Alain Hayot, sociologue : « Pour battre l’extrême droite, il faut agir sur les imaginaires de la peur »

Les « nouveaux monstres », évoqués dans son livre par le socio-anthropologue et ancien élu communiste, sont à l’œuvre en France et dans le monde. Leur ascension est résistible, insiste l’auteur, à condition de démythifier les discours dominants.

 

Alain Hayot, sociologue et anthropologue, a aussi une longue expérience d’élu : à Vitrolles (Bouches-du-Rhône), en 1992, dans la liste qui a battu Bruno Mégret, puis à la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, comme vice-président chargé de la culture, comme ce fut le cas au PCF. L’auteur de Face aux nouveaux monstres, le sursaut sait de quoi il parle, lui qui vit dans une région véritable laboratoire de l’implantation des extrêmes droites et de leur alliance avec des droites locales.

Dans cet ouvrage, qu’il a présenté lors d’une carte blanche au Village du livre de la Fête de l’Humanité, il démonte les mythes d’une France qui serait majoritairement à droite, déconstruit les mots-valises de la propagande réactionnaire et mortifère. Mais, surtout, Alain Hayot nous invite à mener les batailles culturelles, celles qui doivent prendre en compte les imaginaires de la peur et les représentations du réel. Car, la puissance médiatique de forces au service d’un capitalisme prédateur d’humains et de nature ne fait que travestir et instrumentaliser le réel.

Qu’est-ce qui différencie les extrêmes droites d’aujourd’hui de celles d’il y a un siècle ?

Il y a dix ans, j’avais écrit un livre intitulé la Contre-offensive face au front national. Les éditions de l’Humanité m’ont demandé une actualisation. Les différences avec 2014 sont déjà évidentes. Elles le sont plus encore avec les années 1930. Le développement du capitalisme n’était pas le même, les extrêmes droites ne fonctionnaient pas sur le même modèle. Je parle d’extrêmes droites au pluriel, car s’il y a des convergences, il y a aussi d’importantes divergences.

Comme le dit Gramsci : c’est toujours dans le clair- obscur des chaos politiques que naissent les monstres. Les monstres d’aujourd’hui sont issus du chaos créé par la crise des démocraties libérales, confrontées à un capitalisme sauvage et prédateur à la fois des êtres humains et de la nature. Un capitalisme qui exige de plus en plus l’obéissance aux marchés financiers et la loi d’un profit plus important. Face à cela, on a davantage de difficultés à offrir une alternative aux peuples. Ils sont atteints par une sorte de grande peur du présent et de l’avenir.

L’absence ou la difficulté à offrir une alternative progressiste, révolutionnaire, démocratique, crée un vide civilisationnel, « un monde sans esprit », comme le définit le psychanalyste Roland Gori, un vide dans lequel les extrêmes droites se sont engouffrées. Elles offrent un récit selon lequel c’est la faute des étrangers, de l’abandon de l’identité nationale et de ses valeurs. Bref, c’est ainsi que prend racine le récit des boucs émissaires et qu’il se développe précisément parce que les forces du progrès et de l’émancipation ne sont pas là.

La différence fondamentale est dans la convergence qui se concrétise entre les forces néolibérales et les forces nationalistes, autoritaires et xénophobes. L’actualité démontre cette convergence entre le RN et des représentants du Medef. Aux États-Unis, Donald Trump est l’archétype de cette convergence.

On voit cette convergence dans la façon aussi d’agiter des épouvantails, des anathèmes à l’égard de « l’islamo-gauchisme » ou du « wokisme », par exemple. S’agit-il d’une bataille culturelle menée contre la gauche ?

C’est une bataille culturelle d’un niveau très élevé. Le wokisme et l’islamo-gauchisme sont des concepts qui ont été inventés par ceux qui les diabolisent. Il peut y avoir débat au sein des forces progressistes, par exemple dans les courants féministes, les mouvements anti- racistes, mais ils n’ont jamais donné lieu à de telles théorisations.

Aux États-Unis, il y a eu le meurtre de George Floyd (le 25 mai 2020 - NDLR), citoyen noir, par un policier, qui a débouché sur le mouvement Black Lives Matter et, en même temps, le mouvement féministe #MeToo, en particulier dans l’industrie du cinéma. Les forces réactionnaires ont alors déployé leurs tirs de barrage.

Quand cela a franchi la frontière, c’est Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l’Éducation nationale, qui a organisé un colloque à la Sorbonne réunissant la galaxie intellectuelle du Printemps républicain (Finkielkraut, Onfray, etc.) et qui va élaborer la théorie du wokisme (alors qu’aux États-Unis il s’agit de wokeness).

Peu à peu, seront discrédités les combats féministes, antiracistes, anticoloniaux, en s’appuyant sur le matraquage de médias contrôlés par des milliardaires. Ces derniers investissent ce secteur non seulement pour faire du profit, mais aussi et surtout pour mener une bataille politique.

On assiste à une véritable offensive idéologique, notamment contre un islamo-gauchisme qui n’a jamais existé à l’université – j’en parle en connaissance de cause. Ces attaques contre le prétendu islamo-gauchisme ont servi à discréditer, par exemple, la défense des Gazaouis massacrés au Proche-Orient. Voilà donc que dénoncer ce massacre nous fait traiter d’« antisémites » et nous vaut d’être poursuivis pour « apologie du terrorisme ». Ces notions visent à empêcher les forces progressistes, les luttes féministes, antiracistes, pour l’autodétermination des peuples, notamment du peuple palestinien.

Comment les organisations progressistes doivent-elles mener la bataille dans cet environnement médiatique puissant dominé par des Bolloré et Stérin, porteurs d’un projet de prise du pouvoir par l’extrême droite ?

Il faut effectivement mener une bataille d’idées et une bataille culturelle. La deuxième partie de mon ouvrage vise à décrypter et à déconstruire une quinzaine de thématiques et de concepts développées par les extrêmes droites, en particulier par le Rassemblement national.

Par exemple, la laïcité, un concept né de l’histoire progressiste de notre pays. Il est clair que ce n’est pas une guerre contre les religions, c’est la séparation du religieux du séculier – sa séparation de l’État. La loi de 1905 garantit la liberté religieuse. Mais Marine Le Pen a opéré une opération de triangulation. Selon elle, la laïcité serait mise en cause par l’islam.

Elle en fait une arme contre les musulmans. Une partie, minoritaire certes, de la gauche, appelée Printemps républicain, dont Manuel Valls, va se rallier à la thèse selon laquelle l’islam serait incompatible avec la démocratie, voire, comme le dit Alain Finkielkraut, avec la France. À Marseille, où je vis, des musulmans, il y en a depuis le XIXe siècle, et cela n’a jamais posé de problème.

Pareil sur les luttes féministes : c’est bien Marine Le Pen, qui disait combattre les « IVG de confort » et qui a fini par voter l’inscription de l’IVG dans la Constitution. Mais la moitié de son groupe soit s’est abstenu soit n’est pas allé au congrès de Versailles. Dans le programme du RN, il n’y a pas un chapitre sur l’émancipation des femmes, mais un grand chapitre sur la défense de l’animalité.

Vous soulignez à quel point cette bataille d’idées est essentielle en évoquant la question de la préférence nationale…

Tout à fait. Nous devons mener la bataille d’idées. Nous ne pouvons accepter que l’on dise que la préférence nationale est la solution à tous nos problèmes. La préférence nationale, c’est un apartheid à la française. Si on s’engage dans cette voie, nous nous dirigerons vers une société d’apartheid. Or, tout le programme de l’extrême droite en France est traversé par cette idée, y compris par une véritable imposture sociale.

Pouvez-vous nous en dire plus au sujet de cette imposture sociale du RN ?

Marine Le Pen se prétend très sociale, mais c’est un social-nationalisme qui consiste à raconter que si les services publics de l’hôpital fonctionnent mal, ce n’est pas parce que les politiques libérales ont mis à bas l’hôpital et le service public en général, mais parce qu’il y a trop d’Arabes : « Ils nous prennent nos lits, ils nous prennent nos chambres, etc. Non, il n’y a pas de problèmes de médecins. »

Le social-nationalisme, c’est prétendre faire du social alors que, en réalité, on fait le contraire. Marine Le Pen n’arrête pas de dire que le grand problème économique de la France, c’est la dette publique. Elle est pour l’instauration de la règle d’or européenne. Pour elle, l’État ne peut pas faire de dette.

Ce sont ces positions que nous devons faire connaître à l’opinion. La bataille se mène aussi avec les armes de l’art et de la culture. Ainsi, la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques a fait beaucoup pour montrer la diversité de la société française et sa capacité à inclure, sur le plan ethnique, racial, de l’orientation sexuelle, etc.

C’est extraordinaire ! La preuve, le soir même, Marion Maréchal Le Pen s’est dite profondément choquée, qualifiant même la cérémonie d’abominable car elle aurait mis en cause notre identité et la civilisation chrétienne.

Un Nouveau Front populaire (NFP), constitué rapidement, est arrivé, le 7 juillet, par surprise, en tête au second tour des législatives. Un front républicain a permis l’élection de 193 députés du NFP. Cette dynamique a été portée aussi par le mouvement social et la société civile. Sommes-nous, en France, dans la bonne voie pour mener la bataille contre l’extrême droite ?

Cette voie n’est pas un long fleuve tranquille; elle est compliquée, on le voit bien actuellement. Mais, au préalable, je voudrais mettre l’accent sur un paradoxe : la surmédiatisation réactionnaire pèse lourdement sur ce que l’on appelle l’air du temps.

Cette surmédiatisation fait croire que la France a viré à droite. C’est vrai sur les chaînes de Bolloré, mais aussi sur le service public. Léa Salamé, sur France Inter le matin, n’est pas un exemple de progressisme. L’idée selon laquelle les Français seraient majoritairement de droite est fausse. On nous enfume lorsqu’on nous dit que les Français seraient racistes, xénophobes, antiféministes, etc.

Or, il y a un paradoxe très fort entre la surmédiatisation des idées d’extrême droite et réactionnaires, et l’état de l’opinion. Des chercheurs comme Vincent Tiberj et Felicien Faury, présents à la Fête de l’Humanité, en font la démonstration dans leurs derniers ouvrages, de même que les instituts Ipsos, Ifop, la Commission nationale consultative des droits de l’homme.

Non, la France n’a pas viré à droite ; oui, une majorité de Français restent tolérants, ouverts sur le monde, sont féministes, pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Ils sont profondément opposés aux réformes sur les retraites, sur l’assurance-chômage. Les nouvelles générations sont majoritairement hostiles à l’extrême droite et aux droites qui les accompagnent. Il faut arrêter de se laisser berner.

Nous sommes majoritaires dans l’opinion du point de vue des idées – la meilleure preuve vient d’être donnée aux législatives. Nous ne sommes pas à plus de 50 % mais nous sommes arrivés en tête. Certes, ce n’est pas encore ça. Nous n’avons pas encore ce projet transformateur, dynamisant, émancipateur et non guidé par la loi de l’argent, comme le veut le capitalisme. Nous savons que la réponse, ce n’est pas la xénophobie, le nationalisme, encore plus lorsque nous voyons ce que donne l’alliance entre ces deux grands courants…

Comment faire entendre ce que vous appelez le récit émancipateur, progressiste, révolutionnaire ?

Il faut qu’il se construise en s’inventant. Il faut réinventer. Les jeunes ne fonctionnent pas à la nostalgie, mais à quelque chose qui leur montre une voie. Je pense que l’irrésistible ascension dont on nous rebat les oreilles depuis des années n’est pas vraie.

Cette ascension est résistible, si ce que l’on appelle la société civile et le mouvement social est capable de se constituer en un immense mouvement transformateur, un immense mouvement politique, culturel et social. La condition pour cela est d’intervenir sur les représentations du réel.

Car, il y a le réel et ses représentations. Par exemple, la supposée submersion migratoire : la France n’a jamais eu aussi peu d’immigrés depuis cent cinquante ans. Regardons la sociologie électorale. L’extrême droite capte un électorat dans les campagnes où il n’y a pas un seul immigré. Pourquoi ? Parce que les imaginaires de la peur sont destructeurs de conscience et de lien social.

Il ne suffit pas de résoudre les problèmes sociaux pour faire reculer l’extrême droite. Cela fait quarante ans qu’elle constitue sa base électorale sur une hégémonie culturelle. C’est une force matérielle qu’il faut affronter. Il faut l’affronter en s’appuyant sur l’opinion, qui est majoritairement progressiste. La France est toujours un pays qui résiste à ces logiques mortifères.

Face aux nouveaux monstres, le sursaut, d’Alain Hayot, éditions de l’Humanité, 150 pages, 15 euros.


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Une réflexion sur « Alain Hayot, sociologue : « Pour battre l’extrême droite, il faut agir sur les imaginaires de la peur » »

  1. Alain Hayot nous dit : « L’absence ou la difficulté à offrir une alternative progressiste, révolutionnaire, démocratique, crée un vide civilisationnel, « un monde sans esprit »… un vide dans lequel les extrêmes droites se sont engouffrées…la faute des étrangers, de l’abandon de l’identité nationale et de ses valeurs…prend racine le récit des boucs émissaires…parce que les forces du progrès et de l’émancipation ne sont pas là. » C’est très juste ! Mais c’est dramatique. Et où sont-elles les forces du progrès ? Elles ont disparu au fil des décennies depuis 40 ans. La liquidation fut ouverte le 17 juillet 1984, nomination du gouvernement Fabuis par Mitterrand. Et, rappelons-nous, le gouvernement de « Gauche pluriel » champion des privatisations et autres participations public-privé (PPP) avec le coco Gayssot. Pire que les gouvernements de droite.
    Que faire ? Comme disait quelqu’un. Comment faire entendre le récit émancipateur, progressiste, révolutionnaire ? Hayot répond à sa question. Il faut réinventer. On ne peut qu’en conclure que ces machins qui se disent « partis de gauche » qui ont osé avec Macron, le massacreur des Gilets jaune, l’ennemi de la démocratie, un vrai fasciste du temps présent, créer on « Front républicain » — on s’étrangle- pour s’aider l’un, l’autre, ont cette fois-ci franchi leur dernière étape. Macron sans eux n’était plus rien, une poignée de députés. Évidemment, c’était l’ouverture de la porte à la chienlit, pas celle de 68, avec la colère du peuple qui effectivement n’a pas viré à droite, avec la cendre des luttes pour les retraites, les souvenirs des Gilets jaunes revivifiés, c’était à coup sûr la lutte de classe qui prenait ses nouvelles marques, avec l’histoire qui s’écrit en marchant. Une frayeur pour les droites ET lesdits partis de gauche, phagocytés à partir de l’ère Mitterrandienne par la petite bourgeoisie intellectuelle de « gauche », avec le portefeuille à droite.
    Sur « l’imposture sociale du RN ». Ce qui précède suffit à montrer que dans la course à l’imposture, le FN/RN a trouvé ses alter égaux.
    La France est toujours un pays qui résiste à ces logiques mortifères. En ce sens, le dernier congrès de la CGT a amorcé un retournement de situation avec un retour vers la lutte des classes. Ce n’est pas encore gagné. La lutte des classes n’est pas à inventer : elle existe ! C’est de lui faire prendre de belles joues rouges qu’il faut s’occuper.
    * * *
    Christian – cheminot retraité depuis janv. 2001
    Membre du PCF du 1ᵉʳ janv. 68 au 31 déc. 90- (Pas voté Mitterrand mais vendu beaucoup de PCG)
    De la CGT de 1966 au printemps 2003 (lutte pour les retraites et contre la connivence Thibaut-Chérèque)
    NB : je n’achèterai pas ce livre. Sur le wokisme, l’islam et autres réflexions, affirmations, c’est vraiment le P«c»F, qui s’exprime, de la soumission, de l’opportunisme, qui vote même les crédits pour faire la guerre. Écoeurant.

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