La mobilisation des salariés du privé et du public, des jeunes, lycéens ou étudiants, des chômeurs, des retraités, à l’appel des organisations syndicales et de jeunesse, est soutenue par toute la société.
Josépha Dirringer Juriste, maîtresse de conférences à Rennes-I
Un système injuste juridiquement et financièrement
Cette réforme des retraites est injuste, d’abord pour les individus. Chacun devra subir les conséquences d’une usure professionnelle accrue, en particulier ceux et celles qui ont des carrières longues et/ou qui occupent un emploi pénible.
Le compte professionnel de prévention (C2P) est une réponse bien maigre. En l’absence de données chiffrées précises, il est même difficile d’apprécier le nombre de travailleurs qui pourront y prétendre. Selon une étude de la Dares parue en juin 2022, 1,3 million de salariés avaient un compte ouvert en 2017. Mais, la même étude relatait une enquête lancée par la direction générale du travail, qui dénombrait, quant à elle, 2,9 millions de salariés exposés à des risques professionnels, dont 492 000 seulement avaient un compte.
Ce flou en dit long sur l’attention que le gouvernement porte à ce sujet. Les salariés seront d’autant plus durement impactés par la réforme que les ordonnances de 2017 ont réduit le nombre de risques professionnels pris en compte pour le C2P, excluant tous les risques liés à l’exposition à des contraintes physiques marquées et ceux liés à l’exposition aux agents chimiques dangereux. C’est donc, toute chose égale par ailleurs, 2,1 des 2,3 millions des salariés précités qui ne seraient plus pris en compte. Ajoutons à la liste des exclus les agents publics qui ne disposent pas de C2P. Ainsi, la pénibilité de l’emploi des agents territoriaux, des hospitaliers, etc., n’est tout simplement pas reconnue.
« L’équité dont parle la Commission européenne: réduire les 12 milliards d’euros de déficit prévisionnel du système de retraite pour rendre soutenables la dette publique, donc les 230 milliards d’euros d’aide aux entreprises en 2021. »
Elle est injuste encore, car, corrélativement à l’effort demandé aux travailleurs, aucun ne pèse sur les employeurs. Ni financièrement ni juridiquement. Financièrement, le mantra est répété à l’envi : « Il ne faut pas augmenter le coût du travail. » Juridiquement, loin de toute idée d’obligation, c’est une bagatelle managériale que le projet de loi prévoit. Qu’attendre, en effet, d’un index élaboré sur la base d’indicateurs négociables, ne faisant l’objet d’une négociation obligatoire, sauf accord, que pour les seules entreprises d’au moins 300 salariés, et qui n’emporte aucune conséquence si la note obtenue est mauvaise ? On peut douter de l’efficacité d’un tel dispositif, surtout si on le compare à l’index de l’égalité professionnelle, pourtant plus exigeant, dont les résultats sont pour le moins décevants.
La réforme est injuste, enfin, car elle fait peser sur le système des retraites des objectifs qui sont étrangers à ses finalités. Cela s’inscrit dans les recommandations de la Commission européenne faites à la France en 2022. Mettant en cause l’équité et la durabilité du système, la Commission européenne craint le risque de « creusement de la dette publique malgré une pression fiscale importante ». Telle est l’équité dont elle parle : réduire les 12 milliards d’euros de déficit prévisionnel du système de retraite pour rendre soutenables la dette publique, donc les 230 milliards d’euros d’aide aux entreprises en 2021. Nous voilà très loin de l’objectif de 1945 : garantir « à chacun des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance (…) dans des conditions décentes ».
Josépha Dirringer Juriste, maîtresse de conférences à Rennes-I
Les vieux à la retraite et du temps libre pour tous !
Les « quadras » et « quinquas » font masse dans les cortèges. C’est logique, ce sont eux les victimes désignées. Jusqu’ici, on ne voit guère de révolte étudiante ou lycéenne. Et c’est logique aussi. Si vous avez 20 ans, la retraite ce sera au mieux dans les années 2060. Si loin, les questions sérieuses ne parlent pas des pensions, mais des degrés Celsius, des espèces animales survivantes, des totalitarismes et des guerres à éviter. Quand on a 20 ans, franchement, si on soutient la lutte pour les retraites, ce n’est pas pour en avoir une en 2060. C’est pour être gentil avec les vieux d’aujourd’hui, ou à la rigueur pour qu’ils s’occupent de nos gosses.
Cette lutte nous concerne tous, pour au moins deux raisons.
Premièrement, la casse des retraites suit la casse du chômage (cf. lois du 5 septembre 2018 et du 21 décembre 2022). Il s’agit de la même politique : faire travailler davantage ces fainéants de Français. Pourtant, ni la casse du chômage ni celle des retraites ne créent d’emplois. En revanche, l’une comme l’autre créent des personnes qui ont besoin de travailler sous peine de tomber dans la misère. En France, en 2021, 73 % des personnes âgées de 15 à 64 ans sont actives. Il s’agit du taux d’emploi le plus élevé depuis 1975, date où on a commencé à le calculer. Du coup, et aussi parce que le Covid a fait réaliser certaines choses, de plus en plus de gens refusent de travailler dans n’importe quelles conditions, pour n’importe quel salaire. Pour que les salaires réels continuent à être orientés à la baisse et que les profits ne cessent de croître, le patronat doit trouver de la chair à travail, des personnes menacées par la misère, prêtes à tout accepter. Il lui faut de nouvelles personnes sans pension retraite, ni allocation chômage. Il parle de « valeur travail », mais il se bat pour dévaloriser le travail. La casse de la retraite, comme la casse du droit du chômage servent à cela. Si vous avez 20-30 ans, ces réformes vous concernent : c’est votre marché du travail qu’on attaque, ce sont vos conditions de travail, vos salaires.
« Pour que les salaires réels continuent à être orientés à la baisse et que les profits ne cessent de croître, le patronat doit trouver de la chair à travail, des personnes menacées par la misère, prêtes à tout accepter. »
Deuxièmement, le combat pour la baisse du temps de travail est urgent. Il en va de notre temps libre, mais aussi et surtout de la lutte contre le productivisme qui détruit la planète. Et ce combat se compte en durée hebdomadaire, annuelle, mais aussi en durée de vie au travail.
Il est vrai que, à 64 ans, il est possible physiquement de continuer à travailler dans certaines professions, celles qui ne sont pas trop pénibles. Mais ce n’est pas une raison pour augmenter le temps de travail ! Ce pourrait être une raison pour permettre aux jeunes de prendre des années sabbatiques rémunérées, quitte à ce qu’ils prennent leur retraite plus tard. La retraite à 64 ans, d’accord pour celles et ceux qui auraient pris quatre années sabbatiques rémunérées au cours de leur vie. Nous voulons nos années de retraite tout de suite ! Et une vraie réduction du temps de travail pour toutes et tous.
Vivement qu’au temps de la résistance succède celui où nous mettrons des questions à l’ordre du jour.
Emmanuel Dockès Professeur de droit À Lyon-II
Avec Klitch Norris, un piquet de grève contre la réforme des retraites sur Twitch
Depuis le 18 janvier, des dizaines de militants se relaient sur la plateforme de streaming Twitch pour soutenir la lutte contre la réforme des retraites grâce à une caisse de grève. Le résultat est prometteur.
Brest (Finistère), correspondance.
De l’humour, de la musique, de l’actualité, du jeu vidéo, mais surtout des heures de discussions politiques. Depuis le 18 janvier, le streamer Klitch Norris participe avec des dizaines d’autres militants de gauche au Piquet de stream, une émission contre la réforme des retraites diffusée sur la plateforme en ligne Twitch. Le but ? Se relayer à l’écran et lever un maximum de fonds pour la caisse de grève de la CGT Infocom.
Rencontré chez lui, près de Brest, ce père de trois enfants raconte aujourd’hui dédier une grande partie de son temps libre à ce projet. L’idée lui est venue il y a quelques semaines avec ses camarades Yukaino et Joyeux Sociologue, eux aussi streamers.
Entre stratégie de lutte et avenir de la gauche
C’est dans son bureau que le trentenaire passe ainsi des heures en ligne à interagir avec le public, s’attaquant à la politique de la majorité ou encore aux chimères de l’extrême droite. Le plus souvent en soirée, lorsque les petits sont couchés. Au fond de ce studio fait de bric et de broc, on distingue un flyer de la France insoumise (FI). « J’ai souvent ressenti une certaine frustration à la manière d’aborder ces sujets dans les groupes militants dans lesquels j’ai pu être. Le streaming me permet de dire ce que je veux, sans suivre la ligne d’un parti ou d’un syndicat », précise le vidéaste.
À lui et à ses camarades, Twitch offre une opportunité de motiver les troupes et de créer un débat d’idées hors des canaux traditionnels. Sa femme, Sihaya, avec qui il réalise des pastilles vidéo sur YouTube, est aussi de la partie. Une affaire de famille, où l’on discute stratégie de lutte et avenir de la gauche entre deux parts de gâteau.
L’audience de la chaîne reste relativement modeste
Éthique et convictions politiques obligent, l’argent versé à Piquet de stream ne passe pas directement par Twitch « pour éviter d’en donner à Amazon », à qui appartient la plateforme. Si l’audience de la chaîne reste relativement modeste (quelques dizaines, voire centaines de spectateurs à la fois), le résultat est prometteur : 45 000 euros ont déjà été récoltés pour soutenir les grévistes les plus précaires, touchés par des pertes de salaire.
En 2019 et en 2020, un projet similaire baptisé Recondustream et organisé contre le précédent projet de réforme des retraites, abandonné par l’exécutif en pleine pandémie de Covid, avait permis de collecter 152 000 euros en six semaines.
Un secteur souvent précaire et gangrené par l’ubérisation
C’est qu’un tel événement demande une organisation conséquente et un engagement intense, difficile à porter pour certains. Pour les militants dont le stream est le métier, cela signifie aussi une perte de revenu non négligeable dans un secteur souvent précaire et gangrené par l’ubérisation. Derrière Piquet de stream, plus d’une centaine de personnes donnent ainsi un coup de main à tour de rôle pour communiquer, s’occuper du planning ou gérer la technique. Chacun apporte sa pierre à l’édifice.
C’est pour ça que SpaaaceCore, 22 ans, a rejoint l’initiative. Le sympathisant de la FI s’occupe désormais de la promotion de l’événement. « Ça aide concrètement, le mouvement et le streaming nous permet de toucher les jeunes. C’est un outil qu’ils connaissent vraiment et on le traduit de manière à soutenir la lutte sociale. »
Difficile de manifester en fauteuil roulant
Piquet de stream permet aussi de multiplier les formats, de discuter sur le temps long, passant du divertissement pur à d’intenses moments de vulgarisation politique. Avec des moments touchants comme lorsque la jeune streameuse Desentredeux a fait intervenir son grand-père de 93 ans pour parler de son passé de militant. « Il a été très touché par les retours du public, des camarades, et très admiratif de nos façons de mener nos luttes », témoigne l’intéressée, qui participe à Piquet depuis ses débuts.
Celle-ci estime ainsi que le streaming est un mode de contestation complémentaire et « permet à certaines personnes de s’investir à leur manière ». Difficile, par exemple, de participer à une manifestation lorsqu’on se déplace en fauteuil roulant ou que l’on est agoraphobe.
Le streaming offre aussi une certaine horizontalité. Contrairement à des plateformes plus anciennes, l’interaction du public en direct est au cœur de l’intérêt de Twitch. Cet espace de dialogue, s’il est bien géré par ses utilisateurs, permet de soutenir, contredire ou corriger à la volée la parole du streamer. Et de forger une culture du collectif, seul face à son écran. « C’est paradoxal : il y a une certaine concurrence avec les autres, mais, malgré tout, on s’entraide, explique Klitch Norris. Ça crée du lien. »
Julien Marsault
À voir sur : www.twitch.tv/piquetdestream
En savoir plus sur Moissac Au Coeur
Subscribe to get the latest posts sent to your email.