Liens étroits avec les exploitations céréalières, export à l’international via le port de La Rochelle… Des documents exclusifs sur les mégabassines des Deux-Sèvres montrent que celles-ci ne défendent en rien une agriculture locale.
• Cette enquête a été réalisée en collaboration avec le média Off Investigation. Elle est diffusée en partenariat avec l’émission La Terre au carré, de Mathieu Vidard, sur France Inter.
La mégabassine de Mauzé-sur-le-Mignon (Deux-Sèvres) se dresse sur la plaine poitevine comme un château fort en place de château d’eau. Au-dessus des 2 mètres de talus, une première rangée de grillages surmontés de fils barbelés, un fossé puis une seconde clôture au sommet coupant dont les angles sont coiffés de caméras balayant la D101 qui relie Val-du-Mignon à la nationale. Une surveillance qui ne laisse rien passer : lors de notre visite le 27 novembre dernier, une camionnette de gendarmerie a rejoint notre stationnement devant le portail moins de cinq minutes après notre arrivée pour contrôler notre identité.
Nous sommes loin des promesses du «projet de territoire du bassin de la Sèvre niortaise — Marais poitevin» qui a initié le projet des retenues d’eau, popularisées depuis sous le nom de «mégabassines».
La démarche devait proposer un modèle agricole plus respectueux des milieux et des habitants. Elle s’est muée en une «guerre de l’eau», avec la boue des Deux-Sèvres pour tranchées, des procès en série et une violence institutionnelle et politique culminant aux abords du chantier de Sainte-Soline, le 25 mars 2023 : le déploiement hors de proportion des forces de sécurité et l’usage indiscriminé d’armes de guerre avait blessé, parfois gravement, des centaines d’opposants et opposantes pacifiques. Mais quel projet agricole a-t-on ainsi défendu?
Notre enquête met à mal les arguments des partisans des mégabassines qui disent défendre une agriculture locale visant à maintenir l’élevage. L’analyse de données administratives, agricoles et économiques montre un lien étroit entre les projets de bassines et une filière céréalière omniprésente dans la région, majoritairement tournée vers le marché international via le port céréalier de La Rochelle, en Charente-Maritime.
À chaque occasion de communiquer, les membres de la Coopérative de l’eau 79, maître d’ouvrage des bassines, montrent veaux aux yeux tendres, rieuses biquettes et placides laitières. Que ce soit pour un article sur l’usage de l’eau de la mégabassine de Mauzé-sur-le-Mignon ou lors du procès de neuf militants antibassines à Niort le 28 novembre dernier, les responsables du projet appellent systématiquement des éleveurs pour témoigner. Une façon de s’inscrire dans une histoire agricole locale dont se font encore écho certaines appellations d’origine contrôlée (AOP) — Surgères, en Charente-Maritime, baratte son beurre réputé non loin.
La liste complète des exploitants raccordés n’a jamais été fournie. Le seul document faisant référence en la matière est l’arrêté préfectoral du 20 juillet 2020 par le préfet des Deux-Sèvres. Tenant compte du protocole et du jugement au tribunal administratif de Poitiers du 27 mai 2021, ce document liste en annexe 4 les raccordements aux seize bassines autorisées. Pas de nom d’entreprise agricole ici, mais des numéros «BSS», soit les identifiants des ouvrages souterrains d’adduction d’eau. Pour obtenir une liste des entreprises, nous avons croisé ces données avec la liste des prélèvements d’eau établie par l’Organisme unique de gestion de l’eau (OUGC) que Reporterre a pu se procurer.
Les principales exploitations intéressées par les mégabassines sont les grandes céréalières
À partir des 179 numéros de BSS relevés sur l’arrêté, nous avons pu identifier soixante entreprises agricoles irrigantes. La base Sirene de l’Insee, recensant l’intégralité des entreprises françaises, nous a permis de lister les activités principales de ces sociétés. Le décompte est sans appel : trente-deux affichent la «culture de céréales» comme activité principale, quatorze «culture et élevage associés», six «élevages de vaches laitières» suivent, trois «élevages bovins», autant élevant ovins et caprins et deux «élevages de volailles». Autrement dit, la majorité des exploitations intéressées sont les grandes céréalières.
Et d’autant plus que les «culture et élevage associés» en font le plus souvent partie, comme le note un adhérent local de la Confédération paysanne sous anonymat : «Souvent, quand un agriculteur du coin déclare des cultures associées, c’est beaucoup de céréales et quelques animaux.»
Cette place majoritaire des céréales n’a rien de surprenant dans la région. Mené par l’agglomération de Niort, où se situe la majeure partie des bassines, et la communauté de communes Haut Val de Sèvre voisine, le projet alimentaire territorial (PAT) visant à rendre les capacités agricoles du territoire plus proches des besoins des populations locales a établi un diagnostic éloquent : les céréales et oléoprotéagineux (tournesol, colza, pois, etc.) occupent 79% de la surface agricole utile.
Un paysage jaune-vert-brun (blé-épis de maïs-tournesol), fruit d’une transformation longue et profonde. «Les recensements agricoles entre 1970 et 2020 permettent de constater un retournement des prairies au profit des grandes cultures», dit Emmanuel Martin, de la direction régionale des affaires agricoles et forestières (Draaf) Nouvelle-Aquitaine. En 2020, la seule ancienne région Poitou-Charentes produisait 10,5 millions de tonnes de céréales. Mais qu’advient-il de ces montagnes de grains?
Le grenier du port de La Rochelle
19 octobre, 5 h 25, gare de La Rochelle. Le quai 1 est bordé par un mur de plusieurs centaines de mètres de wagons bleus nuit. Frappés du logo de la société de transport ferroviaire VTG, ils patientent avant d’en rejoindre d’autres, dont bon nombre sont siglés Soufflet, sur un axe ferroviaire dédié traversant la Ville blanche d’est en ouest. À qui serait tenté de jeter un œil, des panneaux mettent en garde : «Accès réglementé : limites portuaires de sûreté.» Car nous sommes déjà dans le port.
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D’après le numéro de février 2023 du magazine édité par le port, L’Escale Atlantique, 12,8% des marchandises du port de La Rochelle transitent ainsi par le rail, le reste par la route. Pour qui s’intéresse aux produits exportés, le pluriel est superflu : «Pas d’autre marchandise à l’export que les céréales», confirme à Reporterre le service communication du port. Leur provenance demeure floue : dans les documents fournis, la zone d’approvisionnement pour les céréales (ou «hinterland») couvre tout l’ouest de la France jusqu’à Orléans, à l’exception de la Bretagne et de la Normandie! Les services des douanes ne nous ont pas donné plus de précisions.
70% des céréales de l’ancienne Poitou-Charentes sont exportées par La Rochelle
De nombreuses données confirment cependant que l’ex-région Poitou-Charentes approvisionne massivement les silos du port. Le diagnostic du PAT de l’agglomération de Niort évalue ainsi à 50% la part des céréales exportées. En 2020, la Draaf avançait un chiffre de 4,8 millions de tonnes venant de l’ancienne Poitou-Charentes sur 10,5 millions exportées, «principalement par la mer».
Les acteurs de la filière avancent des chiffres bien supérieurs. Un membre de la commission de contrôle scientifique des bassines estime auprès de Reporterre que «70% des céréales» de l’ancienne Poitou-Charentes sont exportées par La Rochelle. Un participant aux réunions de la commission développement durable du port rapporte qu’un opérateur clame que «80% du blé de Poitou-Charentes part par La Rochelle». Les autres témoignages que nous avons recueillis, que ce soit du côté agricole, industriel ou scientifique, avancent le même ordre de grandeur.
Le développement du port se confond avec celui de la filière céréalière. En témoigne le diagnostic Objectif 2040, document de travail que nous avons pu consulter, réalisé en 2017 en vue du projet Port Horizon 2025 récemment adopté. 2017, année de la signature du protocole préalable aux bassines.
«En France et notamment sur l’hinterland du port de La Rochelle, l’augmentation de la production est poussée par une reconversion de surfaces destinées à l’élevage vers la culture du blé destinée à l’exportation», indique le document avant d’observer : «Les ressources en eau sont suffisantes pour les besoins actuels et futurs de l’agriculture, mais le changement climatique est un facteur de risque majeur.»
Parmi les volets clés de Port Horizon 2025, le rendre plus profond constitue un des chantiers majeurs. La motivation principale invoquée : faire de La Rochelle le cœur de la logistique pour l’éolien en mer. Les opposants dénoncent une autre visée : ouvrir l’accès à des navires céréaliers de plus fort tonnage.
Des puissants de l’agriculture intéressés par les mégabassines
Si les tours de la Chaîne et de Saint-Nicolas encadrant le goulet du Vieux-Port se sont imposées comme symbole de la ville de La Rochelle, deux autres édifices emblématiques dominent la vie économique de son port industriel. De part et d’autre du Grand Port, les silos de Soufflet, au sud, et ceux de l’opérateur Sica-Atlantique, au nord, totalisent près d’un demi-million de tonnes de capacité de stockage de céréales en attente d’un vraquier.
Ces deux entreprises gèrent l’intégralité des activités d’exportation céréalières de La Rochelle. Soit, en 2022, 4 millions de tonnes de blé et maïs, agrémentées d’un peu d’orge, expédiées en Afrique du Nord (Algérie, Tunisie, Maroc, Égypte), Afrique de l’Ouest et Chine. Les expéditions européennes partent du complexe portuaire de Rochefort-Tonnay-Charente, dans l’estuaire de la Charente, une demi-heure de camion plus au sud.
La première, Soufflet, appartient au géant national InVivo et maille largement le territoire. Côté terre, Soufflet Atlantique contractualise, surtout en Charente-Maritime, Vendée et Deux-Sèvres. Côté mer, la Socomac gère les silos dont un, inauguré en mars 2023, a augmenté de 60 000 tonnes (soit de 50%) ses capacités de stockage.
Mais elle reste minoritaire face à la «Sica». Le métier de ce gros opérateur se concentre sur le port : réceptionner les grains, les stocker, les déplacer et les charger sur les cargos. Son capital l’inscrit cependant profondément dans l’arrière-pays rochelais. Aux côtés du président, Louis Tercinier, et du directeur général, Vincent Poudevigne, une quinzaine d’administrateurs dont les noms siglent les silos à travers la plaine : les coopératives régionales Océalia (Deux-Sèvres), Terre Atlantique (Charente-Maritime), le géant InVivo et une poignée d’autres dirigent cette entreprise aux côtés de la chambre interdépartementale d’agriculture Charente-Maritime Deux-Sèvres. Autant de puissants acteurs intéressés par les mégabassines et le fait de «nourrir et cela au-delà de nos frontières», comme le formule Jean-Yves Moizant, président de Terre Atlantique, dans le procès verbal de l’assemblée générale de la coopérative en 2022.
Mais ces géants de l’agriculture régionale ne se réunissent pas qu’au port de La Rochelle. Le 18 décembre 2018, certains avaient envoyé un représentant à la préfecture des Deux-Sèvres, à Niort. L’invitation venait de la préfète de l’époque : ces gros acteurs agricoles étaient convoqués pour signer le protocole des retenues d’eaux des Deux-Sèvres, l’acte de naissance des mégabassines. C’est ce que nous vous racontons dans le deuxième volet de cette enquête, à lire ici.
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