Redécouvrir Marx peut être surprenant…
Loin du catastrophisme ambiant partons du constat le plus direct, Marx est souvent très drôle, il a la dent dure mais aussi le goût du bonheur. La correspondance de Marx est toujours l’occasion de découvrir sa personnalité moqueuse et l’infinie curiosité qui est la sienne, sa boulimie de savoir et sa générosité. Il recourt fréquemment à l’esprit méthodique d’Engels, qui a un savoir approfondi en linguistique, en mathématique et en art militaire. Engels met dans ses “expertises” plus que ce à quoi on veut le réduire, lui aussi séduit par ses qualités humaines, son savoir au service de la justice sociale. Cela donne l’Antidühring, “une somme sur le matérialisme dialectique”, contre le “scientisme” l’aliénation par la superstition qui prospérera dans le nazisme et aujourd’hui dans les réseaux sociaux. Cela donne l’apport de la comptabilité capitaliste, celle de l’entrepreneur qu’est Engels, pour aboutir aux démonstrations du Capital sur la nature objective de l’exploitation qui se situe dans un au-delà des aspects moraux… Cela donne aussi une des réflexions les plus pertinentes sur l’Afghanistan tombeau des Empires et l’ouverture sur la colonisation indienne. Et enfin, un des textes les plus fondamentaux qui est L’origine de la famille, de la propriété et de l’Etat. Engels prend très au sérieux les commandes d’expertise de son ami parce qu’il sait qu’il ne s’agit pas d’intuitions nées d’une analogie historique, il y a là une piste pour leur “œuvre” qu’il presse constamment Marx d’achever avec l’idée qu’elle est plus essentielle y compris que les discussions politiciennes. L’érudition de ces deux hommes est stupéfiante. Marx depuis sa prime jeunesse recopie des livres entiers, ce qui est sa manière de se les approprier. Comme je le signalais récemment, sa formation de juriste intervient immédiatement dans son approche philosophique pour élucider le terme de propriété et en quoi les formes juridiques de celles-ci sont-elles révélatrices ou non de la réalité de l’appropriation, celle des moyens de production. Avant même de s’initier à l’économie, il met en cause la propriété du capital souvent à partir de la forme juridique initiale en particulier à travers tout ce qui concerne le droit romain.
Et comme Marx le note dans cet échange, à travers cet éclairage, la relation entre forces productives et rapports de production et l’armée est importante pas seulement dans l’évolution des techniques mais dans les “salaires”, le salariat de l’armée romaine dans un monde esclavagiste dont on doit voir le rôle dans l’inflation monétaire et l’instabilité chronique de l’ordre romain.à sa chute, le taraude. Parce que il voit ce en quoi l’impérialisme est le marché militarisé de “la révolution industrielle”, la modernité de la canonnière, alors en parlant d’ARMY il en est déjà à l’armée britannique et à la mondialisation impérialiste à travers l’arrivée des Anglais en Inde ce qui inaugure sa réflexion sur l’impérialisme et le colonialisme… Le paradoxe de cet échange est qu’il se situe dans un moment très particulier qui ne nous parait pas totalement étranger à ce qui se passe en France et pourquoi le cacher dans l’évolution du PCF.
Toujours contextualiser les textes de Marx et Engels, de tous les révolutionnaires…
Il faut toujours contextualiser un écrit et en particulier ceux des révolutionnaires, comprendre ce qui dans le questionnement d’une époque permet déjà la construction d’une pensée dont l’universalité n’a cessé de prendre de l’ampleur et dans le cadre d’un monde multipolaire avec leleadership de la Chine en partenariat stratégique avec la Russie est en train de retrouver sa vitalité. Une lecture contextualisée est le contraire de l’inculture des réseaux sociaux avec des citations en trois lignes, le plus souvent amputées, toujours sorties de leur contexte et que l’on fait fonctionner comme des oracles ou l’hagiographie des saints de l’Almanach . C’est malheureusement souvent tout ce qui reste aujourd’hui de ce qui a été jadis grâce au PCF une formation de masse. IL suffit de relire les excellentes mémoires de Duclos pour voir la lutte qu’on dû mener les dirigeants ouvriers pour dépasser la superficialité de l’autodidacte et comment y compris les séjours en prison était l’occasion de stages “théoriques” difficiles. Tout cet acquis du parti thorezien a été bradé au même titre que l’a été l’industrie française.
La lettre date de 1857, les années 1850 sont celles d’un relatif isolement politique des deux hommes., ils sont en fait dans la maturation, celle du Capital comme celle de leur rôle dans la constitution d’un parti de masse et de classe.
Marx et Engels vivent une position apparente de repli et d’échec des révolutions de 1848, la montée du Bonapartisme. la ligue des communistes pour laquelle Marx a rédigé le Manifeste s’est autodissoute en 1852, alors même que la France qui lui inspire la lutte des classes en France base du concept de “dictature du prolétariat” encore renforcée par l’expérience de la Commune, s’est enfoncée dans le Bonapartisme. C’est la période la plus réactionnaire de la monarchie prussienne. Dans ce contexte qui est aussi celui d’une grande misère de Marx et de sa famille, Engels et lui sont en train de passer de l’Idéologie allemande et de toute leur polémique avec les jeunes hégéliens mais aussi avec Proudhon, à la “base théorique du Capital puisque c’est en 1859 qu’il achève et publie la Contribution à la critique de l’économie politique dans laquelle on trouve le fameux texte sur la contradiction entre forces productives et rapport de production et les éléments de la méthode du Capital.
Marx passe une grande partie des années 1850 à rédiger des centaines d’articles “alimentaires” sur l’actualité pour des journaux comme le New-York Tribune, tout en se livrant à des recherches approfondies en économie, histoire, politique, etc. Ses demandes d’expertise à Engels sont souvent très drôles du type: je ne sais quoi penser de cette situation, dis moi les aspects militaires, ça passe toujours.
Il faut donc lire la production des années 50 comme “alimentaire” mais aussi dans un contexte de maturation politique fondamental qu’est le Capital, une œuvre, et un positionnement politique qui prend de plus en plus de distance avec les aspects conspirationnistes du socialisme européen, un élargissement de perspective également avec les Etats-Unis et la mondialisation vers l’Asie. Mais Marx continue aussi, comme on le voit dans sa correspondance, à entretenir des liens avec les révolutionnaires du continent, ce qui donne lieu à des polémiques ouvertes ou secrètes, bien des articles pour le New-York Tribune reflètent ses polémiques qui vont prendre de l’ampleur au sein de l’Internationale des travailleurs dans laquelle Marx et Engels atteignent leur pleine maturité politique celle qui conduira à la “social démocratie”, au parti qui correspond au Capital, à sa découverte de Morgan comme de Darwin, à un marxisme dont s’emparera Lénine et qui gouvernera à la fois l’intervention politique de la classe ouvrière et une perspective “anthropologique” de l’émancipation du genre humain et l’alliance entre la classe ouvrière et les intellectuels, la culture, l’avant garde révolutionnaire s’unit grâce à des intellectuels comme Aragon avec l’avant garde politique, les communistes. Le parti de Thorez représentait ce stade de maturité de la classe ouvrière en France. Il a subi une liquidation dans le cadre de l’eurocommunisme et pourtant il demeure une exigence qui correspond à celle de la France pays de la lutte des classes. Notons que le discours de Fabien Roussel sur la défense de l’industrie s’est accompagné d’une adresse aux présidents d’université… et que tout cela a eu lieu dans une région qui a historiquement représenté un laboratoire dans ce domaine comme dans celui de la Résistance avec les maquis du Vercors mais aussi la rencontre qui paraissait impossible entre le “grand chef”, Uriage, le catholicisme passé du pétainisme dans le retour à la paysannerie, à la résistance avec les communistes mais aussi au MRP. Il ne s’agit pas du Nord et du Pas de calais mais d’une autre expérience ouvrère dans laquelle l’écologie prend un rôle important… C’est aussi désormais une zone de transit des trafics de drogue.
Contextualiser dans le présent nous fait mieux percevoir ce qui était en gestation dans le passé et qui éclaire le présent, voir l’avenir…
La réflexion sur la propriété en tant qu’appropriation réelle des moyens de production dans les armes est au cœur de la réflexion sur l’anthropologie que Marx mourant commande à Engels. Mais elle est aussi au cœur du basculement historique que nous sommes en train de vivre y compris avec la militarisation du dollar. Elle est aussi au cœur de la “nationalisation” de la production, l’étatisme par rapport à la direction économique,.
Notons “l’économie administrée“, une heureuse formule de Roussel pour donner un sens véritable à la planification dans un contexte de gestion de l’économie par la classe ouvrière, les travailleurs manuels et intellectuels avec la proposition immédiate d’une nationalisation temporaire. Les concepts de dictature du prolétariat et de collectivisme sont aujourd’hui totalement dévoyés, mais il reste toujours présent ce qu’ils élucidaient, aujourd’hui dans une France dont on a pu dire qu’elle était dominé par une anarchie étatiste républicaine, la question de l’Etat face à la bête sauvage des intérêts privés, les formes de propriété qui ont évolué et la manière dont le travail peut s’imposer au capital se pose plus que jamais.
La France se caractérise depuis 1995 par l’obstination de ses mouvements sociaux à refuser le démantèlement libéral et se heurte à l”absence de perspectives politiques. Bizarrement, dans sa débâcle politique, il est conservé l’exigence d’un parti communiste pourtant réduit à sa plus simple expression, proie des factions bourgeoises, mais dont les militants refusent de changer de nom et cet appareil qui paraissait vidé de sa substance se retrouve celui qui se retrouve en première ligne sur le front…
Le constat face à la guerre qui monte partout avec le rôle de supplétif que prend Macron, mais aussi ce qui l’accompagne la guerre sociale menée contre les couches populaires, leur abstention et leur vote pour l’extrême étant la seule voie politique offerte à leur colère, face à cela il y a le choix de candidatures communistes qui se heurtent à cette réalité là et tente d’en tirer les conséquences politiques non sans courage. Sans parler d’une satellisation groupusculaire. Bref! la catastrophe imminente sans moyen de la conjurer …
Le retour au théorique, une relecture des textes du marxisme commence à naître, non seulement dans les cercles intellectuels mais chez ceux qui ont le plus le nez dans le guidon et qui voient les limites du “socialisme municipal” dans lequel le PCF post chute de l’URSS a joué sa survie. L’assaut mené contre les politiques locales de solidarité par le gouvernement se combinent avec l’imposition via l’UE de l’économie de guerre et commence à s’imposer le constat que les compromis avec des forces de gauche qui collaborent depuis des années à ce système coupent les communistes de leur base dans le monde du travail, dans la jeunesse comme avec le mouvement du monde qui s’oppose au néocolonialisme et au bellicisme. Et plus généralement l’idée que l’on ne peut pas gagner sur ces bases là.
C’est dans ce contexte qu’on relira le discours que Fabien Roussel a prononcé à Fontaine et qui a tout de suite déclenché une réponse de Mélenchon qui marque la rupture non pas de deux hommes mais bien de celui qui n’est plus seulement le député mais accepte de devenir le secrétaire national de ce qui reste du part de Thorez avec un socialiste traditionnellement occupé à se construire une clientèle autour de son ambition personnelle en tablant sur un mouvement et pas un parti. Ce choix du PCF s’est fait à la française, le pays de la lutte des classes, celui où l’on découvre peu à peu où nous mène la combativité de ce peuple, sa forme de rationalité. On pourrait en plaisantant dire que ce peuple fait, comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, de la lutte des classes sans le savoir. Nous sommes donc dans une période dans laquelle va monter l’exigence théorique, le retour aux classiques mais dans la perspective d’aujourd’hui centré sur l’avenir et non sur la régression.
A propos des salaires et des armes, comment ne pas voir la transformation de l’armée avec un personnel déployé en opération de simple police sur le modèle du terrorisme et pour qui l’ajout d’armes au coût prohibitif ne fait pas la différence dans l’affrontement de la guerre conventionnelle… Une sorte d’illustration de la crise de suraccumulation à la fois de marchandises et du capital mort. Pourquoi y a-t-il une telle difficulté à oser dire l’inutilité de cette guerre quand ce sont les marchands d’armes et ceux qui espèrent profiter de la reconstruction qui en sont maitre du narratif. Là aussi le PCF inaugure un véritable renversement de ce qui a été des décennies de soumission politique et théorique. Il faut beaucoup de courage et Roussel n’en manque pas parce que la France est dans un pitoyable état.
A ce titre bien de ceux qui ont diffusé cet important discours de Roussel ont cherché à écarter la deuxième partie sur la sécurité c’est une erreur non seulement par raport au lieu dans lequel il est prononcé, avec les routes du trafic de drogue et si Roussel n’évacue pas la nécessité de supprimer les points de deal, il consacre une part essentielle aux moyens de lutter contre le trafic en col blanc…Il verra bientôt à quel point il se confond avec le trafic d’armes… on ne peut pas ignorer le besoin de sécurité comme celui de la dénonciation de la guerre, il faut mesurer que si cette réflexion se poursuit et accroît sa distance théorique et pratique avec les “oppositions fictives” dans lequel le besoin de sécurité du peuple français est idéologiquement enfermé il y a les chemins les plus balisés par le marxisme qui mènent vers la nécessité du socialisme comme seule alternative au fascisme.
Et là il me vient le souvenir d’une autre des lettres célèbre de Marx à J.Weydemer, son éditeur, dans laquelle il dit à peu près : les braves gens ne connaissent des antagonismes de classe que ce qui en existe sous la forme que la bourgeoisie a patiemment construite. C’est dans cette lettre qu’il propose de relire toute la littérature des économistes du capital qui sont bien plus “crus” sur la question de la lutte des classes que tous les progressistes qui s’engouffrent dans des oppositions construites idéologiquement par la dite bourgeoisie et les partis qui la représentent. Et qui de ce fait n’ont aucune conscience de la dictature de la bourgeoisie et de la nécessité d’un parti qui substituera à la dictature de la bourgeoisie celle du prolétariat (dictature qui n’est pas le despotisme) mais la manière d”endiguer, d’abolir l’exercice permanent de la répression et de la guerre de la bourgeoisie. Ce que Lénine reprend dans le Que faire ?
Enfin Roussel a choisi de ne pas se conformer à ce que le politico-médiatique recelait d’ornières avec des oppositions fictives construites idéologiquement sur la sécurité, sur l’immigration devenue la seule menace qui péserait sur les services publics, sur les salaires. L’entretien des divisions et une paix royale garantie aux monopoles financiarisés et aux marchandes d’armes… Macron, la droite, le RN et Mélenchon qui construit lui aussi son clientélisme en vue des présidentielles surfent tous sur ces oppositions fictives qui expriment et rendent opaque la lutte des classe qui monte en France comme internationalement.
Hier il a été question de la rupture idéologique que favorisait l’analogie historique, elle nous permet de voir l’origine historique de ce qui nous parait aujourd’hui naturel dans ces “formes construites” de l’antagonisme de classe en nous incitant à l’approfondissement. sur ce qui est et même une véritable connaissance du passé. La forme achevée d’aujourd’hui donnant au contraire leur sens aux formes embryonnaires du passé.
Danielle Bleitrach
Lettre à Engels
Karl Marx
25 septembre 1857
Londres, le 25 septembre 1857.
… Ton « Army1 » est excellente ; mais ses proportions m’ont consterné, en raison du mal qu’a pu te faire tant de travail. Si j’avais su que tu travaillerais jusque tard dans la nuit, j’aurais envoyé toute l’affaire au diable.
… L’histoire de l’army fait mieux que n’importe quoi ressortir la justesse de notre façon de voir la liaison des forces productives et des rapports sociaux. En général, l’armée est importante pour le développement économique. Par exemple, c’est tout d’abord dans l’armée que nous trouvons le salaire complétement développé chez les anciens. De même, chez les Romains le peculium castrense2 est la première forme juridique où se trouve reconnue la propriété mobilière de celui qui n’est pas père de famille. De même, le régime corporatif dans l’organisation des fabri3. De même, la première application en grand des machines. Même la valeur particulière des métaux et leur emploi comme argent semblent, une fois passé l’âge de pierre de Grimm, reposer à l’origine sur leur importance pour la guerre. C’est également dans les armées que la division du travail au sein d’une branche fut tout d’abord instaurée. Toute l’histoire des formes de la société bourgeoise s’y trouve résumée de façon frappante. Si tu en trouves jamais le temps, c’est de ce point de vue qu’il faudra, un jour, élaborer la question.
Les seuls points omis, selon moi, dans ton exposé, sont les suivants : 1° La première apparition d’une armée de mercenaires, en grand et d’un seul coup, chez les Carthaginois (je consulterai pour notre usage personnel le travail qu’un Berlinois a consacré à l’armée carthaginoise et dont j’ai eu connaissance dernièrement. 2° Le développement de l’art militaire en Italie au XVe et au début du XVIe siècle. C’est là qu’ont été élaborées les ruses tactiques. Au fait, l’histoire de Florence de Machiavel contient une description fort amusante de la manière dont combattaient les condottieri4. Je la copierai pour toi. Mais si je te rejoins à Brighton (quand ?), je t’apporterai plutôt le volume de Machiavel. Son histoire de Florence est un chef-d’œuvre. Enfin, 3° le système militaire asiatique, apparu d’abord chez les Perses et que l’on retrouve plus tard, sous des aspects très variés, chez les Mongols, les Turcs, etc…
Notes
1 Il s’agit de l’article d’Engels « Army » (l’Armée), paru dans la New American Encyclopedia.
2 Pécule du soldat du camp.
3 Ouvriers militaires.
4 Condottieri, chefs de mercenaires aux XIVe et XVe siècles en Italie. Plusieurs d’entre eux s’emparèrent du pouvoir et fondèrent une dynastie.
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