Les ouvriers d’aujourd’hui ne sont pas ceux dont Charlie Chaplin décrivait le quotidien répétitif dans Les temps modernes. Ce sont des livreurs, des chauffeurs Uber, mais aussi, pour les métiers féminins, des aides-soignantes et des aides à domicile dont le travail est trop souvent invisibilisé, analyse Denis Colombi, sociologue et enseignant en sciences économiques et sociales au lycée.
Après Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ? (Payot, 2022), il vient de publier, sur les nouvelles formes d’exploitation, Qui travaille vraiment. Essai sur l’invisibilisation du travail (Payot). Il y pointe le brouillage des frontières entre vie professionnelle et vie personnelle.
Vous signalez dans l’introduction de votre dernier livre que 36 % des salariés travaillent aujourd’hui en horaires atypiques. En quoi est-ce le signe d’une progression des formes d’exploitation ?
Denis Colombi : 36 %, cela représente une part non négligeable de la population active. Et c’est l’un des signes du floutage des frontières du travail que j’ai voulu décrire dans mon livre, puisque la frontière entre les temps de travail et de loisirs devient plus difficile à établir. Dans un contexte où on doit être non seulement disponible au moment où on travaille mais aussi en dehors, l’organisation de la vie devient plus compliquée.
Cela concerne les médecins, les infirmiers, mais aussi les cadres et managers et même les enseignants, avec la sollicitation numérique qui s’est développée pour eux en dehors des heures de cours, sans parler des réunions qui se sont multipliées. Il s’agit bien là de nouvelles formes d’exploitation puisqu’on entre dans un espace de travail non rémunéré.
C’est tout à l’avantage des entreprises ! Les start-up, par exemple, exigent que l’on soit constamment disponible. Or, cela entraîne l’épuisement des travailleurs et les cas de burn-out se multiplient.
Vous dites qu’on voit l’émergence de nouvelles catégories d’ouvriers. Quelles sont-elles ?
D. C. : On a une représentation stéréotypée des ouvriers comme dans Les temps modernes de Charlie Chaplin. Les ouvriers des grandes entreprises industrielles existent encore, mais on trouve aussi toutes sortes d’emplois ouvriers dans des unités de production plus petites.
La désindustrialisation est réelle, mais nous assistons à la recomposition des emplois ouvriers plutôt qu’à leur disparition. Et les employés de la logistique, les chauffeurs Uber, les livreurs de repas, les équipiers de McDo… peuvent leur être assimilés à bien des égards bien qu’ils ne soient pas toujours identifiés comme tels. Ils disposent en effet de très peu de marges de manœuvre dans leur travail, où ils occupent des rôles d’exécutants.
Mais les employés des entrepôts et des centres de tri Amazon ont moins de visibilité que les ouvriers des usines Renault ou Peugeot. Car l’identité ouvrière était plus forte dans l’industrie, notamment grâce à la présence syndicale.
Vous remarquez par ailleurs une extension du travail prescrit chez les enseignants…
D. C. : On demande aux professeurs d’être des exécutants qui mettent en œuvre les décisions ministérielles. Le recrutement de plus en plus de contractuels plutôt que de fonctionnaires va dans ce sens.
Le ministère souhaite également valider les manuels scolaires, en particulier dans le primaire, ce qui témoigne d’une conception de l’enseignement où les enseignants se contentent d’appliquer un cours tout fait sans le concevoir eux-mêmes. On assiste à un mouvement de déqualification et de prolétarisation de notre métier.
Les enseignants disposent tout de même de beaucoup d’autonomie en classe, au point d’être parfois même un peu trop seuls ?
D. C. : Oui, mais de moins en moins. Les directives s’accumulent et le recrutement, face à la pénurie de professeurs, se fait avec un niveau plus faible. C’est une dynamique qui pose question et interroge sur la représentation du métier. Et même si cela reste une métier intellectuel, les personnels éducatifs ne le vivent pas toujours comme tel.
Le professeur n’est plus le notable local qu’il était à l’époque des livres de Marcel Pagnol. Sans avoir aucune nostalgie pour un âge d’or qui n’a jamais existé, il y a un décalage entre certains discours sur la « vocation » des enseignants et la réalité du métier.
Y a-t-il beaucoup de métiers féminins dans ceux qui subissent les nouvelles formes d’exploitation ?
D. C. : On voit souvent le métier d’ouvrier comme un métier masculin et on perd de vue que les femmes ont toujours travaillé. Or, l’emploi féminin atypique ou précaire est très proche du travail ouvrier, sans qu’il soit reconnu pour ses qualités professionnelles.
Les femmes sont en effet censées travailler par amour, en déployant des qualités d’empathie qui leur seraient naturelles. On imagine ainsi que les aides-soignantes et les aides à domicile peuvent travailler en étant mal payées car elles le font pour le bien d’autrui. Or, comme les ouvriers de l’industrie, il leur arrive de porter des charges lourdes. Mais comme ce sont des métiers féminins, cette dimension physique de leur emploi est peu prise en compte et ces travailleuses sont souvent invisibilisées.
De même, on oublie souvent que cela exige une formation ou au moins des compétences particulières car on prête à celles qui les exercent des qualités innées.
Comment se manifeste l’invisibilisation que vous pointez ?
D. C. : L’invisibilisation de beaucoup des nouveaux emplois d’ouvriers et d’employés tient d’abord à leur individualisation. Le travail est de plus en plus atomisé dans des petites unités de production.
Cela tient aussi au fait que le travail ouvrier est devenu pour une grande part un travail logistique. L’ouvrier de Renault construisait une voiture, il voyait le résultat de son effort. L’ouvrier de la logistique déplace des cartons. Le résultat est plus difficile à voir et, surtout, à montrer.
Ainsi, le travail est de plus en plus difficile à décrire, y compris pour des cadres. Un manager, un directeur des ressources humaines ou un ingénieur qui rentre le soir aura du mal à expliquer ce qu’il a fait à ses enfants.
La mécanisation et la robotisation participent également à l’invisibilisation. On a l’impression que Chat GPT écrit tout seul la réponse quand on lui pose une question. C’est oublier les millions de petites mains qui ont rédigé les textes absorbés par la machine.
De même, on ne voit jamais les travailleurs du clic qui entraînent les machines, comme l’a notamment souligné le sociologue Antonio Casilli. Elon Musk a présenté récemment des robots humanoïdes pour garder des enfants et faire la cuisine. Mais il s’est avéré que les modèles présentés étaient en fait pilotés par des humains ! La technologie mobilise toujours du travail.
Enfin, la lutte contre le chômage ne doit pas occulter l’effort à faire pour améliorer les conditions de travail de ceux qui subissent l’automatisation.
On ne risque donc pas d’être tous remplacés par des machines ?
D. C. : La robotisation représente une menace, mais moins du fait d’un risque de remplacement, comme dans le film Wall-E de Pixar, que par l’intensification du travail qu’elle entraîne. Ainsi, les ouvriers de la manutention travaillent de plus en plus rapidement car ils ont des casques automatisés qui les rappellent constamment à l’ordre.
La mécanisation entraîne par ailleurs un risque de déqualification et de perte d’autonomie et d’implication personnelle. La grève des scénaristes d’Hollywood en mai 2023 était en partie motivée par la crainte de se voir remplacer par des intelligences artificielles. Les conséquences de l’automatisation du travail doivent faire l’objet d’un débat public.
Vous évoquez également l’invisibilisation du travail domestique et le brouillage des frontières entre vie professionnelle et vie personnelle…
D. C. : Définir le travail domestique est difficile et les féministes sont les premières à s’y être confrontées. La sociologue Maud Simonet avance que cette forme de travail se trouve au cœur des nouvelles formes d’exploitation.
Les femmes, on l’a dit, sont censées exercer les métiers du soin par amour. Mais au-delà de l’espace domestique, les entreprises se présentent souvent comme autant de grandes familles où on ne travaille pas seulement pour l’argent. Cela existe depuis le début du capitalisme où les capitaines d’industrie se voyaient comme des patriarches qui devaient protéger leurs employés contre la consommation d’alcool.
Le travail domestique gratuit n’est donc pas une forme à part, mais une forme paradigmatique pour analyser l’ensemble des formes d’invisibilisation. Et quand on le passe au féminin neutre, comme le suggère Maud Simonet, c’est-à-dire qu’on regarde tout travail comme si c’était du travail domestique, on se rend compte que celui-ci nous fournit une grille d’analyse très pertinente. Par exemple, les modes d’exploitation du travail domestique – travailler au nom de l’amour, pour le bien-être d’autrui… – se retrouvent ailleurs.
Ainsi, le temps que passe le chauffeur Uber ou le livreur Deliveroo à se tenir à disposition de ses clients en dehors des courses doit être pris en compte dans sa rémunération et la définition de son statut. Et sans les jeunes chercheurs vacataires qui donnent des cours pour survivre en attendant un poste, l’université ne tiendrait pas.
Le monde des start-up fonctionne également beaucoup avec l’énergie des jeunes stagiaires. Et les Jeux olympiques n’auraient jamais pu être organisés sans les 45 000 bénévoles mobilisés l’été dernier qui se sont dit – et à qui l’on a dit – que c’était une expérience qui enrichirait leur CV.
Dans tous ces exemples, le travail tient sur la promesse d’une récompense à venir, promesse qui rend l’exploitation possible.
Mais la réponse est-elle de monétiser le travail domestique ? N’y a-t-il pas là le risque de tout marchandiser ?
D. C. : La question n’est pas de rémunérer tout le travail domestique et de le soumettre au marché, mais d’évoquer une répartition plus juste. Il s’agit de politiser la question, en rappelant que ce n’est pas forcément naturel, que cela ne va pas de soi et que le temps que chacun y consacre doit faire l’objet d’une discussion.
Comment, par exemple, mieux répartir le congé parental qui est aujourd’hui pris majoritairement par les femmes ? C’est une question qu’il faut se poser et dont la réponse se trouve en partie dans une meilleure rémunération des métiers féminins.
Vous rappelez également dans votre livre que le travail est une question très importante pour la sociologie…
D. C. : La sociologie contemporaine est née avec l’analyse du monde du travail. Max Weber (1864-1920), Georg Simmel (1858-1918), Emile Durkheim (1858-1917) et, bien sûr, Karl Marx (1818-1883), tous se sont intéressés au travail.
Les premières enquêtes sociologiques se sont faites parmi les ouvriers. C’est une période de grandes transformations où l’autoproduction paysanne a laissé la place à la séparation entre lieu de vie professionnelle et lieu de vie personnelle et familiale, et donc à la conception du travail dont nous sommes les héritiers.
Le travail est également mobilisé par la sociologie comme un concept critique. Aujourd’hui, avec Bernard Lahire ou Sandrine Garcia par exemple, on analyse le travail fourni par les parents pour la reproduction sociale. Les sociologues s’emploient souvent à trouver du travail là où l’on ne veut pas le voir.
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