Changer les aides publiques, leurs critères et leur contrôle pour changer le rôle des entreprises (vidéo)

Ndlr de Mac: Un article pour une meilleure compréhension du système d’aides publiques aux entreprises ou comment l’argent public est détourné. Pour combattre aussi les détracteurs qui remettent en cause les 211 milliards versés. La dette n’est pas de la faute des citoyens-nes… A diffuser et mettre entre toutes les mains!

Alain Morin

À nouveau, à l’occasion de la commission d’enquête[1] du Sénat sur l‘utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, la question du contrôle et de l’efficacité de ces aides fait l’actualité.

Jour après jour, son rapporteur, Fabien Gay, sénateur communiste, a dénoncé les scandales des multinationales qui s’en repaissent tout en versant de généreux dividendes à leurs actionnaires, en rachetant leurs propres actions, voire même en supprimant des milliers d’emplois.

L’Humanité a rapporté quotidiennement des cas d’entreprise, relayé ces événements et en a fait ce qui devient une grande campagne politique… que nous pouvons mieux politiser.

Michelin : “En 2023 a cumulé 113 millions d’euros d’aides publiques… Malgré un versement de 1,4 milliard d’euros de dividendes, et un plan de rachat d’actions, Michelin veut licencier plus de 1 200 salariés en France”. L’Humanité du 20 mars 2025. ST Microélectronics “5 milliards d’argent public, 200 millions de dividendes et 3000 licenciements : que se passe-t-il chez ST Microélectronics ?” L’Humanité du 9 avril 2025. Carrefour : “En 2018, le groupe de la grande distribution touche 350 millions d’euros de diverses aides publiques – principalement des exonérations de cotisations sur la masse salariale – pour un effectif de 109 000 salariés. En 2024, il bénéficie d’un montant quasi similaire 330 millions d’euros. Sauf que dans l’intervalle, les effectifs eux sont tombés à… 85 000 salariés.”. L’Humanité du 11 avril 2025.

L’utilisation de l’argent : un combat communiste ….

Depuis les années 1980, ce sujet est au cœur du combat des communistes. Ainsi, en septembre 1995, le Val-de-Marne, à l’issue d’une longue bataille, est le premier département à instituer une Commission du contrôle des fonds publics.

Animée par un réseau national de militants et d’élus communistes, de syndicalistes CGT et CFDT, cette bataille fut ensuite relayée au sein des conseils régionaux, où, là encore à l’initiative des élus communistes, des commissions régionales furent mises en place, en-dehors de toute loi les y contraignant. Ce fut la région Centre qui initia la première sous l’impulsion de Jean-Michel Bodin, bientôt suivie des régions Île-de-France, Auvergne, Champagne-Ardenne, Aquitaine…

La campagne et les initiatives des députés et sénateurs communistes aboutissent même à faire adopter la loi n°2001-7 du 4 janvier 2001 relative au contrôle des fonds publics accordés aux entreprises [2]. Ce texte institue une commission nationale et 22 commissions régionales ; y siègent les représentants des syndicats, le patronat, les chômeurs, l’administration ; Daniel Paul, député communiste de Seine Maritime, est désigné par l’Assemblée nationale pour la représenter à la Commission nationale. Jean-Louis. Levet et le Commissariat au plan en assurent la mise en place et le fonctionnement.

Le gouvernement Jospin et le ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie Laurent Fabius retardent le plus possible la publication des décrets d’application, seule à même de mettre en place ces commissions[3]. Et à peine avaient-elles été mises en place que la droite revenue au pouvoir, avec le gouvernement Raffarin, aux ordres du MEDEF, s’est empressée de voter l’abrogation de la loi, le 31 décembre 2002. En pleine période de Noël,[4] l’insuffisance de la mobilisation parlementaire de la gauche et des réactions politiques et syndicales, malgré la dénonciation de ce scandale par L’Humanité et par Le Monde[5], a permis que ce mauvais coup de la droite se réalise.

Cette démarche constante des militants et des élus communistes puise ses racines dans une dialectique entre les luttes concrètes et les apports théoriques de Marx, ainsi que les développements de Paul Boccara, notamment du Capital pour le premier et sur les mécanismes du capitalisme monopoliste d’État et l’élaboration de nouveaux critères de gestion des entreprises pour le second.

En effet, les aides publiques sous différentes formes (exonérations sociales et fiscales, subventions, prises de participation dans le capital d’entreprises, garanties d’emprunt, bonification publique du crédit bancaire…) ont été largement mobilisées mais pour favoriser l’accumulation et la rentabilisation du capital, comme tentative de réponse réactionnaire à la crise du capitalisme, de récession en récession, depuis le tournant de longue période du début des années 1970.

Et au-delà …

Aujourd’hui, cette bataille est aussi devenue une priorité des syndicats et figure au premier plan de leurs revendications. Elle est un des points majeurs de l’unité intersyndicale confédérale. Les confédérations mettent en avant l’exigence de contrôle sur la base de critères et posent, de fait, mais pas toujours explicitement, la question de conquérir de nouveaux droits d’intervention pour les salariés dans la gestion des entreprises ainsi que la création d’institutions nouvelles pour ces contrôles et pour l’évaluation de leur efficacité. Même si certaines portent l’exigence de transparence et de critère d’efficacité sociale comme en attestent l’avis du CESE[6] initié par la CGT et voté à l’unanimité, appelant à « enrichir l’information publique sur les crédits accordés aux PME/TPE et organiser des conférences annuelles régionales et nationales, avec les CESER et le CESE, sur le suivi de ces crédits, des investissements qu’ils ont permis de réaliser et leurs effets notamment sur l’emploi et la valeur ajoutée » ou l’intervention du représentant de la CFE-CGC se référant explicitement à la loi communiste de 2001 devant la commission d’enquête[7].

De même sont reprises dans les conclusions d’un article intitulé « Aides publiques aux entreprises : un état des lieux» publié par Vie-publique.fr, certains principes qui figuraient dans cette loi tels que « une aide publique doit correspondre à un objectif politique clair, rendu public ; une aide doit s’accompagner de modalités de suivi et de contrôle ; toute aide publique fait l’objet d’une évaluation périodique qui est rendue publique ». En effet, le besoin de transparence, de publicité d’un débat sur leur efficacité, et de la permanence du suivi et de l’évaluation y sont repris, mais demeurant technocratique et sans l’approche décentralisée et démocratique portée par le PCF.

Sortir de l’opacité des aides mais aussi favoriser le débat sur leur efficacité.

« De combien parle-t-on ? Rien qu’obtenir le montant annuel des aides publiques perçu par les entreprises relève de la gageure… Les 200, voire 250 milliards semblaient mettre tout le monde d’accord [les membres de la commission d’enquête]… Il existe 2 000 dispositifs, personne n’a de vision globale, on ne sait pas précisément où on en est, aide par aide et personne ne s’y intéresse précisément »… [8]. Tels sont les propos tenus à cette séance de la commission sénatoriale, rapportés par Pierric Marissal dans un article de l’Humanité.

Ils illustrent l’opacité et la complexité d’un système bénéficiant en premier lieu aux grands groupes, et surtout à leurs profits.

Non seulement il y a une multiplicité des dispositifs, mais il y a aussi une multiplicité d’institutions les attribuant et les gérant (Urssaf, DGFIP, ADEME, CNC, France 2030, conseils régionaux, conseils départementaux, agglomérations de communes…).

Pour y voir plus clair, la proposition de « création d’un tableau général indiquant quelle grande entreprise touche quoi »[9], est évoquée dans la commission du Sénat, mais elle se heurte au secret fiscal et à celui des affaires, selon l’administration qui oppose son refus total. Cette démarche qui avait déjà été évoquée lors de l’élaboration de la loi du 4 janvier 2001 n’avait cependant pas été retenue pour éviter une interprétation limitant l’information à la présentation restrictive d’un tableau recensant les montants globaux et les moyens en fonction des effectifs des entreprises.

Une autre démarche avait été promue. Elle y proposait de réaliser chaque année un « bilan d’ensemble par région des aides publiques attribuées aux entreprises, par nature et montant des aides ; un état des contrôles effectués par les autorités et les organismes compétents ; une information précise sur les suites données à ces contrôles qui doit être l’affaire de tous les acteurs »[10].

Pour mettre en œuvre ces objectifs, les commissions régionales et la commission nationale pouvaient s’appuyer sur les préconisations et les moyens ouverts par la loi, notamment :

l’association des acteurs de terrain[11] ;

  • le droit de contrôle de toutes les aides : qu’elles soient nationales, européennes ou d’origine locale (région, département, commune, communauté de communes) ou encore des établissements publics ;
  • avec des critères d’évaluation qui intègrent l’emploi stable et la formation qualifiante, mais aussi les équilibres territoriaux [auxquels il faudrait aujourd’hui ajouter ceux de l’environnement] ;
  • un nouveau droit de saisine de la commission régionale ou de la commission nationale par les représentants des salariés et des chômeurs, les maires des sites concernés sur des dossiers concrets ;
  • des moyens pour engager une procédure de sanction.[12]
  • un nouveau droit de proposition d’objectif de création d’emploi pour les salariés et leurs organisations syndicales, qui constitue une innovation dans notre droit du travail.
  • la réactivation de droits inutilisés[13] ;
  • l’instauration possible d’un débat national et décentralisé annuel [14]sur les politiques de l’emploi et sur l’utilisation des fonds publics.

Ces novations visaient à nourrir un débat national sur les questions économiques et sociales, pour modifier ou supprimer les dispositifs ne répondant pas aux objectifs fixés et à en promouvoir de nouveaux plus efficaces.

L’ambivalence des aides publiques attribuées aux entreprises

Cette expérience peut évidemment être profitable à tous les acteurs sociaux dans le contexte actuel caractérisé par une amplification sans précédent des aides publiques aux entreprises.

Leurs faibles résultats par rapport aux objectifs mis en avant politiquement conduisent certains à promouvoir l’abandon de toute politique d’aides publiques aux entreprises. En outre, les objectifs mis en avant politiquement sont rarement dans les critères précis des aides. Par exemple, les exonérations de cotisations sociales sont censées être pratiquées pour créer des emplois, mais le critère que la loi leur demande de respecter n’est pas celui-ci, c’est ― pour l’essentiel de ces aides ― de pratiquer de bas salaires (inférieur à 1,6 SMIC brut).

Mais préconiser leur abandon immédiat et sec serait ignorer à quel point les entreprises en sont aujourd’hui dépendantes dans le cadre de la logique régressive répondant à l’exigence de rentabilité financière imposée par le capital financiarisé.

Plutôt qu’un tel abandon, il faut que les instruments de la politique économique (aides publiques, fiscalité, crédit…) aujourd’hui au service du capital soient réorientés pour une efficacité économique et sociale nouvelle. Concernant les dispositifs d’aides publiques, certains devront être abandonnés progressivement et d’autres mis en œuvre pour une autre logique, donc avec d’autres critères.

C’est pourquoi il faut évaluer chaque dispositif (exonérations sociale et fiscale, subvention, prise de participation dans le capital d’entreprise, garantie d’emprunt, bonification publique de crédit, …) selon des critères d’efficacité économique et sociale précis qui ne doivent pas être ceux de la rentabilité financière.

De nombreux travaux de la commission économique du PCF en ont fait la critique et proposé des réorientations, des transformations ou abandons de ces dispositifs.

1 – Abandon progressif des exonérations de cotisations sociales patronales et réforme de la cotisation.

Les exonérations de cotisations sociales, comme les réductions d’impôts, sont des prélèvements sur les profits des entreprises provenant des richesses créées par les salariés. Baisser ces prélèvements, c’est réduire les ressources qui, en finançant la sécu et les services publics, bénéficient à toute la société. C’est aussi soutenir le profit des entreprises.

Les exonérations de cotisations sociales patronales dégressives, mises en place à partir de 1993 par le gouvernement Balladur et perpétuées jusqu’à nos jours avec des changements à la marge ont eu un fort impact structurel.

En effet, ces exonérations étant maximum au niveau du SMIC et diminuant jusqu’à atteindre 0 au niveau 1,6 SMIC ont été une forte incitation à recourir massivement aux bas salaires. Fondamentalement, elles incitent les entreprises à pratiquer de bas salaires et à une « smicardisation », car plus une entreprise a des salaires autour du SMIC, plus elle touche d’aide. Et si elle accroît les salaires, elle risque de perdre les aides ! C’est la « trappe à bas salaires » : on est piégé, enfermé, dans les bas salaires. Cela a eu de multiples effets : freinage de la dépense salariale conduisant déprimer la demande aux entreprises contre la croissance. Mais aussi la formation et la qualification ont été découragées par ces mesures, conduisant à une perte de compétence et à un recul de la qualité de l’offre des entreprises, et même à la baisse des investissements matériels faute de qualification, à la montée des profits contre les salaires et les cotisations sociales avec la déformation du partage de la valeur ajoutée, à l’investissement à l’étranger et aux placements financiers…

Cela a favorisé le développement des marchés financiers, des multinationales et démultiplié les opérations de fusion-acquisition au détriment de l’industrie française.

Si, pour le capital, ces exonérations ont été efficaces pour baisser le prix de la force de travail en France et relever ses profits, elles ont contribué à la destruction des services publics et à toutes les régressions économiques et sociales.

C’est pourquoi il faut progressivement sortir de ce dispositif régressif, coûteux pour l’État (car celui-ci doit en compenser une partie auprès de la Sécurité sociale au détriment de ses autres dépenses publiques) et pour la Sécu (car une partie reste à sa charge). Il faut, au contraire, adopter une réforme des cotisations sociales, reposant sur une modulation des taux de cotisation favorisant l’emploi, la formation, les salaires (et donc les bases des prélèvements publics et sociaux) tout en freinant le coût du capital matériel et financier.

Elles représentent une dépense de l’ordre de 82 milliards d’euros par l’État[15] (rapport Bozio-Wasmer)

2 – Les exonération fiscales par le système du crédit d’impôt appellent un examen approfondi

Les exonérations fiscales par crédit d’impôt sont nombreuses et assez diverses. De nombreuses études ont montré que ce système est très coûteux, opaque, hors de tout contrôle.

Principales procédures de crédit d’impôt

  • Crédit d’impôt recherche (CIR)
  • Crédit impôt innovation (Cll)
  • Crédit d’impôt en faveur de la recherche collaborative
  • Remboursement de crédit de TVA
  • Crédit d’impôt pour la formation des dirigeants d’entreprise
  • Crédit d’impôt famille (CIF)
  • Crédit d’impôt pour la création de jeux vidéo
  • Crédit d’impôt en faveur des métiers d’arts
  • Mécénat d’entreprise et dons aux associations
  • Le statut de jeune entreprise innovante

Ainsi, le scandale des gâchis du crédit d’impôt recherche est si grand que la droite sénatoriale avait déjà empêché, en 2015, la publication du rapport de la commission d’enquête du Sénat sur ce sujet initiée par le groupe communiste (sa rapporteure était Brigitte Gonthier-Maurin). Il y a deux types de problèmes : le fonctionnement qui repose sur un détournement considérable de l’objet des fonds, mais aussi, depuis sa réforme de 2008, ses critères.

D’une part, la publication de nombreux témoignages de salariés avaient permis de constater l’ampleur de la gabegie de fonds publics. Le collectif des précaires de Montpellier, par exemple, en avait conclu le besoin d’une profonde transformation : « nous tirons la conclusion qu »un dégraissage massif peut être fait du CIR, qui ne rogne pas, voire au contraire augmente les crédits d »impôts aux entreprises qui en ont vraiment besoin pour .investir à long terme sur l »innovation, et qui permette de dégager par l »imposition une masse budgétaire suffisante pour abonder les caisses de la recherche publique et des universités, qui sont en état critique (à l »exception de « centres d »excellence » dûment choisis par l »administration main dans la main avec les industriels). Mais cela voudrait dire, il convient d »en avoir conscience, un changement radical dans la politique fiscale menée par l »État français ces trente dernières années… »[16].

D’autre part,le critère d’attribution du CIR n’est pas de faire des dépenses de recherche ! Il est de stocker de la R&D encore amortissable. C’est-à-dire de faire apparaître en capital, en France, des dépenses éventuellement réalisées ailleurs ! C’est doublement pervers : il est attribué même si les dépenses de R&D n’augmentent pas, il pousse à inscrire la R&D en capital, comme actifs financiers, donc à dégager plus de profit contre les dépenses de qualifications, d’embauche, etc., afin de rentabiliser ce qui figure au bilan comme un capital supplémentaire. Sans oublier que les redevances reçues de l’utilisation des brevets, capitalisés au bilan en France (droits de propriété intellectuelle), sont des profits qui bénéficient d’une sous-taxation à 10 % au lieu de 25 % pour le reste des profits, incitation qui se cumule avec le CIR.

L’ensemble des crédits d’impôt mériteraient un tel examen et de profondes réorientations. Pour les communistes, une telle transformation serait centrée en premier lieu sur une réforme radicale de l’impôt sur les sociétés avec une modulation des taux d’imposition de l’IS : « une réforme fiscale d’ampleur doit être conduite, notamment de la fiscalité des entreprises pour les inciter/pénaliser à utiliser leurs bénéfices pour des investissements favorisant l’emploi, les productions écologiques, pour les articuler à un développement harmonieux des territoires sur lesquels elles agissent et desquels elles reçoivent un certain nombre de services et d’aménagements »[17]

3 – Le financement des investissements par des subventions : une béquille pour le capital

En principe interdites par les traités européens, ces aides publiques signent leur retour.

Face à l’offensive américaine de soutien massif de son industrie entamée par Biden avec l’IRA (Inflation Reduction Act), Bruno Le Maire et son homologue allemand Robert Habeck avaient déjà appelé la Commission européenne à la riposte : « Nous devons mener des efforts européens pour sécuriser les bases industrielles de l’Europe, en particulier les industries vertes critiques ». Ils demandaient un assouplissement des règles européennes qui régissent des subventions aux entreprises : « Les règles existantes sur les aides d’État pourraient être plus souples dans le domaine des technologies de transformation »… Ils appellent à « expérimenter des subventions ciblées et des crédits d’impôts dans les secteurs industriels clés »[18].C’est-à-dire l’armement, l’énergie, les technologies de la transition écologiques. Un ciblage selon les secteurs, mais pas selon les contenus (capacités humaines versus accumulation du capital).

Les aides directes comme les subventions aux investissements apportent des ressources qui fonctionnent comme du capital, exploitant de la force de travail, mais qui ne demanderont pas de rémunération, et permettront ainsi de relever le taux de profit du capital privé.

Il faut un investissement, mais d’un tout autre type : au lieu des gâchis du capital et de la surexploitation, venant du fait que l’investissement se fait contre l’emploi, il faut développer l’emploi efficace, de qualité. C’est pourquoi, à un tel financement public ne visant que la rentabilité financière, Paul Boccara a opposé un dispositif alternatif : un crédit bonifié pour des investissements matériels et de recherche à long terme[19], mais avec des conditions portant sur l’emploi. La modulation se ferait en fonction de critères du nombre d’emplois créés ou de mises en formation, ainsi que de la valeur ajoutée créée. La modulation serait prise en charge par une aide publique.

Un programme européen de crédit bonifié pour les PME a été mis en œuvre en 1994. Il a fait l’objet d’un rapport de la Commission européenne au Conseil et au Parlement européen[20]. Celui-ci a évalué ce dispositif d’aide à la création d’emplois reposant sur des baisses de charges financières, réalisées par des bonifications

Ce mécanisme instaure une sélectivité par la création d’emplois, mais aussi en fonction de la situation du chômage du pays concerné avec un critère spécifique pour le calcul de la dotation d’aide attribuée par pays. Ce mécanisme s’est avéré très efficace en termes de résultats (nombre d’emplois créés/coûts en aides publiques) par rapport aux autres dispositifs d’incitation à la création d’emploi, notamment sur ceux fondés sur la baisse des coûts salariaux.

Ainsi, sur six ans, avec la dépense publique moyenne pour la création de 1 emploi avec le dispositif « Aubry I » (107 500 euros), d’exonérations de cotisations sociales pour les 35h, il aurait été possible de financer 70 créations d’emplois du dispositif PME[21].

Sur la base du constat de l’efficacité du crédit bonifié au service de l’emploi et de la création de richesses, sur proposition de Frédéric Boccara le CESE a adopté en 2017 un avis préconisant de le mettre en œuvre pour les PME/TPE en reconvertissant les aides aux exonérations de cotisation sociales :[22]

4 – garantie d’emprunt :

Les garanties d’emprunt de l’État, en minimisant les risques pour les banques, permettent aux entreprises d’accéder à des crédits à des taux maitrisés. Lors de la crise du Covid, 145 milliards de prêts garantis par l’État ont été souscrits par 800 000 entreprises avec une garantie de 90  % de l’État. Cette mesure a permis de préserver les emplois et les compétences dans une période où l’activité était arrêtée ou freinée. Les entreprises se sont endettées à des taux entre 1 % et 2 %. Selon Les Echos, 5 ans après il reste 38,4 milliards à rembourser dans un contexte de fortes défaillances d’entreprises tandis que l’échéance de remboursement est fixée à 2026. Les estimations du coût brut pour l’État lié aux défaillances s’élèveraient à 6,4 milliards d’euros bruts, soit 3,5 milliards d’euros nets (compensés en partie par 2,9 milliards d’euros de primes de garantie perçues)[23].

Comme le crédit bonifié, la garantie d’emprunt est un dispositif efficace, mais à condition qu’il soit mis au service de projets créateurs de valeur ajoutée, donc de croissance permettant aux entreprises de supporter les charges de cette dette.

5 – Prises de participation de l’État au capital d’entreprise pour la rentabilité financière ou pour la socialisation de leur gestion, avec des nationalisations, pour une efficacité sociale ?

Actuellement l’Etat est présent dans le capital de 83 entreprises, essentiellement dans l’énergie, l’industrie, les services et la finance.

 « L’Agence des Participations de l’État (APE) incarne et exerce les missions de l’État actionnaire, dans le cadre des orientations fixées par le Gouvernement ». Son crédo est la rentabilité financière, donc un suivisme total des exigences des actionnaires majoritaires des entreprises. La doctrine de l’APE a comme premier critère la « performance : fidèles à notre vocation première de défense des intérêts patrimoniaux de l’État, nous cherchons systématiquement à rendre nos entreprises plus performantes sur les plans opérationnel et financier »[24]. C’est-à-dire la rentabilité du capital. Le rapport de l’APE se félicite ainsi d’une performance actionnariale avec un rendement de 4,6 %, meilleur que la moyenne du CAC40 (4,2  %) ! Bien sûr, cette doctrine est teintée de mixité : l’État, dit le directeur de l’APE,« occupe ainsi une place particulière là où les investisseurs privés ne peuvent ou ne veulent pas aller ». Ce qui justifie le deuxième critère, la « résilience », interprété comme la nécessité de sauvegarder des activités stratégiques, malgré les crises ; ainsi que le troisième critèreest deveiller à ce que les entreprises où l’APE est présente« soient des acteurs économiques responsables en termes sociaux et environnementaux ». Ce critère est déclinéainsi « l’APE veille à ce que les entreprises publient un bilan carbone complet sur les 3 scopes, en ligne avec les obligations du décret relatif aux émissions de gaz à effet de serre (GES) », exigence ridicule que celle de simplement respecter la réglementation… sans même un critère de diminution des émissions de GES ! C’est donc une mixité à prédominance privée et financière. Elle est réactionnaire. Le critère de rentabilité domine l’ensemble. Mais l’ambivalence affichée malgré tout peut constituer un point d’appui pour justifier de renverser la logique.

C’est une tout autre conception que les groupes de gauche du Sénat entendent promouvoir en déposant le 4 juin dernier une proposition de loi pour la nationalisation d’Arcelor Mittal. Celle-ci suivrait trois « impératifs » : « la souveraineté industrielle et énergétique, la préservation de l’emploi et de la formation, des savoir- faire grâce à la modernisation des outils de production ; le contrôle du calibrage des investissements nécessaires à la décarbonation de la production d’acier. »[25]

L’APE qui a financé les prises de participation dans EDF pour 9 milliards d’euros en 2023 et dans la SNCF pour 4 milliards d’euros en 2020 pourrait être chargée d’une telle opération pour un coût qui n’est pas encore déterminé. Cette nationalisation est soutenue par 67 % des Français[26].

Une telle nationalisation devra s’émanciper des critères de rentabilité financière, pour dépasser celles de 1981 qui, faute de cela, avaient échoué.En même temps que celle des critères, est poséela question des droits des salariés, mais aussi celle de la démocratisation de l’APE, de la transparence de son action régulière (au-delà d’un simple rapport annuel) et du débat sur le mandat confié à ses administrateurs est posée.

Changer de logique avec une autre utilisation de l’argent

La bataille pour une efficacité nouvelle des aides publiques aux entreprises doit s’inscrire dans une bataille plus large pour une autre utilisation de l’argent public, de l’argent des entreprises et de l’argent des banques pour mettre les moyens financiers au service d’objectifs de progrès social.

Cette efficacité s’oppose à la logique d’accumulation matérielle et financière capitaliste régulée par des critères de rentabilité financière, par la promotion d’une logique visant le développement des capacités humaines, le recul du coût et de la domination du capital. Ce qui appelle une bataille sur les choix de l’usage des profits des entreprises – l’argent des entreprises (pour des cotisations, pour des salaires, des embauches de la formation et pour des investissements favorisant l’emploi versus pour les dividendes et les rachats d’actions). Ce qui nécessite aussi des choix de financement des banques sur d’autres critères que ceux de la rentabilité financière en s’appuyant sur un pôle public financier.

Inscrire cette bataille sur les aides publiques dans cette perspective élargie permettrait de redonner au crédit son rôle initial d’avances en vue d’un accroissement de la valeur ajoutée par le travail contre les dérives spéculatives. Et ainsi de réduire le rôle prédateur des marchés financiers sur les entreprises. De même, l’incitation à la création d’emplois et au développement des qualifications favorise de nouveaux investissements. Ainsi, une réorientation des aides publiques sur d’autres critères peut-elle faire levier sur tous les moyens financiers à la disposition des entreprises pour relever les défis de la période.

Et d’autres institutions

Lutter contre cette logique vise à des interventions à tous les niveaux. La multiplication des aides tant nationales (État et autres institutions publiques nationales) et européennes qu’à chaque échelon du territoire, notamment des régions, des agglomérations, des départements et des communes, en renforce le besoin. La loi du 4 janvier 2001 avait montré que la création d’institutions démocratiques, décentralisées et en prise sur la réalité du terrain, avec les commissions régionales, d’une part, et une commission nationale, d’autre part, pour des moments de mise en cohérence nationale de la politique d’aide aux entreprises, était possible. Mais son abrogation illustre aussi l’intransigeance du patronat et de ses appuis politiques à toute remise en cause de leur monopole de décision sur l’utilisation de l’argent.

Pourtant, la nouvelle phase de la crise rappelle chaque jour à quel point les dispositifs actuels sont devenus intenables. Elle montre que leur mise en question est un ferment de mobilisation et de rassemblement unificateur. Nous pouvons faire percevoir que cela appelle des transformations possibles immédiatement, mais ayant une visée plus profonde, pour lesquelles les propositions communistes peuvent répondre efficacement.


[1] La commission d’enquête sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants a été créée à l’initiative du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky dans le cadre de l’article 6 bis du Règlement du Sénat, qui confère à chaque groupe un « droit de tirage » pour la création d’une commission d’enquête ou d’une mission d’information par année parlementaire.

[2] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000402686/2020-10-09/

[3] « Après le vote de loi Hue et la publication des décrets. L’urgence de son application ». Alain Morin. Economie et Politique du 31 juillet 2001. P 16.  http://www.economie-politique.org/sites/default/files/amorin.pdf

[4] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGIARTI000006321663/2002-12-31/

[5] « La loi Hue sur le contrôle des fonds publics aux entreprises est abrogée ». Jean Michel Bezat. Article du Monde du 21 décembre 2002. https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/12/27/la-loi-hue-sur-le-controle-des-fonds-publics-aux-entreprises-est-abrogee_303559_1819218.html

[6] Avis du CESE du 8 septembre 2015, Promouvoir une culture de l’évaluation des politiques publiques, Rapporteur Nasser Mansouri, conseiller CGT.

[7] « Entreprises : mieux conditionner les aides publiques et leur suivi ». Vivianne Vialard. Site internet CFE-CGC. Le 28 mars 2025. https://www.cfecgc.org/actualites/entreprises-mieux-conditionner-les-aides-publiques-et-leur-suivi

[8] « Aides aux entreprises : tout ce que l’on sait sur ce pognon de dingue (et qui risque de nous énerver » de Pierric Marissal . L’Humanité du 13 mars 2025.

[9] « Aides aux entreprises : tout ce que l’on sait sur ce pognon de dingue (et qui risque de nous énerver ,» Pierric Marissal . L’Humanité du 13 mars 2025.

[10] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000402686/2020-10-09/

[11] « Composé de représentants politiques, syndicaux et patronaux, ainsi que de personnalités qualifiées notamment du monde associatif, il sera possible, comme l’avait demandé les députés communistes, de faire siéger dans ses commissions de nouveaux acteurs sociaux tels que les représentants des associations de chômeurs. Toutefois le texte n’en faisant pas une obligation cela nécessitera que les salariés et les chômeurs l’imposent ».  Alain Morin, Économie et Politique, 31 janvier 2001.: « Fonds publics : appliquer la loi Hue » page 7. http://www.economie-politique.org/sites/default/files/page_6-10.pdf .

[12]« La loi ouvre également pour les salariés des droits nouveaux permettant d’engager des sanctions contre les entreprises irresponsables en matière d’emploi, de formation et de traitement des territoires où elles sont implantées. Ainsi l’article 5 le permet à tout comité d’entreprise ou à défaut à un délégué du personnel estimant que l’employeur ne respecte pas les engagements souscrits pour bénéficier des aides publiques, de saisir l’organisme gestionnaire de l’aide ou l’autorité compétente qui pourra décider de suspendre, de retirer ou de rembourser l’aide accordée. Si la décision relève de l’administration celle-ci devra entendre des arguments des salariés comme de l’entreprise et prendre sa décision non pas arbitraire non mais en fonction des critères précis établis par la loi. » ibidem p. 8.

[13] « il s’agit de l’article l 432-4 du code du travail de l’obligation qui est faite aux entreprises de fournir chaque année au comité d’entreprise un rapport écrit sur les aides ou les avantages financiers concéder consenti à l’entreprise par l’état, des régions et les collectivités locales et leur emploi ». ibidem p 8.

[14] [14] La loi de 2001 prévoyait que « chaque année les commissions régionales soient sollicitées pour transmettre à la commission nationale… À partir des rapports de chacun des préfets des régions concernées et des avis et des propositions des commissions régionales, la commission nationale devra établir son propre rapport qui sera transmis au parlement et rendu public. Ainsi, chaque année, à partir de ces institutions, tous les acteurs sociaux, les élus et les citoyens pourront se saisir de ces moments de débat et d’élaboration pour proposer des alternatives. La rupture avec des contrôles et les évaluations technocratiques actuelles, monopolisées par les seules administrations ou par les instances coupées de l’intervention de terrain, est nécessaire. Pour cela, le bilan annuel d’ensemble des aides publiques accordées aux entreprises de la région par nature et montant des aides ainsi que à la taille des entreprises ; un état des contrôles effectués par les autorités et organismes compétents ; une information précise sur les suites données de ces contrôles doit être l’affaire de tous les acteurs afin d’éviter une interprétation limitant l’information à la présentation restrictive d’un tableau recensant les montants globaux moyens en fonction des effectifs des entreprises. L’information doit dépasser le seul aspect statistique et, conformément à l’esprit de la loi, permettre de contrôler l’utilisation des aides en lien avec les objectifs d’emploi et de formation justifiant un tel financement ». ibidem p 7.

[15] Mémo_Sécu_n° 17, Exonérations de cotisations sociales

[16] https://www.senat.fr/travaux-parlementaires/structures-temporaires/commissions-denquete/commissions-denquete/commission-denquete-sur-la-realite-du-detournement-du-credit-dimpot-recherche-de-son-objet-et-de-ses-incidences-sur-la-situation-de-lemploi-et-de-la-recherche-dans-notre-pays/detournement-du-credit-dimpot-recherche-de-son-objet-et-de-ses-incidences-sur-la-situation-de-lemploi-et-de-la-recherche-dans-notre-pays-vos-contributions-et-temoignages.html#c37105

[17] « Budget 2025 : de multiples interrogations ». Jean Marc Durand. Économie&Politique, juillet-août 2024 p 9

[18] Vincent Collen, Ninon Renaud. Publié dans les Échos du 19 décembre 2022

[19] Un exemple de bonification d’intérêts régionale pour la création nette d’emplois ». Paul Boccara. Economie et Politique. Mars avril 2004. http://www.economie-politique.org/32217

[20] Communication de la commission relative à la procédure accélérée pour les régimes d’aide aux PME et pour les modifications des régimes existant (92/c 213/03 du 2.7.92), JO C 213 du 19.8.92, p.10.

[21] « Crédit bonifié sélectif : Plus et mieux pour l’emploi ». Alain Morin.  Economie et Politique Mars 2002. http://www.economie-politique.org/65335

[22] « Il importe ainsi d’agir en levier sur les banques en orientant le sens de leur action pour appuyer le développement des PME/TPE, y compris les entités employeuses de l’ESS, qui programment un développement de l’entreprise en lien avec un progrès de la valeur ajoutée ou de l’emploi, pour des emprunts à taux abaissés et avec des garanties raisonnables. Des Fonds régionaux viendraient bonifier (jusqu’au taux zéro) ou garantir des prêts bancaires à l’investissement matériel et immatériel selon des critères précis – l’emploi et la valeur ajoutée. La bonification du prêt, comme de la garantie, devrait tenir compte des projections présentées par l’entreprise en termes de développement, d’emploi ou de valeur ajoutée. L’effet de levier permet une action publique porteuse de sens et moins dispendieuse, tout en laissant les banques faire le travail qu’elles connaissent : avec un taux du marché autour de 2 %, un montant de 5 à 10 milliards d’euros permettrait de bonifier et de garantir autour de 50 à 100 milliards d’euros d’investissement matériel et immatériel par an pour des prêts d’une durée moyenne de 5 ans32. La dotation de ces fonds régionaux se ferait par un Fonds national, géré par BPI France avec les organisations professionnelles patronales et de salarié.e.s. La dotation pourrait provenir du budget général de l’État ou de fonds européens. Pour certains membres du CESE, cette dotation pourrait provenir d’une partie du budget actuel consacré aux exonérations de cotisations sociales ou au CICE. Le même montant bénéficierait ainsi aux entreprises, mais sous une autre forme et dans des conditions différentes. ». Extrait de l’avis adopté au CESE le 15 mars 2017.

[23]  « Cinq ans après le Covid, près de 40 milliards de prêts garantis par l’État restent à rembourser. Ingrid Feuerstein. Les  Echos du 24 03 2025.

[24] Voir le rapport d’activité 2024 de l’APE, disponible sur le site de l’APE : https://www.economie.gouv.fr/agence-participations-etat

[25] « Nationaliser Arcelor-Mittal, ce n’est pas si compliqué », Stéphane Guérard. L’Humanité du 3 juin 2025, p. 2.

[26] L’Humanité du mardi 3 juin. P1.

 


En savoir plus sur MAC

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Donnez votre avis

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.