Alliance, FNSEA, Total, Uber… Organes syndicaux ou grandes firmes privées, ils ont gagné une influence démesurée au sein des gouvernements successifs, remportant la plupart des arbitrages. Au point d’être suspectés de cogérer la politique nationale avec les ministres.
On dit d’eux qu’ils sont les « vrais maîtres de Beauvau ». Le couple Alliance-Unsa police, bloc syndical majoritaire parmi les policiers, a démontré, dans l’affaire des policiers de Marseille, à quel point il pouvait imposer son agenda au ministère de l’Intérieur. Mais ils ne sont pas les seuls : la FNSEA sur les dossiers agricoles, le Medef sur les réformes économiques, Uber sur le droit du travail… Plusieurs groupes d’intérêt, syndicaux ou privés, occupent un poids démesuré dans les tractations et les décisions élaborées au sein des ministères, jouant du rapport de force et profitant, souvent, de convergences de vues politiques avec les membres de l’exécutif.
L’affaire n’est pas neuve. Mais elle a pris un coup d’accélérateur avec les macronistes. Les lobbyistes ne sont plus seulement reçus régulièrement dans les bureaux ministériels. Certains y travaillent. La majorité présidentielle est passée maîtresse dans l’art du pantouflage et du rétropantouflage, comme si public et privé étaient deux mondes indifférenciés.
Dans le sens privé-public, citons Antoine Peillon, secrétaire général à la planification écologique et membre du cabinet d’Élisabeth Borne, ex-cadre d’Areva. Dans le sens public-privé : Éléonore Leprettre, ancienne cheffe de cabinet de Marc Fesneau, qui travaille désormais pour Phyteis, le lobby des produits phytosanitaires (et négocie donc avec… Marc Fesneau).
Si on ajoute les 21 parlementaires, dont 11 membres de la majorité, qui sont actionnaires chez Total, pour ne citer que lui, on mesure alors les puissants relais dont bénéficient ces structures à l’indéniable puissance de frappe politique et financière. Et, ce, aux différents étages du pouvoir.
À l’Agriculture, le travail intensif de la FNSEA
Ils ont menacé une députée insoumise en 2023. Déversé du fumier sur un local associatif quelques mois plus tôt. Incendié un centre des impôts, à Morlaix, en 2014. Saccagé le bureau de la ministre de l’Environnement en 1999. Les coupables ? Nuls « écoterroristes », mais bel et bien des paysans membres de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), le puissant syndicat majoritaire de la profession, fort de 212 000 adhérents. « N’importe quelle organisation qui aurait fait la moitié du quart de ce que la FNSEA a pu faire aurait été dissoute depuis belle lurette », résume, amère, Léna Lazare, figure des Soulèvements de la Terre, le collectif écologiste dissous à la suite des mobilisations, fin mars, à Sainte-Soline (Deux-Sèvres).
La FNSEA, favorable aux méga-bassines, a pesé de tout son poids dans cette décision, plaidant auprès du ministère de l’Agriculture un « risque de guerre civile » en cas « d’impunité » contre les Soulèvement de la Terre.
Pourtant, la fédération ne boude pas les actions violentes quand ses intérêts sont en jeu, jusqu’aux menaces contre des personnes. Un rapport de force qui lui permet d’être un des rares syndicats que l’exécutif écoute.
La FNSEA est à son aise auprès du ministre Marc Fesneau, avec lequel elle est alignée politiquement. Ce dernier a embauché comme conseillère en communication Sophie Ionescu, ex-« dir com » d’un lobby agroalimentaire (l’Ania) – tout ce petit monde converge.
Tenante d’un modèle de production intensif, entre autres, pointée du doigt pour l’omerta qu’elle a entretenu autour de la catastrophe des algues vertes en Bretagne, la FNSEA plaide pour un moindre encadrement des pesticides. Alors Marc Fesneau veut lui faire plaisir. Invité au congrès du syndicat en avril, l’ex-député Modem a promis de revenir sur l’interdiction d’un herbicide, le S-métolachlore, identifié comme cancérigène par les autorités européennes.
Sainte Alliance entre la police et le ministère de l’Intérieur
« On a eu un ministre plutôt d’accord avec nos propositions », s’est félicité Fabien Vanhemelryck, secrétaire général du syndicat Alliance police nationale, le 27 juillet, au sortir du bureau de Gérald Darmanin. Nombre d’organisations syndicales rêveraient d’une oreille aussi attentive de leur ministère de tutelle.
Le poids du syndicat majoritaire de la police s’exerce en premier lieu à l’intérieur de l’institution. 70 % des 150 000 policiers français sont syndiqués, un taux record qui s’explique par une gestion paritaire permettant aux syndicats les plus représentatifs (notamment Alliance, le premier d’entre eux) de prendre part aux décisions concernant les avancements, promotions et mutations des policiers.
Et ils auraient souvent le dernier mot. Avec des hommes à sa main à des postes clés, le très à droite syndicat Alliance a gagné un poids croissant au fil des années et impose ses desiderata avec force et efficacité Place Beauvau. Quitte à aller contre la volonté du ministre en place.
À la suite de la mort de Cédric Chouviat, étouffé au sol par des policiers à Paris en janvier 2020, Christophe Castaner souhaitait interdire la clé d’étrangement. Six mois plus tard, Alliance se félicitait de l’efficacité de sa mobilisation en faveur de cette technique et obtenait une audience auprès du président de la République. La clé d’étranglement sera maintenue. Pas le ministre de l’Intérieur.
Son successeur semble avoir retenu la leçon. « J’aime les flics ! » clamait-il, le 6 avril, au congrès du syndicat majoritaire. Un amour tellement inconditionnel qu’il se traduit par un mutisme choquant face au terrible bilan, encore provisoire, imputable à l’action policière dans la semaine suivant la mort du jeune Nahel : un mort, six éborgnés et une personne dans le coma.
Une absence de condamnation qui conforte les policiers : en réaction au placement en détention provisoire de leur collègue de la BAC de Marseille qui a tiré au Flash-Ball sur Hedi, laissé pour mort dans la rue dans la nuit du 1 er au 2 juillet, le syndicat a encouragé ses troupes à se mettre en arrêt maladie et revendique un « statut spécifique des policiers mis en cause ou en examen ».
Une demande qu’Alliance pourrait voir satisfaite malgré les protestations de magistrats qui rappellent que « réclamer une justice d’exception au bénéfice des policiers est contraire au principe d’égalité devant la loi ». Le garde des Sceaux vient d’acter le principe d’une rencontre, en septembre, avec Gérald Darmanin et les syndicats de policiers pour évoquer leurs desiderata législatifs.
Droit du travail : Uber, un chauffard apprécié du pouvoir
Emmanuel Macron ne s’en cache pas : il adore le « modèle » Uber, quel qu’en soit le coût pour la société. Dès décembre 2016, le futur chef de l’État déclarait sa flamme au géant californien dans Mediapart : « Allez à Stains (Seine-Saint-Denis) expliquer aux jeunes qui font chauffeur Uber qu’il vaut mieux tenir les murs ou dealer. (…) En effet, ils travaillent 60 ou 70 heures pour toucher le Smic. Mais ils entrent dans la dignité, ils mettent un costume, une cravate. » L’émancipation par le costard…
L’approbation macroniste va au-delà des discours, comme le montre un rapport parlementaire sur la manière dont Emmanuel Macron a déroulé le tapis rouge à la multinationale dès son passage à Bercy.
Voir aussi : Entre Uber et Macron, l’idylle continue
Le 1 er octobre 2014, le fondateur d’Uber, Travis Kalanick, ressort de son premier entretien avec celui qui est alors ministre de l’Économie. Le message euphorique qu’il adresse à ses collaborateurs donne une idée de la teneur des discussions : « En un mot : spectaculaire. Du jamais-vu. On quitte Bercy et on file à l’aéroport. Beaucoup de boulot à venir mais on va danser bientôt. »
La fête ne fait que commencer. Les lobbyistes d’Uber n’ont aucune difficulté à faire changer la législation en leur faveur. En février 2016, un décret abaisse drastiquement le nombre d’heures de formation nécessaires pour devenir chauffeur de VTC, qui passe de 250 à 7.
Après 2017, les lobbyistes optent pour une stratégie plus sournoise : ils acceptent que la loi accorde quelques droits nouveaux aux chauffeurs Uber, mais à condition que le gouvernement ferme la porte à une éventuelle requalification en salariés de ces derniers.
Enfin, la multinationale a travaillé en étroite collaboration avec l’exécutif pour empêcher l’émergence de contre-pouvoirs syndicaux à l’intérieur des plateformes de type Uber. L’Humanité révélait, en mai 2022, que l’autorité chargée de veiller au bon déroulement des premières élections professionnelles dans le secteur était un ancien conseiller Uber…
Le Medef, source de réseaux au sommet de l’État
Devant 2 000 personnes réunies à Toulouse en mars 2022, le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, proposait un changement radical. « Quand le Medef parle, ils exécutent. Il est temps que les cigares changent de bouche ! » expliquait-il. Selon lui, « ce n’est plus le Medef qui doit dicter la politique de la France ».
À gauche, la marotte est connue : les patrons ont l’oreille du pouvoir. Le report de l’âge de départ à la retraite ? Une demande du Medef. La baisse de la durée des indemnisations chômage ? Une demande du Medef. Le détricotage du Code du travail ? Une demande du Medef.
Le défilé de ministres devant les patrons réunis en université d’été chaque fin du mois d’août illustre ces relations enamourées. En 2014, on se souvient de la déclaration enflammée du premier ministre Manuel Valls – « J’aime l’entreprise » – et de celle du ministre de l’Économie, un certain Emmanuel Macron, jugeant que les réductions du temps de travail étaient « derrière nous ». Sous le sourire complice de l’ex-patron du Medef, Pierre Gattaz, et les applaudissements du parterre d’invités.
Quand François Hollande annonce la mise en place d’un crédit impôt de compétitivité, qui n’est autre qu’une baisse des cotisations des entreprises de 40 milliards d’euros, il fait les affaires du Medef, qui parvient à faire d’un président de gauche son porte-voix.
Sans parler des baisses massives d’impôts, de la « simplification administrative », des subventions aux investissements, de la dérégulation du Code du travail et de la libéralisation de pans entiers de l’économie. En attendant la remise en cause des 35 heures…
Le sociologue Michel Offerlé, spécialiste du patronat, rappelle que le Medef est « une marque, un label, un symbole » qui fait peur au pouvoir . Impossible de trop brusquer une caste qui a un carnet d’adresses long comme le bras dans toutes les sphères de l’État.
Selon lui, les patrons n’ont même plus besoin de s’impliquer directement en politique. « Ils ont d’autres moyens d’influer, insiste-t-il. Ils sont à la tête de grands think tanks, ils se retrouvent dans des clubs, des lieux d’influence… »
Total ne mégote pas sur les dépenses
« Agaçant. » Il y a un an, dans un discours sur Public Sénat, la sénatrice centriste (PRV) Sylvie Vermeillet dénonçait le « gros lobbying » de TotalEnergies au moment des débats parlementaires sur la taxation des superprofits, une proposition finalement rejetée par le gouvernement et la majorité sénatoriale. Dernier symbole de l’entre-soi industrialo-politique qui lie l’héritier d’Elf et les pouvoirs politiques en France… Et en Europe.
En octobre 2019, un rapport de quatre ONG environnementales, dont Greenpeace, révélait que les géants du pétrole BP, Chevron, ExxonMobil, Shell et Total avaient triplé leurs dépenses en lobbying entre 2010 et 2018, investissant 250 millions d’euros au total pour influencer la politique européenne.
De quoi notamment enterrer le plan climat de Nicolas Hulot et offrir aux PDG de ces multinationales plus de 300 entretiens avec les commissaires européens. Fin 2022, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique révélait qu’au sein du CAC40 Total Energies dominait le classement des dépenses en lobbyisme avec plus de 2,5 millions investis, rien qu’en 2021.
Pour Total, l’enjeu est double. Faire oublier son passé climato-négationniste. En 2021, une étude publiée dans Global Environmental Change montrait que le groupe, averti dès 1971 des risques catastrophiques que faisait courir son activité au climat, avait pendant cinquante ans mis en doute les données scientifiques qui menaçaient ses activités. La même année, pour verdir son image, la multinationale avait notamment quitté l’American Petroleum Institute, le plus puissant lobby américain de l’industrie pétrolière.
L’autre objectif de son lobbying : poursuivre son activité climaticide. Comme le révélait fin 2021 une enquête de Disclose, Total, Engie et EDF ont « noyauté » le principal lobby des énergies renouvelables en France, le Syndicat des énergies renouvelables (SER).
De quoi faciliter la défense de ses intérêts auprès des pouvoirs publics, dont le SER est l’un des principaux interlocuteurs. Au niveau européen, le Guardian révélait dès 2015 que Total avait pris le contrôle des deux principaux lobbies européens des énergies renouvelables, notamment afin de favoriser son activité gazière.
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