Quatre-vingts ans après sa création, la Sécurité sociale est toujours au cœur d’une bataille politique. Nos trois invités retracent cette histoire. Ils appellent à renouer avec les principes fondateurs de la Résistance et à s’inspirer de la figure marquante d’Ambroise Croizat.

©Guillaume CLEMENT.
Deux ouvrages très importants paraissent afin de comprendre les enjeux, d’hier à aujourd’hui, de cette création originale de notre pays qui célèbre cette année son 80e anniversaire. L’historien Léo Rosell publie la Sécu, une ambition perdue ? De la solidarité à la rentabilité, chez Lattès. Le journaliste Emmanuel Defouloy propose une biographie intitulée Ambroise Croizat. Justice sociale et humanisme en héritage aux Geai bleu Éditions.
Lors de la Fête de l’Humanité 2025, une rencontre réunissait au Village du livre les deux auteurs et un témoin bien particulier, en la personne du petit-fils d’Ambroise Croizat, Pierre Caillaud-Croizat, véritable militant de la Sécurité sociale.
Tout récemment, Pierre Caillaud-Croizat, vous avez vivement réagi à la publication d’une tribune dans le JDD. Pourquoi ?

Pierre Caillaud-Croizat
Petit-fils d’Ambroise Croizat
Pierre Caillaud-Croizat : Je ne lis pas ce fameux journal du milliardaire Bolloré. Une camarade bien intentionnée m’a expliqué qu’une tribune d’un certain monsieur Thouvenel publiée dans sa dernière édition était très à charge contre Ambroise Croizat.
Quand j’ai pris connaissance de la nature de ce texte, je me suis dit : il faut apporter une réponse. Ce monsieur Thouvenel, je ne le connaissais pas du tout mais, a priori, c’est quelqu’un qui est coutumier du fait, étant très proche du Rassemblement national et véhiculant des idées d’extrême droite. Il s’est montré particulièrement méprisant à l’égard non seulement de Croizat, mais aussi de tous les communistes.
Il remettait en question l’importance de leur participation dans la mise en place de la Sécurité sociale. Il a bien le droit de le penser. En revanche, son propos était insultant à l’endroit de Croizat et des militants communistes. Je lui ai donc adressé une réponse. Le 2 septembre, l’Humanité a repris ce texte où je faisais quelques rappels des faits historiques en évoquant l’ouvrage d’Emmanuel Defouloy, Ambroise Croizat. Justice sociale et humanisme en héritage.
Justement, pouvez-vous rappeler, Emmanuel Defouloy, qui est Ambroise Croizat et quel a été son rôle ?

Emmanuel Defouloy
Journaliste et auteur de la biographie “Ambroise Croizat. Justice sociale et humanisme en héritage”
Emmanuel Defouloy : La Sécurité sociale est parfois présentée comme le fruit d’un consensus. On met souvent en avant de Gaulle et, surtout, comme fondateur le haut fonctionnaire Pierre Laroque. Ambroise Croizat est un peu oublié. Ministre du Travail et de la Sécurité sociale de 1945 à 1947, il a commencé à travailler à l’âge de 13 ans.
Syndiqué à la CGT à 14 ans, l’ouvrier prendra des responsabilités au sein de la fédération CGT des métallos. Député communiste au Front populaire, il sera donc ministre à la Libération. Dans mon livre, je m’appuie sur des documents trouvés aux Archives nationales qui permettent d’éclairer sous un jour nouveau son implication. Son rôle de ministre est assez connu.
En 1946, il est l’artisan de lois très importantes, sur l’assurance-maladie, sur les retraites, sur les accidents du travail. En plus de la Sécu, il crée la médecine du travail ou encore les comités d’entreprise. Mais certains mésestiment, de façon erronée, son rôle dans la création de la Sécurité sociale avant les ordonnances fondatrices des 4 octobre et 19 octobre 1945.
En réalité, ces ordonnances ne sont pas uniquement le fruit d’un travail de l’administration et du haut fonctionnaire Pierre Laroque. Sur la question essentielle du pouvoir, c’est-à-dire de l’organisation notamment, il existe alors des désaccords de fond. Concernant le régime général et la caisse unique, il y a vraiment eu un combat avant même les élections du 21 octobre 1945, où le PCF arrivé en tête voit l’entrée de cinq ministres dans le gouvernement de Gaulle.
Avant cela, il y avait une Assemblée consultative provisoire (ACP), qui est assez peu connue historiquement dans le sens où les historiens ont peu travaillé dessus. L’ACP a pourtant mené un travail conséquent avec, par exemple, le fameux amendement pour le droit de vote des femmes du communiste Fernand Grenier, ensuite traduit dans une ordonnance. En son sein, il y a eu un grand débat sur la question de la caisse unique.
Est-ce qu’on laisse des caisses au patronat et au clergé comme avant ? Ou faut-il un régime général obligatoire ? La majorité PCF-SFIO-CGT de l’ACP votera en faveur de la caisse unique lors d’un vote important le 31 juillet 1945. Ainsi, avant octobre 1945, Croizat est déjà à la manœuvre puisqu’il est le président de la commission des Affaires sociales et du Travail de cette Assemblée.
Les membres du MRP et de la CFTC se sont abstenus. Ces derniers ne voulaient pas le projet d’organisation de la Sécu tel qu’il a été créé. Et donc, à ce titre, Croizat a joué un rôle prépondérant dès le printemps et l’été 1945. Jusqu’à présent, cette bataille n’était pas très souvent mise en avant.
La CGT est aussi un acteur de premier plan…
Emmanuel Defouloy : Oui, effectivement, cela peut nous paraître bizarre qu’un syndicat soit représenté au Parlement, mais en fait cette Assemblée provisoire, créée de toutes pièces à Alger après le débarquement des Alliés, compte les députés qui n’avaient pas voté les pleins pouvoirs à Pétain, les communistes déchus et emprisonnés comme Croizat, les mouvements de résistance, au sein desquels il y avait la CGT et la CFTC, membres du Conseil national de la Résistance (CNR).
Le député Croizat était d’ailleurs foncièrement un syndicaliste. Fils de syndicaliste en Savoie, puis dans la région lyonnaise, il dirige une fédération des métaux qui va passer de 46 000 adhérents à… 832 000 au cours de l’année 1936 ! Il est à la tête de la plus grande fédération syndicale de tout le pays. S’il devient ministre du Travail, c’est à partir de cet engagement. D’ailleurs, son communisme est une façon de faire aboutir l’action syndicale, d’obtenir des droits nouveaux, des meilleurs salaires et des conditions de travail décentes.
Le titre de votre ouvrage, la Sécu, une ambition perdue ?, pose la problématique de notre rencontre, Léo Rosell. En quoi la Sécurité sociale est-elle au cœur de la lutte des classes en France ?

Léo Rosell
Historien et auteur de “la Sécu, une ambition perdue ? De la solidarité à la rentabilité”
Léo Rosell : L’ambition originelle était de mettre les Françaises et les Français à l’abri du besoin et de les libérer de la peur du lendemain. Elle est vraiment centrale dans la création de la Sécurité sociale en 1945. Pour comprendre comment cette ambition se cristallise dans une institution, il faut revenir sur ses origines philosophiques, sociales et politiques en remontant au moins à la Révolution française qui, pour la première fois, repose sur une laïcisation de la charité religieuse et pose le principe selon lequel les secours publics sont une dette sacrée de la nation, ce que Robespierre va mettre en avant.
Après la chute des Montagnards et au début du XIXe siècle, on perd cette idée que l’État devrait intervenir dans les questions sociales. D’autres formes de solidarité vont alors se développer dans le monde du travail, avec les caisses de secours mutuels notamment, mais aussi à travers le paternalisme patronal qui va chercher à fixer la main-d’œuvre grâce à des caisses de retraite.
À la fin du XIXe siècle, un courant de pensée voit le jour : le solidarisme. Selon ses promoteurs, les individus ne pouvant être tenus pour seuls responsables de leur situation socio-économique, la solidarité doit être au cœur de l’organisation de la société. Ce courant de pensée joue un rôle important dans la création de l’État social, avec l’apparition des réformateurs sociaux et d’une nébuleuse réformatrice dont Pierre Laroque sera plus tard l’un des représentants.
Le mouvement socialiste se positionne également en faveur d’assurances sociales, avec Jaurès notamment, à la condition qu’elles soient gérées par les travailleurs eux-mêmes. La démocratie sociale est ainsi au centre de la façon dont le mouvement ouvrier pense la protection sociale. Ainsi, la Sécurité sociale doit être un instrument de l’émancipation des travailleurs et des travailleuses, contre le paternalisme. Il ne faut plus attendre que ce soit l’État, le patron ou l’Église avec la charité qui prennent en compte les besoins des plus pauvres. Les producteurs eux-mêmes s’emparent de cette question.
Emmanuel Defouloy : Il faut rappeler les principes originels largement oubliés de la Sécu : la centralité de la cotisation. Les financements s’adaptent aux besoins et pas l’inverse comme aujourd’hui. Et puis ce qui a été abandonné ensuite, la gestion des caisses par les travailleurs à travers leurs syndicats, par les intéressés eux-mêmes, les assurés. Depuis, le système a été étatisé. Retrouver la mémoire de Croizat, de 1945-1946, c’est être à l’offensive par rapport au détricotage de la Sécu à laquelle on assiste depuis plusieurs décennies.
Léo Rosell : Le plus intéressant est en effet d’articuler la question des mémoires et celle des évolutions. Dans ce cadre, la mémoire d’Ambroise Croizat est toujours invoquée justement pour défendre cet héritage laissé à la nation française. On voit dans les manifestations pour les retraites, et même pendant les gilets jaunes, que sa figure est utilisée pour défendre la Sécurité sociale, sur des pancartes, avec des citations, etc.
Que nous apprend l’histoire de la Sécurité sociale ?
Léo Rosell : L’existence de la Sécurité sociale renvoie avant tout à une histoire politique, faite de propositions, de revendications, de débats, de conflits et de compromis. Or, un compromis, c’est très différent d’un consensus. Pour bien comprendre le compromis scellé à la Libération il faut revenir sur une alliance de circonstances.
Une rencontre inédite s’opère entre une haute fonction publique modernisatrice, attachée à l’intérêt général, ayant une conception émancipatrice de l’État social et incarnée par Pierre Laroque, et un mouvement ouvrier puissant et auréolé de sa participation à la Résistance, qui va chercher à conquérir des positions dans cette fameuse démocratie sociale. La Sécurité sociale et les comités d’entreprise en sont les pierres angulaires. Cette contribution du mouvement ouvrier est justement incarnée par la figure d’Ambroise Croizat.
Après cette période, on entre dans la guerre froide… Ensuite, le moment crucial se situe en 1967. Les ordonnances Jeanneney avec la mise en place du paritarisme et la suppression des élections sociales vont alors détruire la démocratie sociale fondée entre 1945 et 1947. C’est aussi en 1967 que des branches autonomes voient le jour. Auparavant, tous les risques sociaux étaient réunis au sein du régime général. Si un risque était déficitaire, un autre excédentaire permettait d’avoir un régime à l’équilibre.
À partir de 1967, se produit cette division avec la branche assurance-maladie, la branche retraite, etc. À partir de là, on va pouvoir parler de « trou de la Sécu ». Comme la branche maladie est structurellement déficitaire, on va la pointer du doigt et imposer des réformes successives afin, soi-disant, de « sauver notre modèle social ».
Comment peut-on alors revenir aux origines de la Sécu ?
Léo Rosell : On est passé d’une logique de financement de besoins et de droits sociaux reconnus comme étant universels, à une logique inverse de réduction des dépenses. À partir du moment où les gouvernants estiment que la Sécurité sociale coûte trop cher, les élites néolibérales occultent alors l’ambition originelle. Dans la crise budgétaire actuelle, le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) est l’illustration de l’étatisation de la Sécurité sociale, pour répondre aux impératifs budgétaires européens notamment.
Or, quand on réduit les dépenses, on réduit les prestations de façon plus ou moins assumée. A contrario, si, comme à l’origine, la conception est de faire passer les besoins devant les dépenses, il suffit d’augmenter les cotisations sociales pour financer le système. Celui-ci était d’ailleurs à l’équilibre juste avant le Covid. C’est donc avant tout une question d’arbitrages budgétaires, c’est-à-dire une question politique, celle d’un choix de société.
Emmanuel Defouloy : Il faut redonner la priorité aux besoins et le financement doit suivre. Aujourd’hui, c’est le contraire. Cela aboutit à ce que notre débat médiatique et politique soit saturé en permanence par la question des dépenses et du « trou de la Sécu ».
Mais ce qu’il faut retenir, c’est que les déficits sont liés à un manque de recettes en exonérant ou en supprimant des cotisations sociales (intéressement, participation, épargne salariale, revenus financiers, rachats d’actions, etc.). Revenons à l’esprit de 1945-1946, et pas seulement pour défendre la Sécu, mais pour la consolider et même l’étendre. Il faut alors parler des recettes.
Pierre Caillaud-Croizat : Dans la période, la volonté de démantèlement de la Sécurité sociale est toujours plus grande. Nous devons faire face aux attaques de ce bien commun auquel nous sommes attachés. De ce point de vue, je tiens à remercier Léo Rosell et Emmanuel Defouloy pour leurs ouvrages respectifs. Nous aurons besoin de leurs travaux et de leurs démonstrations très documentées pour comprendre les enjeux du moment et mener la bataille de la Sécurité sociale.
Entretien réalisé par Pierre Chaillan
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