Après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré il y a vingt ans, le président Jacques Chirac avait rabroué son ministre Nicolas Sarkozy et ses discours stigmatisants sur les quartiers populaires. Aujourd’hui, ces propos sont devenus monnaie courante, de Bruno Retailleau à l’extrême droite.

Sombre nuit pour la République que celle du 27 octobre 2005. Zyed, Bouna et Muhittin tentent d’échapper à un contrôle de police à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis. Les trois jeunes se réfugient dans un transformateur électrique. Cette cachette sera fatale aux deux premiers adolescents, âgés de 17 et de 15 ans. Le troisième est grièvement blessé. Dans la foulée, la ville connaît des émeutes, qui se répandent comme une traînée de poudre au-delà de la région parisienne. Plus de 500 communes sont frappées.
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La répression sévit mais, à l’époque, la droite sait encore faire montre de compréhension. Le 6 novembre, après une réunion du Conseil de sécurité intérieure, le président Jacques Chirac est martial sur le perron de l’Élysée : « La République est (…) déterminée (…) à être plus forte que ceux qui veulent semer la violence. » Néanmoins, la dimension sociale n’est pas absente.
Le 11 novembre, le chef d’État prononce un discours solennel. « Ces événements témoignent d’un malaise profond », explique-t-il, voyant dans ces révoltes le symptôme d’une « crise de sens », « de repères », « d’identité ». Jacques Chirac appelle alors à lutter contre les discriminations. « Je veux dire aux enfants des quartiers difficiles, quelle que soit leur origine, qu’ils sont tous les fils et les filles de la République », clame-t-il.
« On nettoiera la Cité des 4 000 »
La nuance avait encore droit de cité, le discours sociologique aussi. L’ancien premier ministre, Jean-Pierre Raffarin s’inquiète d’ailleurs d’une France « polyfracturée » et déclare lors d’un colloque catholique : « La France doit aimer tous ses enfants tout en sanctionnant les délinquants. »
Dans le Parisien du 27 novembre, le maire d’Évreux, Jean-Louis Debré, refuse les approches qui font de « l’immigration » la principale clé explicative. « Le chômage, la précarité, la perte de repères, l’implosion de la cellule familiale, le logement, l’urbanisme de certaines cités ont pesé lourd », soutient-il.
Un certain Michel Barnier envisage même d’« accorder la citoyenneté municipale aux étrangers ». S’il insiste sur la « maîtrise de l’immigration », le premier ministre Dominique de Villepin fustige au Sénat « ceux qui cherchent des boucs émissaires ».
À côté de ces propos mesurés, des hommes politiques cherchent, eux, à faire fortune sur le dos des quartiers. Quelques mois plus tôt, le 20 juin, le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, ose déclarer, lors d’un déplacement à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), à la suite de la mort d’un jeune : « On nettoiera la Cité des 4 000. » Et emploie l’expression de « Kärcher ».
Un mot blessant qu’il assume, tout comme l’emploi du terme « racaille », le 19 novembre, peu après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, au cours d’une rencontre avec de nouveaux adhérents de l’UMP. Jacques Chirac ne se prive pas de le lui reprocher : « En politique, le choix des mots est essentiel. »
« Les jeunes sont considérés comme un corps étranger, quand bien même ils sont nés ici »
Le ministre à l’Égalité des chances, Azouz Begag, a beau dénoncer une « sémantique guerrière », le mauvais pli est pris ; et les discours stigmatisants se répandent. Le député Jacques Alain Bénisti avance dans un rapport parlementaire l’idée de la création d’un « système de détection » de la délinquance… dès la crèche.
En avril 2006, Éric Raoult, député-maire UMP du Raincy qui avait imposé un couvre-feu aux mineurs de sa commune avant que l’exécutif ne décrète l’état d’urgence, déplore dans une tribune parue dans l’Humanité que « la République ne soit plus (…) une réalité » sur « certains lieux du territoire ».
De telles outrances sont aujourd’hui la norme. Après la mort du jeune Nahel Merzouk à l’été 2023, tué d’une balle tirée à bout portant par un policier à Nanterre (Hauts-de-Seine), Bruno Retailleau, chef des sénateurs LR, osait établir un « lien » entre « l’immigration » et les révoltes qui ont essaimé sur tout le territoire après cette tragédie.
Il justifiait ses propos en expliquant sans ciller que certains n’étaient français que « par leur identité », parlant même de « régression vers les origines ethniques » des jeunes de deuxième ou troisième génération. Il récidivera plus tard, en osant employer l’expression « Français de papiers », si chère à l’extrême droite. Le chef de la famille théoriquement gaulliste est désormais fort loin de l’esprit des « fils de la République » de Jacques Chirac.
« Les jeunes sont considérés comme un corps étranger, quand bien même ils sont nés ici, quand bien même leurs familles sont ici depuis plusieurs générations, constate Ali Rabeh, maire Génération.s de Trappes, dans les Yvelines. Cela efface toute la richesse que recèle la jeunesse des quartiers populaires. Car ce sont des populations jeunes, qui réussissent de mieux en mieux leurs études et peuvent présenter des perspectives enthousiasmantes pour la France, mais ils font face à un discours de rejet. »
Au racisme d’il y a vingt ans s’ajoutent des propos « islamophobes qui écœurent » les personnes de confession musulmane, insiste-t-il. Lorsqu’une actualité pouvait stigmatiser sa ville, « les jeunes, témoigne Ali Rabeh, me demandaient si cela allait porter préjudice à leur classement Parcoursup », qui détermine leur affectation post-bac.
De Sarkozy en 2005 à Retailleau en 2025, « un même registre »
« S’il y a vingt ans la droite se tenait » après la mort de deux adolescents innocents, « elle est aujourd’hui repartie à l’offensive », déplore de son côté Gilles Poux, maire communiste de La Courneuve. « Entre les discours de Retailleau en 2025 et Nicolas Sarkozy en 2005, on est dans le même registre. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait radicalisation », estime Ulysse Rabaté.
Ce chercheur en science politique constate, en revanche, que « l’échiquier politique dans son ensemble s’est radicalisé ». La moindre mobilisation dans les quartiers suscite des procès en communautarisme. L’engagement même des habitants devient suspect.
En deux décennies, la promesse républicaine d’égalité n’a toujours pas vu le jour ; cette question a été quasi absente du débat public lors des soulèvements urbains de 2023. « Les politiques de la ville visaient à résorber le déficit entre le droit commun, ce qui est accordé partout en France, et ce qui ne l’est pas en banlieue. Des bilans ont été faits depuis : il n’y a aucune réelle inflexion », dénonce Gilles Poux.
Dans les quartiers populaires, les moyens mis à disposition par l’État sont inférieurs à ce qu’ils sont sur le reste du territoire, malgré des besoins considérés comme supérieurs. À titre d’exemple : lors d’un récent décompte à La Courneuve, 500 à 600 des 5 000 élèves en écoles maternelles et élémentaires de la commune n’avaient pas d’enseignant en raison d’absences de professeurs non remplacées. Le chemin est encore long pour que tous et toutes se sentent fils et filles de la République.
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