Les dérives sectaires ont proliféré à l’ombre de la pandémie et sur la Toile 2.0. Vingt ans après sa naissance, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) enregistre une hausse inédite des signalements. Comment expliquer cet essor ?
Le rapport 2021 de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), publié en novembre, a sonné l’alerte sur l’amplification et les mutations du phénomène sectaire. En 2021, la Mission a reçu 4 020 saisines, soit 33,6 % de plus qu’en 2020, et 86,1 % de plus qu’en 2015. Si, parmi les 3 118 dossiers traités, beaucoup portent sur des mouvements identifiés comme les Témoins de Jéhovah, l’église de scientologie ou la mouvance chrétienne, la mission s’inquiète de l’essor de tendances liées au complotisme, à la finance pyramidale et, surtout, à des pratiques de soins non conventionnelles, « un enjeu de santé publique », souligne la Mission, qui déplore l’insuffisance de moyens pour agir. En atteste la démission, ce 14 décembre, de sa présidente, la magistrate Hanène Romdhane. Nommée en avril 2021, elle entend ainsi protester contre « le manque de moyens humains ».
Comment expliquer la hausse exponentielle des signalements de dérives sectaires ?
Marie Drilhon Je pense qu’il y a une conjonction entre les travaux de la Miviludes, la déstabilisation de la société par la pandémie et un phénomène de libération de la parole, souvent de la part de l’entourage familial. La crise sanitaire a répandu l’anxiété. Des gens se sont retrouvés isolés et ont trouvé des réponses sur Internet. C’est ainsi qu’ont proliféré des communautés virtuelles autour notamment de thérapeutes charismatiques comme Thierry Casasnovas. Des groupes complotistes se sont emparés de la question des vaccins et du passe sanitaire. Cela, dans un contexte de défiance envers les institutions et de fragilité de la démocratie. Nous l’avons vu avec QAnon et Donald Trump aux États-Unis.
Hugues Gascan Pendant les confinements, Internet a été la seule fenêtre de socialisation. Beaucoup se sont tournés vers les théories complotistes ou les remèdes miracles, avec le sentiment que l’on prend soin d’eux sans guérir pour autant. La méthode de recrutement et les techniques d’emprise sont plus efficaces et plus performantes. Elles permettent d’avoir des contacts espacés (tous les trois à six mois) avec une activité quasi hebdomadaire, mais moins proche du maître. Du coup, à la différence des schémas d’isolement des années 1980, les adeptes sont insérés dans la vie sociale. Ils peuvent être vos voisins de palier ou de travail. La hausse s’explique aussi avec la diversification de l’offre, notamment dans le domaine du bien-être, du coaching, des médecines parallèles.
Delphine Guérard Plusieurs facteurs participent à l’expansion du phénomène sectaire, notamment l’état déplorable de la santé publique avec ses déserts médicaux, ses médecins qui n’ont pas le temps d’accueillir leurs patients, contraints de mener des consultations expéditives car débordés et mal payés, et la situation préoccupante de la psychiatrie. Les patients se retrouvent alors maltraités ou livrés à eux-mêmes, et leur famille totalement démunie. Le public perd confiance et cherche ailleurs des alternatives. De même, du côté de la religion, les gens se détournent des institutions, tout en ressentant un très fort besoin de croire et de donner du sens à leur existence. Et puis, il y a la crise climatique, avec ses catastrophes et les angoisses qu’elle suscite. Nous vivons un véritable malaise dans notre société et dans notre civilisation. Les sectes semblent offrir une alternative politique, spirituelle et thérapeutique, mais, dans les faits, leurs procédés aliénants, voire destructeurs, portent gravement atteinte à la vie psychique.
Charline Delporte Les « gourous 2.0 », des manipulateurs isolés et autonomes, ont pu aisément exploiter la crise sanitaire et la peur des gens pour propager leur doctrine. Les personnes vulnérables se sont laissé séduire par les antivax et les praticiens de médecine alternative, elles se sont fait avoir financièrement et sont tombées sous emprise.
On dit que leurs territoires sont en ligne et leurs chefs sur YouTube. Sous quels nouveaux visages se présentent et agissent les sectes ?
Marie Drilhon Les phénomènes classiques, du genre Fraternité Blanche Universelle, sont toujours là. Mais, depuis les années 2000, les dérives sectaires se développent sous forme de réseaux. Mouvants et diffus, ils sont particulièrement actifs dans le domaine de la santé, du bien-être, du développement personnel ou de la spiritualité. C’est presque devenu « tendance », « dans l’air du temps », il est honteux de ne pas aller bien. Et c’est porté économiquement : « Il faut pouvoir donner son potentiel complet. » Beaucoup ont pour but de faire de l’argent, sans qu’il y ait forcément emprise sectaire. D’ailleurs, on a vu se développer le trading en ligne ou la vente multiniveau qui promet un enrichissement rapide et touche surtout les 16-25 ans
Hugues Gascan Ce ne sont plus le porte-à-porte ou la distribution de flyers. Profitant de l’« effet d’aubaine » de la crise sanitaire, des charlatans ont pu placer leurs thérapies, notamment celles ayant le jeûne pour dogme. Or, une personne qui ne s’alimente plus ou très peu voit ses capacités cognitives diminuées et son jugement altéré, elle est donc encore plus facilement manipulable. Ces « thérapies » ont du succès car elles apportent une sorte de pause dans des vies quotidiennes trépidantes.
Charline Delporte Si l’on se réfère à nos rapports d’activité, le basculement date de 2008. Il y a eu une refonte de la police sous Sarkozy et avec, une rupture des liens que nous pouvions avoir avec les Renseignements généraux, par exemple. Nous étions au début de la radicalisation djihadiste. Nous recevions des parents dont les enfants partaient en Syrie. On ne parlait plus de dérives sectaires.
Delphine Guérard Il est difficile d’identifier une secte. Ces groupes empruntent des noms rassurants tels qu’« école », « institut », « église ». Ils prolifèrent dans le domaine de la religion, toutes obédiences confondues. Leurs domaines de prédilection sont le développement personnel et les thérapies en tout genre. Là, les leaders de secte inventent toutes sortes de titres, avec le préfixe psycho ou avec le suffixe thérapeute, ils utilisent des techniques existantes qu’ils dévoient. Autodidactes, ils n’ont souvent aucune formation. Entrepreneurs, ils créent leur société, ouvrent des écoles, dispensent même de faux diplômes et communiquent grâce à leur chaîne Youtube et leur site Web. Ils prétendent tous détenir un savoir, répondre aux grandes questions existentielles. Séduit, le futur adepte croit trouver un remède, une réponse, une capacité d’action, un sens à sa vie et des amis. Et pourtant, tout est mis en place pour l’asservir, car le véritable désir du leader est d’aliéner.
Dans ces domaines de la médecine douce et du bien-être, qu’est-ce qui permet de différencier un charlatan d’un vrai praticien ?
Marie Drilhon Le risque sectaire (sectaire veut dire « qui coupe ») se traduit par une triple rupture. Une rupture avec soi-même, avec ses valeurs, ses convictions, ses activités, sa vision du monde. L’entourage ne le voit pas tout de suite. Ensuite, il y a rupture avec les proches, amis et famille. C’est ce qui revient dans les témoignages que nous recueillons. Enfin, il y a rupture avec la société. L’emprise sectaire, pour exister, a besoin de convaincre que le bien est à l’intérieur de la secte, le mal à l’extérieur, à savoir le monde, la société.
Charline Delporte Le médecin est dans la science. Ainsi, un médecin homéopathe soigne parce qu’il a un diplôme après une dizaine d’années d’études, mais il peut choisir de soigner avec des procédés plus doux, tandis que les charlatans sont dans la « patamédecine », terme qui désigne les médecines non rationnelles, basées sur des croyances et non sur des démonstrations scientifiques. Il faut savoir que, dans une emprise, il y a d’abord une séduction, puis un conditionnement, ensuite une rupture familiale, enfin une contractualisation, à savoir la signature avec le leader auquel tu es totalement voué. Tu n’as rien à faire des lois de la République. Là est l’addiction, affective. Tu ne sais plus rien faire sans ta dose de leader.
Delphine Guérard Les professions réglementées (médecins, psychologues, psychothérapeutes…) protègent le public de par leurs obligations, formations et déontologie. Les autres thérapeutes en tout genre n’ont pas d’obligations. Par exemple, ils ne sont pas soumis au secret professionnel. Compléter la loi sur le titre de psychothérapeute protégerait plus le public. Selon nous, la psychothérapie ne peut être exercée que par des médecins, des psychologues, des psychothérapeutes et des psychanalystes inscrits dans les annuaires des sociétés d’analystes reconnues.
Voir aussi :Libertés. Impunité garantie pour les sectes ?
Comment mieux prévenir et combattre ces phénomènes sectaires ?
Hugues Gascan Il serait malvenu de penser que l’on peut être à l’abri du phénomène. Ce n’est pas parce qu’on a fait des études supérieures que l’on est épargné, pas du tout. Il y a des recrutements qui profitent d’un état de vulnérabilité : divorce, perte d’emploi, maladie ou perte d’un enfant. La meilleure prévention, ce sont l’éducation et l’information. Le groupe d’études sur les phénomènes sectaires, composé de médecins, enseignants, philosophes, intervient dans le milieu scolaire car les collégiens et lycéens sont très vulnérables.
Marie Drilhon Nous sommes dans un pays de liberté, dont la liberté d’association, c’est précieux. Pour se prémunir, il faut vraiment que nous informions massivement sur ce qu’est l’emprise sectaire, à quoi elle peut conduire. Il faut que les gens aient le réflexe eux-mêmes de s’informer, comme lorsqu’ils vont acheter une voiture ou un lave-linge. Il faut aussi contrôler. En 2018 et en 2020 et 2021, sur 600 contrôles effectués sur des pratiques de naturopathes notamment, la Direction de la répression des fraudes, DGCCRF, en a signalé 400.
Delphine Guérard La prévention est avant tout politique, des décisions au niveau de l’éducation et de la santé publique sont à prendre. Les jeunes devraient être au cœur de la prévention car ils sont les cibles privilégiées des sectes. Dès le collège jusqu’au lycée, lors des temps consacrés à la vie citoyenne, ils devraient apprendre à identifier des problématiques comme le complotisme, les radicalités religieuses, les sectes. Ainsi, ils pourraient s’en protéger. Des spots d’information du ministère de la Santé devraient préciser ce que sont un psychiatre, un psychologue, expliciter les risques encourus quand on consulte un thérapeute qui n’est ni médecin ni psychologue, ainsi que les recours possibles en cas d’abus.
Charline Delporte Notre fille aînée était adepte d’une secte. La voir esclave et heureuse de l’être, ce n’était pas possible. On nous avait expliqué qu’il fallait garder le lien, coûte que coûte. Ce que nous avons fait. Nous devons être plus près des familles qui demandent d’abord à comprendre ce qui arrive. C’est très fatigant d’être un aidant de la personne sous emprise et sous addiction sectaires. L’accompagnement des proches ou du sortant d’emprise est fondamental. C’est ce que fait le Caffes avec des professionnels, psychologues et avocats. Bonne nouvelle, les premières assises des dérives sectaires et du complotisme devraient se tenir au premier trimestre 2023. Elles réuniront élus, services de l’État, juristes, associations, médecins et experts.
Depuis juillet 2020, la Miviludes est intégrée au Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation au sein du ministère de l’Intérieur, auprès du secrétariat d’État chargé de la Citoyenneté. Selon vous, ce rattachement était-il opportun ?
Hugues Gascan Le fait d’avoir à nouveau une direction à la Miviludes ne peut que redynamiser son activité, d’autant qu’il y a eu beaucoup d’interrogations sur sa pérennité. Cet observatoire est unique au monde, il est envié par de nombreuses démocraties, mais le compte n’y est pas. Vu l’ampleur du phénomène, qui touche 1 % de la population française, il serait souhaitable d’y mettre des moyens conséquents.
Marie Drilhon La France a la chance d’avoir pris en compte le phénomène sectaire qui met l’État et la société en danger. La mission reste interministérielle. Si elle se différencie de la radicalisation, du survivalisme ou du séparatisme souverainiste, il y a quand même des recoupements. La Belgique dispose d’un centre d’études indépendant, institué par une loi. La Miviludes, elle, dépend du gouvernement, c’est plus fragile.
Charline Delporte Nous sommes les seuls à avoir une mission de ce type. Je trouve étonnant qu’elle ne dépende plus de Matignon et qu’elle rejoigne le Bureau central des cultes, en quelque sorte. Son dernier rapport est excellent, mais je reste interrogative sur son devenir. Il faut qu’elle soit renforcée.
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