L’objectif est revenu au centre du débat politique. Reconstruire après avoir méthodiquement sacrifié un appareil productif sur l’autel de la financiarisation ne sera pas simple. Sauf si l’État revient au centre du jeu et impose un rapport de force en Europe.

© Xavier POPY/REA
L’industrie est revenue au cœur du débat après avoir été considérée comme dépassée durant des décennies. Trop tard ? Si les filières qui ont été détruites par la financiarisation du capitalisme ont peu de chance de renaître, les enjeux du monde contemporain offrent de nouvelles perspectives. À l’invitation de la revue Progressistes et de son rédacteur en chef Flavien Ronteix, quatre intervenants et acteurs de terrain en débattaient à l’Espace sciences et numérique de la Fête de l’Humanité, en septembre dernier.
Dans quel état le système productif est-il, en France ?

Marie-Claire Cailletaud, Conseillère honoraire CGT au conseil économique, social et environnemental (Cese)
La France a subi une désindustrialisation massive : part de l’industrie divisée par deux, deux millions d’emplois perdus, filières entières démantelées. Dans les territoires, chaque fermeture d’usine détruit des emplois stables, affaiblit les services publics et alimente un profond sentiment d’abandon. Sans industrie, il n’y a plus de cohésion ni de projet commun. Ce déclin vient de choix idéologiques : la croyance dans une « société postindustrielle » et l’idée que la Chine resterait l’atelier du monde.
S’y est ajoutée la financiarisation, qui pousse les grands groupes à rechercher des profits rapides et à délocaliser, au détriment des compétences et des PME. Résultat, un tissu productif affaibli jusque dans les secteurs essentiels à la transition écologique. Et ce mouvement continue alors que les citoyens exigent du sens et des réponses aux enjeux environnementaux. Revenir à une politique industrielle suppose de repartir des territoires et du travail réel, et de rompre avec la logique financière qui a accompagné ce déclin.

Natacha Polony, Directrice de la revue l’Audace
Il y a dix ans, la désindustrialisation n’était même pas discutée : on célébrait la mondialisation, et toute critique était disqualifiée. Ce déni a masqué la question essentielle : l’effondrement de notre capacité à produire. La financiarisation née en 1971 a installé une économie déconnectée du réel. L’Europe, dans ce contexte, a fait le choix erroné de déléguer la production à la Chine en pensant conserver la valeur ajoutée.
Nous répétons aujourd’hui la même erreur en agriculture : dans un monde plus peuplé, produire notre nourriture est un enjeu stratégique, mais notre modèle nous a rendus dépendants et dominés par la grande distribution. Dire que la France ne doit se concentrer que sur les technologies de pointe est absurde : tout bien consommé devrait pouvoir être produit en France.
Cela suppose un État qui soutient ses producteurs et une concurrence équitable, ce que l’UE n’assure pas, minée par le dumping interne et les pays comme les Pays-Bas. Enfin, sans politique monétaire propre, l’emploi devient la variable d’ajustement. La monnaie forte a nourri le chômage et le discours sur le « coût du travail ». Un pays qui ne produit plus perd sa souveraineté. Reprendre la main exige de remettre la production au centre de la politique nationale et européenne.
La situation vous paraît-elle désastreuse ?

Louis Gallois, Coprésident de la Fabrique de l’industrie
La désindustrialisation française est une catastrophe. Les États-Unis et le Royaume-Uni ont conservé des refuges comme les géants du numérique ou la finance mondialisée. La France, elle, a hérité du chômage de masse. L’entrée dans l’euro avec un franc surévalué a figé la situation : sans dévaluation possible, l’ajustement s’est fait sur les salaires et l’emploi. S’y ajoutait un consensus national pour considérer l’industrie comme secondaire, poussant la main-d’œuvre vers les services et désertifiant les villes moyennes.
Pour relancer la machine, il faut d’abord retrouver une capacité d’innovation. Ensuite, restaurer les compétences : l’effondrement des mathématiques prive le pays d’ingénieurs et de techniciens, et les lycées professionnels orientent massivement vers des filières subies et éloignées de l’industrie. L’énergie est un autre point critique : nous payons l’électricité bien plus cher que les Américains, l’Allemagne a perdu son pari du gaz russe et la France a laissé vieillir son nucléaire. Il faut reconstruire la filière de A à Z.
Reste le financement. L’État ne pourra pas tout faire, et les banques, contraintes depuis 2008, ne financent plus l’industrie. L’enjeu est donc d’orienter une partie de la forte épargne française – aujourd’hui captée par l’immobilier ou l’assurance-vie – vers la production, via des mécanismes de mutualisation du risque. Sans cela, la réindustrialisation ne restera qu’un discours.
Quelles sont les conséquences de cette désindustrialisation pour les territoires ?

Julien Brugerolles, Député PCF du Puy-de-Dôme
Des filières se délitent et des usines tournent en sous-capacité chronique. Sur mon territoire, une verrerie alterne arrêts et reprises au gré du coût de l’énergie ou de logiques de prix. Face à cela, la seule réponse politique depuis vingt ans a été la « compétitivité ».
Cette stratégie n’a jamais été accompagnée d’une politique industrielle ou d’une vision de long terme. Et pendant qu’on empile les aides, nos produits du quotidien ne sont plus fabriqués chez nous : plus de 90 % de l’électronique et du textile sont importés, et près de 80 % des médicaments remboursés ne sont plus produits en France. Dans ma circonscription, un site de principes actifs peine à redémarrer parce que les grands groupes continuent d’acheter en Chine ou en Inde.
L’automobile suit la même pente : à peine quelques modèles achetés en France sont encore assemblés ici, alors même que les filières de base – acier, métallurgie – s’effondrent au moment où se joue la transition vers l’électrique. Le rapport de Fabien Gay l’a montré : les dizaines de milliards d’aides publiques n’ont pas reconstruit l’outil productif. Les créations d’entreprises progressent à peine, loin des besoins d’une économie avancée. Et une industrie affaiblie, c’est une France incapable de peser dans la mondialisation ou d’attirer les investissements.
L’agriculture connaît le même travers : aucune programmation sérieuse – ni sur les volumes, ni sur les territoires, ni sur la qualité –, tandis que le débat public se perd dans des mesurettes. Sans planification, sans stratégie claire par filière, nous continuerons à passer à côté de la reconstruction industrielle et agricole dont dépend notre souveraineté.
L’Europe est-elle disqualifiée sur la question industrielle ? Comment répondre concrètement aux défis de production, dans l’industrie comme dans l’agriculture ?
Marie-Claire Cailletaud L’Europe reste incapable de se donner une vraie politique industrielle, et les derniers accords avec les États-Unis ont encore opposé pays « gagnants » et « perdants », la France étant parmi les seconds. Si l’UE continue ainsi, il faudra chercher d’autres coopérations. Pour réindustrialiser, il y a une priorité absolue : stopper les licenciements.
Une filière perdue ne se retrouve pas. Il faut repartir des territoires, là où l’industrie structure l’emploi et les services publics, tout en évitant que les régions se fassent concurrence grâce à une planification nationale solide. La France est très en retard en recherche : 2,7 % du PIB, bien loin des pays en tête.
Le crédit d’impôt recherche doit être conditionné : on ne peut pas financer l’innovation d’entreprises qui licencient leurs chercheurs. La transition écologique impose aussi de rehausser les compétences et de relocaliser une partie de la production pour réduire notre empreinte carbone réelle. Enfin, il faut redonner du sens au travail industriel et associer les salariés aux choix stratégiques. Et financer tout cela par un pôle public financier, une épargne réorientée vers l’industrie, et un investissement massif dans une énergie pilotable et décarbonée.
Natacha Polony Le décrochage scientifique français est spectaculaire : 14 000 brevets contre 1,5 million en Chine. Cela révèle l’effondrement de notre culture scientifique, qu’il faut reconstruire dès l’école. Produire s’apprend tôt, mais encore faut-il des enseignants formés pour transmettre cette culture.
Il faut aussi sortir du mépris entretenu envers l’industrie qui a justifié la promotion d’un salariat éclaté et précaire. Réindustrialiser suppose un État qui organise : information claire sur l’origine des produits – aujourd’hui combattue à Bruxelles –, aides conditionnées à la production en France, rapprochement entre recherche et usines, commande publique orientée vers nos filières…
Il faut identifier les territoires industriels possibles, adapter certaines règles comme la loi ZAN (sur l’artificialisation des sols), et cesser de subir les décisions européennes qui fragilisent nos secteurs. Si l’Europe persiste dans cette logique, la France devra défendre elle-même ses intérêts essentiels.
Louis Gallois L’Europe décroche. Elle a la plus faible croissance mondiale, un retard technologique, une dépendance aux plateformes américaines, une incapacité à défendre ses intérêts – l’humiliation de l’accord avec Trump l’a montré. Je ne prône pas la sortie de l’UE ou de l’euro, mais la récupération de marges de manœuvre : certaines règles, comme l’interdiction de la mention « Made in France » sur les médicaments, sont absurdes.
Nous avons néanmoins besoin de coopérations européennes sur les matériaux critiques et l’IA. L’État doit agir sur deux fronts. D’abord les territoires : certains réussissent, mais seulement quand les infrastructures et les services publics suivent. Sans attractivité, les entreprises s’en vont. Ensuite, il faut un véritable commissariat au plan, lié au Parlement, pour coordonner énergie, recherche, défense et écologie et donner un cap clair, sans prétendre planifier chaque filière dans le détail. Sans cet horizon, les sacrifices demandés au pays n’ont pas de sens.
Mais peut-on alors entrevoir cet horizon ?
Julien Brugerolles Le nœud du problème, c’est le pilotage politique. Sans un vrai commissariat général au plan doté de moyens et d’un contrôle démocratique, on continuera à avancer à l’aveugle. Le décrochage de la recherche en est un symptôme. Sans participation pleine aux grands programmes internationaux, nous perdons les filières industrielles de demain.
Nous devons aussi identifier clairement nos filières stratégiques, à commencer par l’énergie et les matériaux de base. Une électricité décarbonée et peu coûteuse devrait être un atout majeur pour nos industriels ; aujourd’hui, elle ne l’est pas. Quant à l’acier et à la chimie de base, les laisser disparaître reviendrait à renoncer à toute stratégie industrielle. Il faut les préserver, y compris par la nationalisation.
Enfin, deux leviers décisifs : donner aux salariés un rôle réel dans les orientations stratégiques, et conditionner strictement les aides publiques. Les milliards distribués doivent servir la production et l’emploi, pas les dividendes.
Natacha Polony La France a un modèle mais elle ne le fait plus valoir à Bruxelles, contrairement à l’Allemagne qui défend ses priorités, d’où des aberrations comme le démantèlement de Fret SNCF. La réindustrialisation ne recréera pas les emplois d’autrefois, mais elle ouvre des filières essentielles : décarbonation, chimie propre, production de principes actifs.
Sauf si Sanofi continue d’acheter en Chine… Plus de la moitié du CAC 40 et de notre dette sont désormais détenus par des capitaux étrangers. Même le président du Medef s’en inquiète. La souveraineté n’est pas un slogan : c’est la condition pour continuer d’exister comme nation libre. Sans puissance économique, nous n’avons plus de voix.
La France a-t-elle la volonté d’imposer un rapport de force en Europe ?
Louis Gallois L’exemple de la SNCF est révélateur : Bruxelles a imposé son éclatement, et il a fallu l’opposition allemande pour revenir en arrière. Même logique pour le fret, ou pour EDF, empêchée d’acquérir ses propres barrages. L’Europe peut être utile, mais certaines règles doivent clairement être revues. Dans l’automobile, des décisions européennes prises sans la moindre étude d’impact ont fragilisé toute la filière.
Sur la robotisation, notre retard est flagrant : 73 % des entreprises américaines ont intégré les technologies numériques, 70 % en Europe, seulement 57 % en France. Il n’y a pas de « vieille » ou de « nouvelle » industrie : seulement celle qui se modernise et celle qui disparaît. La robotisation crée peu d’emplois, mais l’absence d’industrie en détruit beaucoup plus. Si nous voulons rester compétitifs, nous devons assumer cette transition technologique et lui donner les moyens de réussir.
Marie-Claire Cailletaud L’affaire Alstom reste un scandale : les turbines et les brevets sont partis aux États-Unis, GE a organisé le déficit de Belfort pour préparer sa fermeture, et tout cela a été validé par Emmanuel Macron. Difficile de reconstruire une politique industrielle sur ces bases. Sur l’Europe, le poids de l’Allemagne a guidé des règles énergétiques qui ont affaibli EDF et notre compétitivité.
Si l’entreprise tient encore, c’est aussi grâce aux salariés. Il faudra bâtir des alliances européennes si nous voulons retrouver une voix. La robotisation doit se faire avec les salariés : les gains de productivité doivent aller à la formation, aux qualifications, au temps de travail, pas aux dividendes. Et rappel essentiel : la technologie n’est jamais neutre. Elle façonne la société. Les citoyens doivent pouvoir en débattre. C’est une condition de toute réindustrialisation.
Julien Brugerolles Quand la France assume un rapport de force, des progrès sont possibles. Le problème central de l’UE, c’est la priorité donnée au commerce extérieur au détriment de l’industrie. Le « deal » entre Ursula von der Leyen et Donald Trump l’a montré : on sacrifie nos intérêts industriels pour préserver des exportations. D’où mon pessimisme sur un changement de cap. L’Europe continue de penser vers l’extérieur alors que son principal atout est son propre marché intérieur.
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