De 1996 à aujourd’hui
On est le 27 novembre 1996 : « Des trains venus de la France entière affluent vers le Mont-Saint-Michel. Pendant 4 jours, inspecteurs généraux de l’EN, directeurs d’IUFM, chefs d’établissements, enseignants, vont assister à un colloque organisé par la puissante UIMM (fédération de la métallurgie du CNPF, le Medef d’alors) dont l’intitulé est : « Éduquer pour s’orienter au XXIème siècle »¹.A la tribune, Dominique de Calan, DG adjoint de l’UIMM, explique qu’il faut « éduquer les élèves à obéir, ne pas trop développer leur esprit critique. En poussant les jeunes à obtenir des diplômes, on renonce à faire d’eux des conquérants ! » En conclusion, le représentant de l’UIMM fait « l’éloge du travail précaire comme horizon indépassable du marché de l’emploi. » ! Pour impressionner et influencer les représentants de l’Éducation nationale, « tous les hôtels de luxe du Mont sont réquisitionnés. Les repas pantagruéliques sont pris au restaurant La Mère Poulard, piano-bar, vins fins et alcools forts sont à volonté. » Qui a réglé la note ? « L’Académie de Caen pour les billets de train, l’UIMM pour le reste. »
C’est l’exemple même du combat engagé par le patronat à la fin du siècle dernier pour conquérir le bastion de l’Éducation nationale et le mettre à son service : « La bataille à mener, y compris à l’université, c’est de défendre l’économie de marché et l’entreprise » expliquait alors Dominique de Calan. Pour cela, il fallait en finir avec les « Khmers rouges » de l’Éducation nationale, comme les appelait Alain Madelin, c’est-à-dire “les défenseurs les plus farouches du service public d’éducation” !
Emprise du patronat, lobbying des entreprises
Depuis cette date, le patronat n’a fait qu’augmenter son emprise sur l’Education nationale : offensive contre les manuels d’économie considérés comme trop keynésiens, création de think tanks comme 100000 entrepreneurs et Créateurs d’école qui débarquent dans les collèges et les lycées pour expliquer que « créer son entreprise c’est prendre son destin en main », lancement d’opération comme « Les boss invitent les profs » pour expliquer l’entreprise aux enseignants « autour d’un bon repas afin de faire tomber les préjugés » ! Mais aussi, lobbying intensif auprès du ministère pour intensifier les partenariats avec le monde patronal. Le but est clair : « L’enseignement ne doit pas être un monopole d’État et les entreprises doivent pallier les carences du système de formation » (Francis Mer, PDG d’Usinor-Sacilor)
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Raccourcir la formation, employabilité et CFA
Ce qui devait arriver arriva : la modification d’un cursus scolaire diplômant sous la pression du patronat et en particulier de l’UIMM ! Ce sont les élèves de l’enseignement professionnel sous statut scolaire, délivré dans les LP et les EREA, qui vont en faire les frais. C’est en décembre 2000 que tout commence : l’UIMM souhaite que soient expérimentés des baccalauréats professionnels en 3 ans puisqu’il fallait alors 4 ans d’études pour l’obtenir le bac pro : 2 années de BEP ou de CAP plus deux années de bac pro. La ficelle est pourtant grosse : si le patronat de la métallurgie veut faciliter le développement du bac pro dans les formations par apprentissage en raccourcissant leur durée, c’est parce que l’UIMM dispose de plusieurs CFA ! Et raccourcir la durée des études permet alors une employabilité plus rapide des jeunes que l’on prétend vouloir former. Sans sourciller, l’EN accède à cette demande et en septembre 2001, l’expérimentation du bac pro 3 ans est mise en place dans plusieurs académies, principalement dans… les Centres de formation d’apprentis (CFA) !
L’EN n’avait pas vu (ou pas voulu voir) le piège tendu par le patronat : ne jamais revendiquer de réformes globales mais mettre en œuvre des « dispositifs dérogatoires » ! Le temps long pour obtenir une victoire pleine et entière ! C’est ainsi qu’après 8 ans d’expérimentation, la généralisation du bac pro 3 ans devient effective à la rentrée 2009 sous l’égide de Xavier Darcos, un des fondateurs de Créateurs d’école (le monde est petit) ! Les élèves de l’enseignement professionnel venaient ainsi de perdre plus de 800 heures d’enseignement général et technique afin de satisfaire les exigences du patronat français ! Une paille !
La promotion de l’apprentissage
Dès lors, les campagnes de promotion en faveur du développement de l’apprentissage ne feront que s’amplifier. Les gouvernements successifs vont bâtir leur politique de formation professionnelle en donnant la priorité à l’apprentissage patronal et non à l’enseignement professionnel sous statut scolaire. De Nicolas Sarkozy qui présente l’apprentissage comme « LA solution au problème du chômage des jeunes » à Hollande qui veut « qu’aucun employeur demeure sans apprenti », la propagande bat son plein. Bien évidemment, les discours s’accompagnent d’actes destinés « à amortir le coût des jeunes en alternance pour les entreprises. » (L’Étudiant) C’est le dispositif « zéro charge pour les entreprises pendant un an » de Sarkozy et « coût zéro euro pour les entreprises pendant un an » avec Hollande ! En clair, l’argent public arrose abondamment le patronat ! En même temps, les moyens de l’enseignement professionnel ne cessent de diminuer…
Avec Macron, c’est le pompon. À croire que c’est le Medef qui gouverne : avec la loi Pénicaud sur l’apprentissage, il obtient tout : « La loi Pour la liberté de choisir son avenir professionnel doit être vue comme une opportunité pour les entreprises et les branches professionnelles d’avoir la maîtrise sur l’apprentissage. » (Medef) Mais “avoir la maîtrise sur l’apprentissage” ne lui suffit pas : il faut l’argent public qui va avec ! Macron va le lui donner : 132 milliards de dépenses publiques pour l’apprentissage de 2017 à 2025 dont 50 milliards d’aides qui tombent directement dans les poches du patronat (OFCE) ! On comprend mieux le sens des éléments de langage utilisés pour nous faire gober la formation par apprentissage : eldorado, voie royale, tremplin, miracle, excellence…
Aide à l’apprentissage
Mais tout a une fin, ou un début de fin ! En période de disette budgétaire, « l’open bar » des aides à l’apprentissage commence à faire tâche, d’autant plus que les résultats ne sont pas à la hauteur : le chômage des jeunes demeure à un niveau très élevé, près d’un apprenti sur deux remplace un salarié en CDI ou en CDD (IGAS), plus de 300.000 jeunes voient chaque année leur contrat rompu en cours de formation (Dares), les « boîtes » de formation privées plus ou moins sérieuses pullulent grâce à cette manne d’argent public, les diplômes « maison » prolifèrent, etc, etc ! Depuis 2025, les aides directes à l’embauche d’apprentis ont donc été réduites pour les petites entreprises voire fortement réduites pour les grandes. Pour une économie de 1,2 milliard d’euros en 2025. Mais sur 25 milliards publics déboursés chaque année, le patronat et le Medef sont donc très mal placés pour geindre et quémander ! C’est mal les connaître…
Un manifeste du Medef pour l’apprentissage
Depuis la rentrée 2025, le Medef est sur le pied de guerre pour défendre SA formation. On le voit partout, d’autant plus que la préparation du budget 2026 ne laisse augurer rien de bon en termes de dépenses publiques pour l’apprentissage. Va-t-il perdre la main sur ce qu’il a mis tant de temps à obtenir ? Son OPA sur l’éducation et la formation, avec la bénédiction de Macron et de ses gouvernements, va-t-elle faire pschitt à cause d’une poignée d’euros ? Il sort l’arme lourde le 6 octobre 2025 en lançant une pétition : « Manifeste en faveur de l’apprentissage » ! Elle contient 10 affirmations « simples mais fermes » (sic) dont les deux premières m’ont conduit à écrire cet article :
« 1. L’apprentissage est un dispositif essentiel pour former et insérer tous les jeunes, à tous les niveaux de qualification : du CAP au master.
2. C’est le levier décisif pour une meilleure orientation et pour la réussite de la jeunesse. »
Le message est clair : c’est la formation patronale qui est « essentielle » et « décisive » pour le devenir de nos enfants ! En dehors d’elle, point de salut ! Au rebut enseignement professionnel sous statut scolaire et université publique ! Le monde de demain sera façonné par le patronat français et rien d’autre. Précisons à ce sujet que 40 % des qualifications délivrées aujourd’hui sont des certifications professionnelles et non pas des diplômes d’État. En 2000, ce n’était que 5 %… Bien évidemment, la sortie de ce manifeste s’accompagne d’une campagne médiatique dans laquelle le président du Medef ne cesse de quémander l’argent public pour calmer ses angoisses : « À Marseille, Patrick Martin a expliqué avoir été « traumatisé » par la perte de 65.000 contrats « à la suite de la baisse des aides » (Les Échos) !!
Formation patronale et formation scolaire et universitaire
Mais la formation patronale est une chose, la formation scolaire et universitaire en est une autre ! On pourrait le penser, voire l’espérer. Mais à ma grande stupeur, l’association France Universités qui rassemble « les présidentes et présidents des universités et établissements publics d’Enseignement supérieur et de la Recherche » a annoncé le 13 octobre qu’elle allait signer le manifeste du Medef ! Son argument choc : « L’apprentissage via les contrats d’alternance constitue une voie de réussite incontournable : sans ce dispositif, près de 30 % des apprentis n’auraient pas poursuivi leurs études en licence ou en master. » Lecture : comme la formation universitaire, publique est en train de crever faute de crédits et que les bourses n’aident plus les enfants des milieux modestes à poursuivre des études, la seule échappatoire pour sauvegarder nos prébendes d’universitaires est donc de faire allégeance au Medef et à sa formation patronale !!
La messe est dite : du public au privé, tout le monde est debout pour applaudir à la mainmise du patronat sur l’université et l’enseignement professionnel publics. Macron a bien réussi sa privatisation du service public d’éducation et le Medef son OPA sur l’éducation et la formation, raflant au passage 132 milliards de nos impôts ! De l’intérêt et de l’avenir des jeunes et de la société, personne (ou presque) n’en a cure. Désespérant !
Christian Sauce
¹ Toutes les citations des trois premiers paragraphes sont extraites d’Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours (Benoît Collombat, David Servenay, Frédéric Charpier, Martine Orange, Erwann Seznec). Éditions La Découverte
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