Sophie Binet face au patron du Medef : « J’ai un stylo, j’espère que vous avez le chéquier » + Vidéo
Paritarisme, partage de la valeur, transition écologique, montée de l’extrême droite. Samedi 14 septembre, la secrétaire générale de la CGT et le président du Medef ont débattu à la Fête de l’Humanité, devant un Forum social comble. Malgré des positions irréconciliables, le patron des patrons a fini par reconnaître la légitimité des revendications salariales.
Il a relevé le défi. Et il a apprécié, puisqu’il pense revenir l’année prochaine. Patrick Martin a accepté l’invitation de Sophie Binet à débattre samedi 14 septembre au Forum social, devenant ainsi le premier patron des patrons à croiser le fer devant le public de la Fête de l’Humanité avec la secrétaire générale de la CGT.
Tantôt à fleurets mouchetés, tantôt sabre au clair, leurs échanges confirment la volonté de la dirigeante de la centrale syndicale comme celle du président du Medef de reprendre la main sur un paritarisme et des négociations sociales affaiblies par sept années d’ingérence macroniste.
Patrick Martin, vous avez été élu à la tête du Medef en juillet 2023 sur une promesse de relance du paritarisme. Où en êtes-vous ?
Patrick Martin Je suis très attaché au paritarisme. Je pense que les uns et les autres ne déméritent pas dans la gestion des retraites complémentaires ou des accidents du travail et des maladies professionnelles. Les régimes que les partenaires sociaux gèrent sont équilibrés, voire excédentaires, c’est la démonstration qu’on est à la hauteur de la situation. Le modèle social sur lequel notre pays repose, fondé sur la répartition, a donné d’excellents résultats.
Mais on doit prendre en compte la nécessité de produire plus pour financer ces régimes sociaux. On doit s’interroger sur le financement de la protection sociale pour ne pas s’exposer à de grands périls. C’est notre responsabilité si on veut rester gestionnaires de ces régimes sociaux : trouver des solutions robustes pour les pérenniser.
Sophie Binet Je vous propose qu’on commence à négocier à la Fête de l’Humanité, j’ai un stylo, j’espère que vous avez le chéquier, et tout va bien se passer ! Plus sérieusement, la négociation collective est une conquête sociale. Jusque dans les années 1930, il n’y avait pas de droit à la négociation collective, le travailleur devait négocier en direct avec le patron.
Sauf qu’on sait qu’il y a une inégalité fondamentale entre celui qui possède les moyens de production et le travailleur. Vous avez mentionné les très bons résultats du système par répartition. La question des ressources est en effet une question majeure. Sur les retraites, notre première proposition est de revoir les exonérations de cotisations sociales. Leur montant a été multiplié par quatre depuis les années 2000.
Un accord national interprofessionnel sur le partage de la valeur a été signé en mars 2023. Il ne concède pas d’augmentations de salaire mais développe notamment les primes. La CGT est la seule organisation syndicale à ne pas l’avoir signé. Pourquoi ?
Sophie Binet Les travailleuses et les travailleurs ont-ils eu des augmentations de salaire grâce à cet accord ? Les seules augmentations obtenues, on les a arrachées par la lutte. Et ce qui est inquiétant, c’est que, depuis 2020, on a une dégradation très forte du pouvoir d’achat de tous les salariés. Sur la base du salaire médian, c’est 143 euros de moins par mois, en euros d’aujourd’hui, depuis 2012.
Patrick Martin L’entreprise, c’est un corps social. Les entreprises ont elles-mêmes souffert de la crise sanitaire, de la crise énergétique et de l’inflation. Le taux de marge des entreprises françaises a perdu trois points entre 2023 et 2024.
Or, on a des revalorisations salariales au titre de 2024 qui devraient être en moyenne de l’ordre de 3,4 %. L’accord sur le partage de la valeur ne portait pas sur les salaires, mais sur de nouveaux outils. Par exemple, nous nous sommes accordés sur l’obligation de mettre en place une participation dans les entreprises de 10 à 50 salariés.
Sophie Binet Il y a eu une dégradation du partage de la valeur au détriment du travail par rapport au capital : la France détient le record européen du versement de dividendes pour les entreprises du CAC 40 en 2023. Aujourd’hui, toutes les aides publiques sont captées par les grandes entreprises qui écrasent le partage de la valeur en France.
Patrick Martin, vous avez rejeté la proposition du Nouveau Front populaire de porter le Smic à 1 600 euros. Le CAC 40 a dégagé 153,6 milliards d’euros de bénéfices en 2023. N’est-il pas temps de partager le gâteau ?
Patrick Martin Oui, il faut augmenter les salaires. Mais cela suppose que nos entreprises puissent être plus performantes et qu’on revisite nos régimes sociaux. Actuellement, au niveau du Smic, il y a encore 368 euros de charges salariales. Pour nous, la solution, c’est d’investir plus et de rehausser les niveaux de qualification. Il faut aussi voir où les bénéfices de nos grandes entreprises sont réalisés : pour beaucoup, ils ne sont pas réalisés en France. Aujourd’hui, ces entreprises distribuent des dividendes parce qu’elles n’ont pas suffisamment d’opportunités d’investissement en France.
Sophie Binet Les investissements ne peuvent pas venir seulement du public. Par exemple, nos grands groupes bénéficient du crédit d’impôt recherche mais n’investissent pas dans la recherche. Ils préfèrent distribuer des dividendes plutôt que d’augmenter nos salaires ou d’investir. Sur la question industrielle, nous avons besoin d’un État stratège qui s’impose et constitue de vraies filières.
Patrick Martin Il faut s’interroger sur les fondamentaux de la compétitivité. Qu’y a-t-il derrière ces décisions d’investir à l’étranger qui peuvent être pénalisantes pour nos territoires, pour nos emplois, pour les entreprises sous-traitantes ? Il y a de gros enjeux de prix de l’énergie. Vingt pour cent des salariés français travaillent pour l’exportation.
On se dit, dans un raccourci, que si nous fermions nos frontières, nous pourrions produire nos voitures, nos panneaux photovoltaïques. Mais à la fin, tout cela sera beaucoup plus cher et 20 % de nos emplois disparaîtront. C’est par l’investissement, la formation, la qualité du dialogue social qu’on élève le niveau de production dans notre pays. C’est ça, notre vrai enjeu collectif.
Sophie Binet Oui, il y a un problème sur le prix de l’énergie. L’énergie est beaucoup trop chère en France à cause du marché européen où l’on spécule. Il faut revenir aux tarifs réglementés, qui sont très importants pour les ménages et pour les entreprises. Je pense ensuite qu’il faut aller au bout de la discussion sur le libre-échange.
Aujourd’hui, on mesure la catastrophe qu’il cause sur nos sociétés d’un point de vue économique, social, mais aussi démocratique. Les fermetures d’usines et la mise en concurrence des travailleurs français avec les Chinois expliquent la montée de l’extrême droite. Il faut relocaliser notre énergie et notre industrie. Oui, ça veut dire que certaines productions coûteront plus cher, mais ça permettra aussi de développer l’emploi, d’augmenter les salaires et de pouvoir consommer made in France.
Patrick Martin Notre pays et notre continent ont privilégié le consommateur depuis des décennies, en interdisant certaines concentrations et en ne s’étant pas dotés de champions industriels. Il ne faut pas s’étonner que nos tissus productifs aient dépéri. Si on veut regagner de la puissance, il faut imposer des standards sociaux, environnementaux, qui nous permettent de lutter à armes égales avec les pays qui nous inondent d’importations. Ça suppose aussi qu’on se remette à niveau en termes de compétitivité.
Sophie Binet Il faut préciser la définition de la compétitivité. La France ne sera pas plus compétitive en baissant le prix de notre travail mais en investissant dans la recherche, dans l’innovation, dans la formation, dans ses infrastructures, dans ses services publics. Aujourd’hui, les entreprises ne réalisent pas ces investissements. C’est pour ça qu’il faut conditionner les aides publiques.
Patrick Martin Les entreprises françaises supportent, net de ces aides, le plus fort taux de prélèvements sociaux et fiscaux en Europe à part au Luxembourg et à Chypre. On ne peut pas défendre nos entreprises et leurs emplois si on ne lutte pas à armes égales.
Le rapport Pisani-Ferry, consacré l’an dernier aux « incidences économiques de l’action pour le climat », préconise de consacrer deux points de PIB au financement de la transition écologique. Faut-il financer cet effort par de nouveaux impôts ou par des choix budgétaires différents ?
Sophie Binet C’est un enjeu central parce que, si on n’anticipe pas la transition environnementale, on court à la catastrophe. Cela va coûter cher. Il faut aller chercher l’argent là où il est, c’est-à-dire agir sur la conditionnalité des aides publiques aux entreprises.
Patrick Martin Les aides sont par nature conditionnées. Je pense qu’il faut se sortir de la tête que les entreprises fraudent en allant chercher des aides pour distribuer des dividendes.
Quel bilan tirez-vous des ordonnances Macron de 2017 qui ont affaibli les protections des travailleurs dans le Code du travail ?
Patrick Martin Il n’y a jamais eu autant d’accords d’entreprise. Je ne pense donc pas que la révision des instances représentatives du personnel ait été préjudiciable. Ces ordonnances ont fixé un nouveau référentiel réglementaire ou législatif mais n’empêchent pas les entreprises d’aller plus loin. Dans ma propre entreprise, j’ai demandé qu’on rétablisse des comités sociaux et économiques (CSE) par région.
Sophie Binet Le rapport du comité de suivi des ordonnances dit que la situation est catastrophique, notamment sur la question de la santé et de la sécurité des salariés du fait de la suppression des CHSCT. Il s’agit de nos vies : chaque jour, deux ouvriers meurent au travail en France.
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De plus, aujourd’hui, être représentant du personnel, c’est devenu mission impossible. Quand on est au CSE, il faut être en capacité de maîtriser tout à la fois la situation économique de l’entreprise, les activités sociales et culturelles, les questions de santé et de sécurité, le harcèlement sexuel.
Patrick Martin La difficulté que vous avez à trouver des militants pour assumer tous ces mandats est un sujet auquel nous sommes nous-mêmes confrontés. Notre responsabilité est de cultiver ce sens de l’engagement, chacun avec ses convictions, sa sensibilité, ses intérêts. Je suis pour des syndicats puissants, organisés, y compris dans la contradiction.
Sophie Binet Il y a une vraie envie d’engagement de très nombreux salariés, mais 40 % d’entre eux ne se syndiquent pas par peur du licenciement. La discrimination syndicale n’est pas une chimère. Il nous faut de vraies protections pour les salariés syndicalistes.
Vous avez, Patrick Martin, consacré beaucoup de vos prises de parole, après la dissolution, à critiquer le Nouveau Front populaire et, à un degré nettement moindre, l’extrême droite. Quelle est votre responsabilité dans le score du RN ?
Patrick Martin Avant les élections (législatives – NDLR), j’ai dénoncé la dangerosité du programme du RN dans les mêmes termes que pour le NFP. Depuis les élections, l’imminence de l’accession du RN au pouvoir a été évacuée. Donc, pour nous, le sujet était le NFP.
Sophie Binet La montée de l’extrême droite se fait aussi du fait de l’explosion des inégalités sociales. Si on veut agir contre l’extrême droite, il faut des avancées sociales pour les travailleurs et travailleuses. On ne peut pas renvoyer dos à dos la gauche et l’extrême droite.
Patrick Martin À deux reprises, je me suis exprimé sur l’immigration, et ces prises de parole ne me rapprochent ni de près ni de loin du RN. On ne me fera pas dire que les 11 millions d’électeurs du RN sont négligeables. Dans le lot, il y a une immense majorité de gens à qui il faut apporter des réponses concrètes.
Depuis 2007, la dette s’est creusée de 1 000 milliards. Sophie Binet, est-il bien raisonnable de demander de nouvelles dépenses dans ce contexte ?
Sophie Binet Oui, d’autant qu’on propose des recettes. La dette s’est accrue du fait des cadeaux de Macron aux plus riches et aux plus grandes entreprises. Il n’y a pas de secret, pour que notre situation s’améliore, il faut faire grève et manifester. Le 1er octobre, allons chercher les augmentations de salaire que Patrick Martin nous a promises.
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