Contestée dès la mort de Marx et d’Engels, la philosophie matérialiste a été considérée comme dépassée au tournant des années 1970-1980. Elle détient pourtant des clés essentielles à la compréhension du monde et des sociétés humaines.
Contesté, dépassé, le matérialisme redevient-il un mode de pensée permettant d’expliquer le monde ? La directrice de la Fondation Gabriel-Péri, Louise Gaxie, interrogeait le philosophe Florian Gulli et le politologue Guilhem Mevel au Village du livre de la Fête de l’Humanité. Le premier signe un article dans la revue la Pensée, dans le dossier de son numéro 419 consacré au matérialisme de Marx et Engels, tandis que le second prépare une thèse sur le jacobinisme et le marxisme.
Pourquoi les analyses du matérialisme historique ont-elles pu être contestées ou considérées par certains comme dépassées ?
Florian Gulli, Professeur de philosophie et auteur de l’Antiracisme trahi (PUF, 2022)
Marx, Engels ou encore Lénine considèrent que la question philosophique fondamentale est l’opposition entre matérialisme et idéalisme. Cela peut sembler très abstrait, mais elle ordonne toute l’histoire de la pensée. Le matérialisme veut que, pour comprendre la réalité, il faille partir de la matière, d’en bas, de la vie matérielle pour expliquer la conscience.
L’idéalisme commence par la conscience qui produit la réalité. Typiquement, il s’agit de la pensée religieuse. On parle par exemple d’individualisme. On peut le comprendre de deux manières. Soit il s’agit du point de départ, c’est-à-dire que nous avons des représentations individualistes.
Soit on raisonne en matérialiste, et nous expliquons pourquoi nous avons l’individualisme dans la conscience. Ainsi, les pratiques de management dans les entreprises individualisent les parcours, séparent les travailleurs. Ou encore, la transformation des villes a déstructuré les quartiers, ce qui nous amène à être davantage individualistes.
Pour Marx et Engels, la vie matérielle qui détermine la conscience est constituée par le développement des forces productives, des techniques, des machines, et par les rapports de production, c’est-à-dire les rapports de classe. Les intérêts de classe permettent ainsi de comprendre une époque ou un mouvement historique.
Cela ne signifie pas que tout est rapport de classe et développement des forces productives. D’autres dimensions de la vie humaine entrent en jeu, mais celles-ci sont déterminantes en dernière instance pour le cours des événements.
Quelle est la nature de ces tentatives de dépassement du matérialisme ?
Guilhem Mevel, Politologue Doctorant chargé de cours à Sciences-Po
Concernant le marxisme, c’est un mouvement plus ancien que l’on imagine. La notion de crise du marxisme traverse son histoire, juste après la mort d’Engels. Elle peut désigner la crise de l’unité, théorique et politique, au sein du camp marxiste.
Mais aussi de la politique marxiste, une fois que des régimes qui s’en revendiquent ont pris le pouvoir. La crise spécifique de la théorie marxiste énonce que des failles et des limites figurent déjà dans les textes de Marx et d’Engels. Cette crise remonte à la fin du XIXe siècle.
En interne, elle vient du révisionnisme, notamment du social-démocrate allemand Eduard Bernstein. Il chemine sous l’influence de l’idéalisme de Kant vers l’idée réformiste. De l’extérieur, Tomas Masaryk, futur président de la Tchécoslovaquie, critique le marxisme en utilisant cette notion de crise. Elle connaît un nouvel élan après la révolution d’Octobre, au sein des mouvements de gauche opposants au régime bolchevik naissant. Dans les années post Mai-68 et Printemps de Prague, la crise du marxisme se développe.
En 1977, un colloque historique, organisé par le journal italien Il Manifesto, rassemble des dissidents de gauche issus du bloc de l’Est et des intellectuels. À cette occasion, Louis Althusser utilise le terme de « crise du marxisme » pour désigner la crise de l’unité au sein du camp communiste, mais aussi une crise théorique plus globale. Elle sera reprise par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau dans les années 1980, à travers un livre intitulé Hégémonie et stratégie socialiste.
Ils intentent un procès au marxisme et au matérialisme historique, avec une conséquence politique immédiate. Les deux intellectuels contestent la centralité ontologique, c’est-à-dire le fait de s’adresser d’abord à la classe ouvrière. Ils intègrent des critiques venues de la droite du marxisme, réfutant son essentialisme, son déterminisme, sa vision historique.
L’ensemble de leurs griefs se font sur un terrain purement théorique et visent les textes de Marx et d’Engels. Le ver autoritaire serait déjà dans le fruit. Leur théorie a débouché sur une certaine fragmentation des clivages politiques, et même une acceptation résolue de la démocratie libérale.
Des événements historiques alimentent-ils cette contestation ?
Florian Gulli Comment expliquer que les classes ouvrières en Europe soient beaucoup moins combatives après la Seconde Guerre mondiale ? Dans la première partie du XXe siècle, on assiste à une énorme activité de grèves insurrectionnelles. Dans la seconde, beaucoup moins.
Les philosophes interprètent alors que le matérialisme ne peut l’expliquer. Les ouvriers ont les mêmes intérêts de classe qu’au début du siècle, donc pourquoi ne se révoltent-ils plus ? Il faut introduire de nouvelles données dans les analyses, pensent-ils, compléter le marxisme.
Au sein de l’École de Francfort, on explique par exemple que la socialisation dans la famille autoritaire de cette époque rend les ouvriers passifs au lieu d’en faire des révolutionnaires. On introduit des explications de type culturel. Ce n’est pas vraiment l’économie qui expliquerait la réalité, mais la culture. Au bout de ce processus, le matérialisme en philosophie est marginalisé, marquant le début d’un décrochage entre les intellectuels et la classe ouvrière.
On pouvait pourtant expliquer matériellement l’affaiblissement des révoltes ouvrières. Dans les années 1950, des ouvrages s’attellent à analyser ce phénomène par les intérêts matériels. Au moment où l’on reconstruit l’Europe, les ouvriers bénéficient des gains de croissance.
Ils trouvent un certain intérêt au système en place et sont moins enclins à le renverser. Dans les années 1970, alors que les gains de croissance ne sont plus là, la résignation et la difficulté à s’organiser collectivement les empêchent de défendre leurs intérêts matériels. Cela ne veut pas dire que tout le reste ne compte pas, mais la question économique est centrale.
Qu’est-ce que le postmodernisme ? Guilhem Mevel, pourquoi vous intéressez-vous particulièrement à Jean-François Lyotard ?
Guilhem Mevel Lyotard a posé une définition du postmodernisme, dans la Condition postmoderne, en 1979. Il y explique que les récits, typiquement celui sur le progrès, totalisateurs vis-à-vis de l’histoire, échouent face à la généralisation de la technique ou devant l’émergence de ce qu’Alain Touraine appellerait une « société programmée ».
C’est-à-dire une généralisation d’une société technicienne, de plus en plus hiérarchisée, avec une certaine relativisation chez Lyotard des différences que l’on observerait dans les systèmes industriels de l’Est et de l’Ouest à son époque. Comme un certain nombre d’intellectuels qui s’en détournent par la suite, il vient du marxisme, ou plus précisément du trotskisme.
J’ai essayé de retracer les points communs entre cette phase marxiste-spontanéiste et la phase postmoderne inspirée par Freud ou Nietzsche. Avant la Condition postmoderne, Lyotard écrit l’Économie libidinale. Il y détruit par provocation toute prétention scientifique à lire la réalité sociale en décomposant littéralement le sujet. C’est un geste, plutôt qu’un raisonnement en lien avec la critique de Marx.
La lecture qu’il en fait ramène le philosophe allemand à un schéma chrétien, porté par une vision rousseauiste, une idéalisation de l’accomplissement de l’homme dans la nature. Pourtant, chez Marx, il n’y a pas de concept de nature figée. Ainsi, on en compte deux dans ses textes. D’abord une nature objective, que le matérialisme ne peut renier. Ensuite une nature subjective, c’est-à-dire la transformation de la nature par l’homme.
C’est important pour penser l’émancipation. Là où Lyotard dit que Marx fantasme cette société primitive accomplie, il en conclut qu’il n’y a plus à changer le capitalisme mais à jouir des biens de consommation à disposition. L’avènement de la jouissance pure serait une manière de répondre à cet affaiblissement d’un horizon de dépassement du capitalisme.
L’idée des deux natures implique donc deux choses importantes : la réalisation de l’individu à condition qu’il permette le libre développement de tous, et la libre transformation de la nature. Ce qui nous renvoie à des débats contemporains, liés notamment à l’écologie.
Ce que suppose Marx, ce n’est pas maîtriser la nature pour la soumettre, mais, au contraire, renverser cette abstraction capitaliste, ce monde à l’envers où le profit domine les hommes, pour permettre une transformation de la nature moins écocidaire.
Florian Gulli, pourriez-vous nous expliquer les positions d’Engels sur l’oppression des femmes ?
Florian Gulli L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État est un ouvrage assez difficile à manier, que le philosophe a écrit en deux mois, à partir de brouillons de Marx, décédé quelques mois avant. Il travaille à partir de productions des ethnologues sur les sociétés anciennes.
C’est un savoir scientifique qui se périme avec les nouvelles découvertes, ce qu’il signale dans une seconde édition. Un siècle plus tard, c’est un livre curieux à lire. Il est néanmoins intéressant du point de vue du matérialisme. Il propose deux clés de lecture des sociétés humaines avec le travail et la famille.
Les Éditions sociales, dans l’édition de 1954 de l’ouvrage, annotent le passage où Engels fait cette proposition en affirmant qu’il se trompe… La famille compte autant, dans le développement historique, que le travail. La paternité, la maternité, la sexualité sont des déterminants à part entière du cours de l’histoire. Ils sont à la fois historiques et naturels.
Il n’y a pas seulement de la construction sociale, mais aussi une part qui relève de la nature des corps, par exemple la différence corporelle entre hommes et femmes. Cela correspond à un mouvement dans les sciences sociales d’aujourd’hui. Bernard Lahire considère ainsi que la sociologie a trop séparé l’analyse de l’homme de celle de l’animal.
Il faut, selon lui, intégrer tous les savoirs sur les animaux. Il existe un social naturel avant l’homme, chez les chimpanzés, les fourmis… Puiser dans ces savoirs permet de mieux penser le fonctionnement de l’homme. Il ne s’agit pas de remplacer la sociologie par la biologie, mais d’intégrer aux sciences humaines des savoirs venus des sciences de la nature.
En quoi vos relectures et ce travail théorique peuvent-ils aider à mener des luttes ?
Guilhem Mevel Rejeter le matérialisme conduit à des impasses politiques au travers d’un clivage ancré sur les identités plutôt que sur des rapports objectifs. Mouffe et Laclau ne lisent plus l’exploitation dans les structures objectives et les rapports de production, mais dans ce qui apparaît subjectivement conflictuel pour les gens. Cela produit une sectorisation des luttes.
Les luttes féministes, antiracistes, écologistes, qui ont toujours fait partie de l’histoire de la gauche, se trouvent d’elles-mêmes séparées. Il faudrait donc trouver du lien d’une manière ou d’une autre. Mouffe et Laclau développent une théorie à partir de l’exemple argentin du populisme de gauche.
C’est-à-dire celle d’un leader qui est capable de produire une synergie entre ces luttes séparées à partir d’un discours d’opposition peuple-élite, qui ne correspond plus à un schéma de classe. Il en découle plusieurs impasses politiques. Si c’est seulement le conflit qui entretient la lutte et non pas les intérêts objectifs matériels (le droit à un travail digne, par exemple), celle-ci ne vaut plus que pour elle-même.
Elle ne permet plus de penser l’avenir, le dépassement concret du capitalisme. Et cela pose un problème à la gauche de rapport avec sa propre histoire. Le post-marxisme présente ces enjeux comme radicalement nouveaux, là où ils se posent depuis déjà longtemps. Apparaît aussi une impasse stratégique d’efficacité des luttes sociales et politiques.
En quoi consiste alors cette impasse ?
Guilhem Mevel Si c’est le discours qui pose les antagonismes et non la production, on risque d’essentialiser, de sanctifier une lutte par rapport à une autre. De la même manière, la tactique du populisme de gauche conduit à considérer l’élection comme une fin et non plus comme un moyen.
Toute la lutte ne vaut que pour le moment sacré de l’élection et non pour les progrès en termes d’intérêts de classe qu’elle peut amener. On peut aussi sacraliser des pratiques beaucoup plus locales et alternatives, qui peuvent être intéressantes en soi.
Mais cette forme de micro-politique, en l’absence d’organisation plus vaste, a du mal à lutter contre l’État ou la finance. Enfin, il reste la réponse à la progression du fascisme. Une conception identitaire ou idéaliste est trop peu efficace pour contrer le brouillage des frontières de classe.
Avec l’ubérisation, nous revenons à des formes de travail à la pièce, beaucoup plus segmentées, qui avaient cours au XIXe siècle. Le lien avec les classes populaires est en question. Manuel Cervera-Marzal a montré, dans sa sociologie de la France insoumise, que les classes populaires ont tendance à être laissées de côté ou marginalisées au sein de l’organisation en termes de moyens techniques et financiers, au profit de la communication.
Le fascisme prospère aussi par le manque de sociabilité. Cet isolement créé par l’habitat pavillonnaire, le travail précaire, brouille les frontières de classe. Sans luttes qui créent des espaces pour se sociabiliser, le seul discours dispensé dans les médias contre plus difficilement ce terreau social sur lequel prospère le fascisme.
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