Rappel des faits La laïcité permet à toutes et tous de vivre libres et égaux. Mais, dans un contexte de repli identitaire, quel enseignement proposer ?
La formation du jugement par la raison et la culture commune
Paul Devin, président de l’Institut de recherche de la FSU
Jean-Michel Blanquer voudrait nous faire croire à une incurie de l’éducation à la laïcité et à sa détermination personnelle à transformer cette situation. Pour imposer l’urgence de cette volonté, voilà revenu le temps des descriptions dramatisantes d’une école en proie au fanatisme islamiste, dont Jean-Pierre Obin, chargé du dossier de la formation à la laïcité par le ministre, expliquait les raisons devant le Sénat, le 10 mars dernier : naïveté, lâcheté et complaisance idéologique. Les acteurs du service public d’éducation n’ont guère apprécié que leur engagement soit l’objet d’accusations si violentes car la réalité est tout autre.
Lire aussi : Comment enseigner la laïcité aujourd’hui ? #1
Les enseignantes et les enseignants, et avec eux l’ensemble des personnels, ne cessent d’œuvrer, au quotidien de leurs pratiques, pour lutter contre l’obscurantisme, les préjugés, les stéréotypes et pour convaincre des valeurs républicaines. Mais ils ne choisissent pas de le faire en assenant à leurs élèves une vérité dogmatique, en prescrivant leurs comportements ou en les sanctionnant par des mesures disciplinaires : ils optent pour une éducation patiente qui postule que les savoirs et la culture commune permettront à leurs élèves de fonder leurs jugements et leurs choix citoyens sur la raison et dans le respect des valeurs de la démocratie. Convaincus des vertus émancipatrices de l’école, ils en acceptent les lenteurs, les difficultés, parfois les échecs. Ils savent que la responsabilité du citoyen ne peut faire l’économie de la complexité d’une construction intellectuelle et culturelle.
Les injonctions ministérielles poussent à ce que la lutte contre les manquements à la laïcité prenne une place majeure aux dépens du débat et de l’argumentation.
Sans doute ont-ils besoin d’être davantage formés à l’ensemble des dimensions de la question laïque, qu’elles soient historiques, philosophiques, sociologiques ou juridiques. Mais le paradoxe est que, disant vouloir mieux former les enseignantes et les enseignants, le ministère met fin aux activités de l’institution la plus active dans ce domaine : l’Observatoire de la laïcité. C’est qu’il ne s’agit sans doute pas tant de mieux former que de s’assurer de contenus conformes à l’idéologie ministérielle et gouvernementale. Car, obsédées par les prétendus risques du séparatisme, les injonctions ministérielles poussent à ce que la lutte contre les manquements à la laïcité prenne une place majeure aux dépens du débat et de l’argumentation.
En agissant ainsi, elles incitent à ce que l’affirmation de l’unité de la République submerge la réalité de la diversité des cultures en prenant le risque de la stigmatisation et du rejet. Faisant un tel choix, le ministère n’hésite plus à concevoir une campagne de publicité qui assigne une religion à des origines signifiées par un prénom ! L’enseignement de la laïcité doit tout d’abord affirmer le principe premier de la loi de 1905 : la République assure la liberté de conscience. Depuis la Déclaration de 1789, nous affirmons que les citoyennes et les citoyens ne peuvent être inquiétés pour leurs opinions, y compris religieuses. Mais affirmer ce droit, c’est admettre qu’il puisse nécessiter des contraintes, celle par exemple de la neutralité du service public, neutralité nécessaire pour garantir l’égalité de toutes et de tous.
Pour que les élèves puissent comprendre cela, nous devons faire le choix de l’argumentation et du débat, plutôt que celui de la lutte contre les manquements. Former à la laïcité, c’est considérer que l’exigence de soumission aux règles ne peut pas prendre le pas sur la compréhension des finalités de concorde et de tolérance du principe laïc. Former à la laïcité, c’est former aux exigences d’une dialectique qui admet la diversité des cultures tout en favorisant l’adhésion partagée aux valeurs de la République.
C’est pourquoi, plutôt que de hurler avec les loups, nous devons faire le choix du primat de l’éducation, celui de la formation du jugement par la raison et la culture commune, condition d’un exercice libre et responsable de la citoyenneté.
Les programmes doivent être élaborés démocratiquement
Texte collectif
Depuis les attentats islamistes de 2015, et plus encore après l’assassinat de Samuel Paty par un terroriste islamiste, il y a un an, l’enseignement de la laïcité apparaît à la fois comme une urgence et comme un défi. L’injonction à « enseigner la laïcité » est contredite par les politiques éducatives menées par Blanquer et Macron, qui font la part belle à l’enseignement privé, qui cherchent brutalement à transformer les enseignants en exécutants et font ainsi obstacle à la construction de l’esprit critique, et qui renoncent à l’ambition d’une école commune à toutes les classes sociales. La laïcité n’est pas un objet d’enseignement parmi d’autres. Pour enseigner la laïcité, il faut la mettre en pratique, et cela engage un projet pour l’éducation : celui d’une école commune qui permette à tous les élèves de s’approprier des savoirs pour comprendre le monde dans lequel ils vivent et le transformer.
Un projet pour l’éducation : celui d’une école commune qui permette à tous les élèves de s’approprier des savoirs pour comprendre le monde dans lequel ils vivent et le transformer.
L’enseignement de la laïcité n’a donc rien à voir avec l’imposition de valeurs ou de principes, fussent-ils républicains. Il s’agit au contraire d’enseigner le processus historique dans lequel la laïcité s’est construite, de donner à comprendre les débats qu’elle a suscités, sa portée et ses enjeux, pour construire ensemble des valeurs et des principes partagés. Les perspectives disciplinaires, en histoire mais aussi en sciences économiques et sociales, en français, en philosophie ou en éducation physique et sportive, par exemple, sont à ce titre bien plus éclairantes qu’un enseignement dédié qui risquerait de tourner au catéchisme républicain. Encore faudrait-il avoir le temps de les développer : les politiques de réduction du temps scolaire menées depuis plus de dix ans, avec le passage à la semaine de 26 heures au collège ou la réduction des horaires de français et d’histoire à 1 h 30 hebdomadaire en lycée professionnel, rendent un tel enseignement de plus en plus difficile.
Tous les élèves sont capables de réflexion et d’échanges argumentés, mais ils ne le sont pas à n’importe quelles conditions. Pour que tous les élèves puissent s’approprier la culture scolaire, la faire dialoguer avec leur culture familiale et avec celle des autres, accéder à la réflexion critique et se construire comme personnes libres dans le collectif, la question du temps est essentielle : c’est pourquoi le PCF propose de revenir à une semaine de 27 heures de classe en primaire et d’arriver progressivement à 32 heures hebdomadaires dans le secondaire. Donner du temps est nécessaire, mais ne suffit pas.
L’enseignement ne peut pas être émancipateur si les enseignantes et les enseignants ne sont pas en position de maîtriser leur métier.
L’enseignement ne peut pas être émancipateur si les enseignantes et les enseignants ne sont pas en position de maîtriser leur métier : les contenus qu’ils enseignent, les origines des difficultés des élèves, leurs propres pratiques d’enseignement. Cela implique de reconstruire une formation initiale et continue de haut niveau, mais aussi de rompre avec les politiques qui transforment les chefs d’établissement et les cadres de l’éducation nationale en managers. Pour enseigner les sujets qui font débat dans la société, les enseignantes et les enseignants ont besoin de pouvoir s’appuyer sur un collectif à la fois cohérent et démocratique.
Surtout, l’émancipation de nos élèves suppose un enseignement laïque, protégé de tous les dogmes, qu’ils soient religieux, politiques ou économiques. Il est dangereux qu’une conception de la laïcité très contestée par les spécialistes de la question soit imposée dans l’institution scolaire parce qu’un ministre en a décidé ainsi. Il est tout aussi dangereux que des lobbies patronaux, relayés par certains économistes, influencent les programmes de sciences économiques et sociales en faisant des postulats et des résultats de l’économie néoclassique une vérité révélée.
Pour éviter l’instrumentalisation des programmes au gré des alternances politiques, ils doivent être élaborés démocratiquement par les enseignantes et enseignants, les chercheuses et les chercheurs, en y associant l’ensemble des acteurs de l’éducation, de la vie culturelle, économique et sociale.
Signataires : Sébastien Laborde, Christiane Le Pennec, Erwan Lehoux, Marine Roussillon, Patrick Singéry, membres du réseau école PCF.
La distinction du privé et du public est capitale
Henri Pena-Ruiz, philosophe
D’abord une explication du mot. La laïcité, c’est l’indépendance des lois communes par rapport à toute religion, garantie par la séparation. « L’État chez lui, l’Église chez elle » : la formule célèbre de Victor Hugo, poète croyant, dit l’essentiel, comme l’a rappelé l’historien Jean-Paul Scot. Un peu d’étymologie. Le mot laïcité vient du grec laos, qui désigne l’ensemble du peuple, sans distinction ni domination.
La Révolution française, en abolissant les privilèges et en faisant de la souveraineté populaire le fondement de la souveraineté nationale, a promu l’émancipation individuelle et collective sur le plan juridique. Les lois communes sont désormais fondées sur les droits de l’être humain, et c’est tout le peuple qui se les donne à lui-même.
La laïcité impulse l’émancipation de la vie spirituelle, la façon de s’accomplir, et finalement la construction de soi, désormais délivrées de toute mise en tutelle.
Dans la foulée d’une telle refondation de la nation, la laïcité se définit par le triptyque qui réunit la liberté de conscience, l’égalité de droits, et l’intérêt général comme raison d’être de l’action publique. La séparation laïque n’est donc hostile ni aux religions ni à l’humanisme athée ou agnostique, qui sont des options spirituelles libres mais particulières en ce sens qu’elles n’engagent qu’une partie des citoyens et citoyennes. La laïcité impulse l’émancipation de la vie spirituelle, la façon de s’accomplir, et finalement la construction de soi, désormais délivrées de toute mise en tutelle. Elle est donc bonne pour toutes les personnes. Cet universalisme du souci de liberté en fait un authentique levier d’émancipation et de promotion du bien commun à tous.
La mise en œuvre de l’idéal laïque est exigeante, car elle se heurte à des résistances. Aux clergés crispés sur leurs privilèges, et aux traditionalistes attachés à leurs dominations, elle oppose sa logique émancipatrice. Quant aux responsables de l’action publique, elle leur impose une véritable déontologie, c’est-à-dire des règles qui assurent le respect de tous les citoyens et montrent l’exemple. La neutralité laïque interdit à un élu de privilégier une conviction spirituelle dans l’exercice de ses fonctions, par exemple en consacrant des deniers publics à la religion, ou à l’athéisme.
L’argent public, venu de tous, doit profiter à tous. Pas de clientélisme électoral, qui lèse le bien public. La chose est limpide et simple. Cette déontologie en actes fait de tout élu un instituteur de la laïcité. C’est dire qu’il doit réserver à sa sphère privée la manifestation de sa propre conviction spirituelle. Il en va de même pour les enseignants de l’école publique, qui assurent la promotion de l’autonomie de jugement de leurs élèves en évitant tout prosélytisme.
Une boussole essentielle pour les citoyens comme pour les élus et les enseignants.
Le sens de l’intérêt général interdit tout privilège public de la religion comme de l’humanisme athée. En France, selon un sondage Ipsos récent, les athées, qui ne croient pas en Dieu, et les agnostiques, qui ne s’en soucient pas, sont aujourd’hui majoritaires. Mais pas plus qu’aux fidèles des religions, cela ne doit leur donner de privilèges. « L’égale liberté et l’égal traitement des options spirituelles » déploient le principe républicain d’égalité. Voilà une boussole essentielle pour les citoyens comme pour les élus et les enseignants. La distinction de ce qui est privé et de ce qui est public est ici capitale.
Pour expliquer pleinement la laïcité, il faut en montrer l’enjeu pour la paix et l’émancipation. Il ne s’agit pas de nier les différences, mais de faire en sorte que leur expression ne compromette pas le cadre commun qui assure leur coexistence. Une exigence qui vaut au regard de toutes les religions. Rien de compliqué à cela, et nul besoin d’adjectif pour le mot laïcité. La vouloir « ouverte », c’est insinuer qu’en elle-même elle serait fermée. Une calomnie commune aux adversaires de la laïcité, nostalgiques des privilèges perdus de la religion et bien souvent des traditions rétrogrades sacralisées par elle.
Le machisme patriarcal, la domination des femmes, la persécution des homosexuels et des athées, la réduction du sexe à la procréation, l’intolérance et le fanatisme mortifères, entre autres, sont dans toutes les mémoires. Des choses à rappeler, afin de montrer à quoi la laïcité et l’idéal humain qui la fondent nous permettent d’échapper.
Henri Pena-Ruiz est notamment l’auteur du Dictionnaire amoureux de la laïcité (Plon, 2014)