu’en tant que patron du groupe Editis (acquis en 2018, revendu en 2022), il avait été à la pointe du « wokisme » puisqu’il possédait Le Petit Robert, promoteur du pronom iel[1]. Il aurait pu tout aussi bien arguer de l’ensemble de la production éditoriale des éditions La Découverte, très ancrées à gauche, appartenant au groupe Editis, ou même des éditions scolaires Nathan. Cela peut prêter à sourire mais c’est hélas très sérieux, Bolloré peut s’honorer de faire fructifier ses deniers en partie grâce à la plume de nombreux auteurs et nombreuses autrices de gauche[2].

Une édition scolaire au service de l’extrême-droite ?

Il y a fort à parier que Bolloré ne touchera pas à l’édition scolaire chez Hachette, comme il ne l’a pas fait chez Nathan. Et ceci pour une seule raison : toute offre de manuel scolaire qui n’appliquerait pas les programmes ou les tordrait trop dans un sens idéologique, n’aurait aucune chance de se vendre. L’édition scolaire étant l’un de segments les plus rentables de l’édition, aucun propriétaire de groupe ne prendrait ce risque.

C’est bien pour cela que les manuels scolaires sont aujourd’hui des objets plutôt lisses idéologiquement, cherchant davantage la neutralité et le refroidissement des sujets chauds. En clair, plus un manuel fait œuvre de conformité avec les prescriptions officielles, plus il a de chance d’être bien placé sur le marché. Cela ne signifie pas du tout qu’ils ne soient porteurs d’aucune vision politique, bien au contraire. Les manuels sont en effet de plus en plus frileux sur les sujets sensibles. Ils se livrent souvent à de fausses mises en équivalence pour éviter d’être accusés de prendre parti. Ainsi, on déplacera un document sensible dans une page inoffensive sur l’histoire des arts ; on  réduira au maximum les pages consacrées au récit pour les remplacer par des exercices et activités, ou on relativisera un texte sur la torture par l’armée française en Algérie en adjoignant une photographie des exactions du FLN dans le cadre d’une double page consacrée à la violence coloniale. C’est une sorte d’« en même temps » dont on connaît parfaitement les effets idéologiques : favoriser le conservatisme et la réaction. Et c’est pour cela par exemple que certaines maisons d’éditions craignent plus que tout la médiatisation de leurs pages comme c’était arrivé en 2011 lorsque les éditions Hachette s’étaient faites interpeler sur leur traitement du conflit israélo-arabe et de la Nakba, le déplacement forcé de près de 700 000 Palestiniens en 1948, et avaient dû promettre de réécrire les pages en question. Une bien mauvaise publicité, et des parts de marché en moins.

Qui faut-il boycotter ?

Le boycott est une excellente solution dont on espère qu’elle infusera partout et touchera tous les secteurs de l’empire du magnat breton. Car la seule menace efficace est celle de l’atteinte au porte-monnaie. Mais méfions-nous de l’arbre qui cache la forêt. Si les manuels scolaires Bolloré se mettaient à diffuser des idées d’extrême-droite, cela signifierait que les programmes scolaires seraient eux-mêmes infectés ; autrement dit que l’école serait déjà aux mains de l’extrême-droite. Auquel cas le boycott de l’édition scolaire ne devrait pas se limiter aux éditions Hachette mais toucher l’ensemble du champ éditorial, et s’accompagner d’une résistance collective face aux prescriptions.

Nous n’en sommes pas encore là mais la vigilance est de mise. L’extrême-droitisation de l’école emprunte des voix multiples dont les manuels scolaires ne seront les vecteurs qu’une fois que tout aura été préparé en amont.

Aussi devons-nous maintenir une vigilance et une pression bien au-delà des manuels et nous tenir prêts à batailler pieds à pieds, et partout, contre la fascisation rampante de l’école.

Laurence De Cock

[1]https://www.youtube.com/watch?v=_vDNinTdQHU

[2]Dont j’ai fait partie en publiant chez Nathan jusque 2023.